Entretien avec Yasmine Modestine
par le Groupe de recherche Achac
Formée au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, Yasmine Modestine est actrice, chanteuse, auteure de pièces de théâtre et de chansons. Elle partage sa carrière entre musique, théâtre, télévision, cinéma et radio. En 2015, elle publie l’essai Dommage que tu ne sois pas plus noire (Éditions Max Milo), dans lequel elle s’interroge sur son propre parcours professionnel de comédienne et sur la façon dont elle a été réduite à son métissage. En 2020, elle publie Noires mais blanches, blanches mais noires. Les figures féminines noires ou métisses au théâtre de Cléopâtre à Ourika (L’Harmattan), ouvrage dont elle nous décrit la genèse, les contours et les enjeux dans cet entretien.
Vous racontez les stigmates et les fantasmes dont les métisses ont été la cible au cours des siècles et au gré des différentes conquêtes coloniales. Que recouvre aujourd’hui, selon vous, la figure de la métisse dans l’imaginaire occidental ?
La métisse est cet entre-deux qui trouble les mondes esclavagiste et colonial. Bien que l’enfant née d’une mère esclave soit d’emblée esclave, ce n’est jamais aussi simple. Dans les Amériques esclavagistes, des métisses libres avaient elles-mêmes été des esclaves. Les métisses étaient utilisées par les blancs contre les noires. Chaque nuance de couleur de peau était répertoriée, vous imaginez l’atmosphère putride dans les colonies… La colère que pouvaient ressentir les plus foncées envers les plus claires, le rejet des plus claires envers les plus foncées, et la haine des femmes blanches envers les métisses dont les maîtres abusaient. On lit parfois qu’elles étaient les « maîtresses » des blancs, mais en réalité elles n’avaient aucun choix. Le terme « maîtresse » est doublement impropre dans un contexte de domination blanche. Je parle de ces époques davantage dans mon premier livre Quel Dommage que tu ne sois pas plus noire (Éditions Max Milo, 2015).
Dans mon dernier ouvrage, je me concentre sur les personnages de théâtre. Effectivement, le personnage de la métisse est bien souvent blanchi dans ses représentations, comme la Cléopâtre de Shakespeare ou l’adaptation à la scène de la nouvelle Ourika (1823) de Claire de Duras, petite fille sénégalaise élevée dans l’aristocratie, qui est métisse culturelle. De même, je m’intéresse aux personnages de femmes noires, comme Imoinda dans le roman d’Aphra Behn, qui de noire devient blanche sous la plume de l'auteur de théâtre Thomas Southerne !
Dans les écritures, la métisse passe souvent pour blanche comme dans La Dame au Camelia d’Alexandre Dumas fils (1848), qui en fait une prostituée, l’impureté étant la marque de la métisse et cela fascinait les romantiques. De manière générale, l’amour est interdit entre les noirs et les blancs (le Code noir et des ordonnances successives interdisent ces mariages) et une femme métisse ne peut finir qu’au couvent pour le meilleur, comme la religieuse de Moret que l’on pense être la fille de Louis XIV ou de la Reine.
Au théâtre, elle meurt la plupart du temps ou est envoyée dans le pays où elle est née mais qu’elle ne connaît pas. Pour Cléopâtre de Shakespeare, c’est très intéressant de savoir qu’en fait, c’est une des rares œuvres du Barde qui n’ait pas été jouée de son vivant et qui le fut très peu jusqu’à nos jours. Cléopâtre dit qu’elle est noire à cause des amoureux pincements du soleil et qu’à cause de cela, Antoine ne l’aimera pas. Le racisme de la société romaine l’a fait douter. C’est une erreur d’en faire une Reine capricieuse. Michel Bouquet voulait que je la joue, que je joue sa grande souffrance. À la place, des élèves au Conservatoire m’ont proposé de faire l’esclave, muette. Nous sommes en Égypte, avec deux temporalités : une temporalité pharaonique et une temporalité contemporaine de Shakespeare, où les femmes se blanchissent la peau à la céruse, mélange de plomb et de vinaigre ! Cléopâtre, elle, ne se cache pas du soleil. C’est son dieu, qu’elle dit « amoureux ».
On observe deux terreurs : celle des Romains et celle des Anglais envers le monde égyptien devenu musulman. Ra face à Jupiter, l’anglicanisme face à l’islam. La religion est race. Cléopâtre représente le danger de l’impureté pour Rome, l’hypersexualité qui se rapproche de la prostitution. Il y a la crainte d’être absorbé par l’« Autre ». « To go native » : Antoine s’égyptianise et se féminise, et cela lui est vivement reproché. En fait, c’est tout ce que Zemmour craint aujourd’hui. Comme quoi, le théâtre résonne.
