Africana.
Figures de femmes et formes de pouvoir
Par Emilien Sermier
Christine Le Quellec Cottier et Valérie Cossy codirigent l’ouvrage Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir (Classiques Garnier, 2022), retraçant les trajectoires de femmes africaine ou afro-descendantes ayant marqué leur temps. Émilien Sermier, spécialiste des romans modernistes du début du XXe siècle et maître-assistant à la faculté des lettres de l’Université de Lausanne, en fait ici le compte-rendu. Il y développe les apports de l’ouvrage, qui se distingue des autres productions au sujet des femmes noires en s’appuyant sur des écrits de fiction, tout en mettant en exergue les structures sociales dans lesquelles s’inscrivent les personnages. Avec ces récits qui illustrent une diversité et une richesse de profils, Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir s’affirme dans une démarche d’empowerment des femmes, évitant de reproduire les schémas classiques européo-centrés et androcentrés. De nombreux thèmes y sont abordés, y compris la pluralité de féminismes et les questions LGBT. L’ouvrage a ainsi vocation à sensibiliser les lecteurs sur ces enjeux et donner des clés de compréhension quant à la multiplicité des questionnements relatifs à l’identité des femmes noires.
Africana : cette notion inclusive, qui rassemble pour Souleymane Bachir Diagne des africanités à la fois continentales et diasporiques, ne laisse-t-elle pas aussi entendre une africanité au féminin ? C’est ainsi, du moins, qu’elle résonne sur la couverture de l’imposant volume collectif dirigé par Christine Le Quellec Cottier et Valérie Cossy, paru chez Classiques Garnier en mai 2022 : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir.
Ce livre met à l’honneur toute une série de voix féminines, telles qu’elles se manifestent chez des écrivaines subsahariennes ou afro-descendantes. Il faut donc saluer d’emblée ce travail de grande envergure, tant les littératures secondaires restent assez maigres sur ce sujet. Et pourtant : depuis les années 1980, dans le sillage des prises de parole romanesque de Thérèse Kuoh-Moukoury (Rencontres essentielles, 1969) et de Mariama Bâ (Une si longue lettre, 1979), les œuvres des romancières africaines se sont multipliées, touchant un lectorat de plus en plus large et remportant plusieurs prix d’importance. Naguère, Jean-Marie Volet avait d’ailleurs immédiatement repéré cette littérature effervescente dans La Parole aux Africaines (1993) ; mais ce chercheur suisse travaillant en Australie restait alors assez isolé. En 2022, Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir montre que désormais les chercheuses et les chercheurs sont nombreux (une trentaine, ici) et issus de différents continents.
Au-delà des approches « européo-centrées » et « androcentrées », comme l’indique Valérie Cossy, ce livre offre un panorama des plus riches. De fait, il mêle articles universitaires et entretiens littéraires (avec Calixthe Beyala, Bessora, Véronique Tadjo et Djaïli Amadou Amal) tout en adoptant une perspective multimédiale : si les contributions font la part belle aux romans (de Fatou Diome à Nicole Cage-Florentiny en passant par Nammwali Serpell), elles prennent aussi en compte des figures historiques (telle la Vénus hottentote), les bandes dessinées de Mendy, les films de Sembène Ousmane ou le rap de Catherine Saint Jude.
Toutes ces œuvres témoignent ainsi des pouvoirs de la fiction et des ruses énonciatives aptes à subvertir, contrarier, dénoncer des « structures sociales aliénantes », patriarcales et (néo)coloniales. Les représentations des figures féminines sont dès lors réinvesties ; et l’un des intérêts d’Africana est de montrer combien les fictions, loin de se replier sur l’intériorité des héroïnes de manière traditionnelle, les représentent dans leurs rapports actifs et souvent conflictuels au monde, à l’environnement, à l’Histoire, aux normes, au langage. Plusieurs articles insistent d’ailleurs sur l’importance du « corps », au centre de toutes les épreuves et émancipations.
La formule de « femmes puissantes » – empruntée à Marie NDiaye – est récurrente sous la plume des critiques : elle dit bien la situation de femmes qui, souvent encore « victimes », refusent d’être « réifiées » (comme le note Koutchoukalo Tchassim) et trouvent des stratégies résistantes pour négocier leurs places, affirmer leurs singularités, imposer leurs désirs.
Tout du long, les articles démontrent que c’est un « féminisme au pluriel » qu’illustrent les récits étudiés. Si certains romans (ceux de Miano ou de Tadjo) multiplient les points de vue, quelques écrivaines n’hésitent pas à défendre, dans une visée décoloniale, des afro-féminismes différents de ceux promus en Occident – on retiendra le terme de « féminitude » forgé par Calixthe Beyala, en écho à la « négritude ». L’introduction d’Africana indique aussi que les imaginaires genrés et les places faites aux communautés LGBT peuvent varier, notamment d’un continent à l’autre. Loin de tout essentialisme, ce volume propose ainsi des lectures géo-sociologiques toujours exigeantes.
Africana a donc une fonction de réparation et de valorisation. Mais ce livre invite aussi à la vigilance. Car loin de muséifier ce nouveau matrimoine littéraire, il nous tient en état d’alerte. L’article conclusif de Christine Le Quellec revient par exemple sur le « processus néo-colonial » qui a insidieusement marqué en 2017 l’« adaptation » du roman Munyal, les larmes de la patience de Djaïli A. Amal, transformé selon des critères « français » et renommé (Les Impatientes) par un éditeur parisien avant d’être primé.
Plus largement, Véronique Tadjo rappelle dans son entretien l’importance de combattre « les anciens réflexes qui reviennent très rapidement » : « même lorsqu’on a acquis une certaine autonomie, une situation imprévue peut faire basculer les choses rapidement ». Politique à sa façon, Africana se fait ainsi la chambre d’échos de multiples voix à la fois inquiètes et fortes – et dont les luttes pour l’empowerment continuent, avec une intensité renouvelée en 2022, d’être impérieuses.