Vous analysez en détail le processus historique d’invisibilisation ou de « décoloration » des figures féminines noires et métisses dans l’espace théâtral, alors même que de nombreux classiques mettent en scène des héroïnes à la peau sombre telles que Cléopâtre ou Andromède. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
En fait, Andromède est déjà blanchie par Corneille dès son écriture, qui se justifie avec une mauvaise foi typique dans ce qu’il appelle son « argument ». Il sait qu’on va le lui reprocher. Il a déjà eu des reproches en crédibilité avec Le Cid et comme en plus il s’appuie sur Virgile, pour lequel la peau d’Andromède est noire, il se contorsionne au point de blanchir les Éthiopiens. Andromède est une princesse éthiopienne, qu’à cela ne tienne, tous les Éthiopiens seront blancs ! La cause est toujours la même : il est impossible pour Corneille que Persée soit amoureux d’une femme noire. Corneille s’identifie de plus à Persée et dédie la pièce à une femme dont on devine qu’il est épris. Il faut faire disparaître la femme noire, cause de troubles trop grands pour le monde blanc. La femme blanche est garante de la lignée, prisonnière mais complice du monde colonial. La femme noire compromet la lignée, la race.
Pensez-vous que le théâtre et le cinéma sont encore aujourd’hui durablement dominés par un idéal de blancheur ou percevez-vous des évolutions à cet égard ? Si oui, lesquelles sont les plus significatives selon vous ?
Il y a des changements significatifs au théâtre, une présence plus grande de candidates racisées aux concours des grandes écoles sur les scènes de théâtre. Cela dit, Cléopâtre va être jouée prochainement et c’est encore une comédienne blanche qui l’interprète, même si la distribution est mélangée. Voir Sophie Okonedo, actrice anglaise métisse, dans Cléopâtre au National Theatre face à Antoine Ralph Fiennes, m’a fait beaucoup de bien. Il y a une grande ignorance de Shakespeare en France et encore trop peu d’actrices métisses obtiennent les premiers rôles. Quant au cinéma et à la télévision, c’est lamentable. Je ne vois rien. Des miettes. Pas de grands rôles pour les femmes noires, ou très peu. Rien pour les métisses. Parce que lorsque l’on veut des noires, elles ne le sont pas assez.
Vous racontez comment les métisses sont, en définitif, toujours ballottées entre plusieurs identités. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette situation de « transfuge » permanent ?
C’est le regard des autres qui assigne les métisses à cette position instable. Être métisse en soi, c’est très bien tout comme être blanche ou noire ou verte ou rouge. Théâtralement, dans les exemples que je traite, le monde colonial n’accepte pas cette idée, de peur de devenir mélangé, de se perdre identitairement. Quand on a fondé son identité sur un mythe de soi, l’invention de « la race blanche » – j’emploie race en anglais –, on risque un effondrement psychique face au réel. C’est ce à quoi nous sommes aujourd’hui confrontés. Ce que je trouve intéressant, c’est de voir à quel moment cela s’est construit et cristallisé. Et le théâtre est un témoin majeur. Il y a bien des rôles de femmes noires et métisses, mais ils furent effacés, comme on efface les traces de ceux et celles qui déplaisent, comme les Pharaons effacèrent la reine Hacheptsout. La grande punition, c’est d’être rayé de l’histoire, ce qui permet au dominant de dire sans scrupules que les noir.e.s ne sont pas entré.e.s dans l’histoire.
Quel regard portez-vous sur le mouvement Black Lives Matter ? Croyez-vous que ce mouvement puisse contribuer à « libérer les identités incarcérées dans la prison d’une couleur de peau », pour reprendre la formule de Lionel Zinsou ?
Ce mouvement est extraordinaire. Tout comme le #metoo vient d’une femme noire, les femmes dans Black Lives Matter sont au premier rang. J’ai été invitée en Floride, juste après l’assassinat de Trayvon Martin. J’ai refusé d’y aller. J’avais le sentiment de ne pas assez faire de mon côté, mais ça, je pouvais le faire. Ça m’était de toute façon insoutenable de donner de l’argent à cet État qui prônait le stand your ground et considérait légitime de tuer un jeune de 15 ans simplement parce qu’un policier avait eu peur par préjugé. Black Lives Matter est un mouvement fort et solide, qui ne lâche pas malgré des meurtres répétés, des intimidations, d’une population raciste qui, en toute perversité, rétorque « all lives matter ». Le geste du footballeur Colin Kaepernick était fort, et demande un immense courage. La parole de l’acteur Jesse Williams, celle de l’actrice Viola Spolin aux États-Unis, les acteurs Lenny Henry et David Harewood en Angleterre, l’intervention d’Aïssa Maïga aux derniers Césars en France, le film « Ouvrir la voix » d’Amandine Gay (2017), le travail de l’association Décoloniser les arts, celui de Sylvie Chalaye – pour n’en citer que quelqu’un.e.s – sont fondamentaux, et oui bien sûr Black Lives Matter travaille à libérer les identités incarcérées dans une couleur de peau fantasmée. Je parle du milieu des acteurs-trices essentiellement puisque c’est ce que je connais et ce sur quoi j’écris.