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Alors que nous écrivions tous les trois Les Années 50. Et si la guerre Froide recommençait ? — ouvrage illustré publié début avril 2018 par les éditions de La Martinière —, une des 250 images du livre faisait débat et attirait notre attention : Reggane 1960. Dans le désert algérien, ce lieu fut celui des premiers essais nucléaires français. Nous avions choisi cette photographie pour illustrer un des symboles de la Guerre froide qui montre des mannequins installés par l’armée française pour tester le souffle de l’explosion. Mais cette image, telle une fake news des temps modernes, est aussi devenue l’icône d’un crime de la France : celui de l’impact de ces essais sur les populations civiles, sur les militaires français mais aussi, selon certains, « la preuve » que la France aurait exposé, non des mannequins, mais des prisonniers de guerre du FLN pour tester les radiations nucléaires.
Une petite enquête commençait, en parallèle du livre, stimulée également par une conversation de l’un d’entre nous avec le réalisateur Rachid Bouchareb, intéressé par la question.
Sur cette photographie, on découvre une douzaine de mannequins en uniformes militaires — très disparates et peu réglementaires — plantés dans le désert algérien. Nous constatons rapidement que nous l’avons mal datée, comme appartenant au deuxième essai français du 1er avril 1960 (erreur de source accompagnant ce document), celui dit de la Gerboise blanche, alors qu’il s’agit du troisième essai, du 27 décembre 1960. Ce que viennent confirmer films et autres images d’archives que nous avons retrouvés depuis.
Cette photographie se trouve depuis de nombreuses années au cœur d’accusations lancées contre les autorités françaises par des représentants d’institutions algériennes (Entre autres l’ancien ministre des Moudjahidines, Mohamed Chérif Abbas et plusieurs historiens et scientifiques comme M. Amar Mansouri, chercheur à l’Institut d’études nucléaires d’Alger, ou Abdelmadjid Chikhi, directeur des archives nationales) qui demandent la reconnaissance de faits graves qui relèvent de « crimes contre l’humanité ». Elle est en effet souvent utilisée, principalement sur internet, afin de dénoncer de présumées expériences réalisées sur quelque 150 prisonniers de guerre algériens du FLN qui auraient servi de « cobayes », déguisés pour certains en mannequins-soldats et ligotés à des poteaux à environ 1 km de l’épicentre, afin de renseigner les scientifiques militaires sur les effets des radiations. Les restes vivants auraient été transférés en France pour de plus amples recherches...
Entre autres l’ancien ministre des Moudjahidines, Mohamed Chérif Abbas et plusieurs historiens et scientifiques comme M. Amar Mansouri, chercheur à l’Institut d’études nucléaires d’Alger, ou Abdelmadjid Chikhi, directeur des archives nationales.
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Explosion de la 3e bombe A française à Reggane en décembre 1960 [Opération Gerboise rouge, mannequins], film d’actualité Pathé Gaumont du 4 janvier 1961, Réf. 6101EJ 57247, capture d’écran © Pathé Gaumont
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Les premiers essais atmosphériques français
Il faut, pour bien comprendre, revenir aux premiers temps de l’ère nucléaire. Trinity est le premier tir d'une arme nucléaire réalisé sur le champ de tir d'Alamogordo (Nouveau-Mexique) par les forces armées des États-Unis, le 16 juillet 1945, dans le cadre du projet Manhattan. En 1949, l’URSS effectue son premier tir atomique, suivie du Royaume-Uni en 1952. En 1958, le Général de Gaulle confirme à son arrivée l’ordre d’expérimenter l’arme nucléaire et accélère les préparatifs (ce qu’avaient déjà initié ses prédécesseurs deux ans plus tôt) et le ministère de la Défense crée une commission consultative de sécurité chargée d'étudier les problèmes relatifs aux essais nucléaires. La machine est en marche...
Le Groupement opérationnel des expérimentations nucléaires (GOEN) définit l’année suivante des zones de sécurité. Les théories militaires contemporaines du Pacte de Varsovie envisagent la possibilité de manœuvres et d’affrontements avec l’ennemi dans des zones contaminées par la radioactivité à la suite de déflagrations. À la traîne par rapport aux autres grandes puissances, l’armée française doit sans aucun doute dans cette période se préparer à de telles perspectives.
Le Centre saharien d’expérimentations militaires (CSEM) de Reggane commence à sortir du sable algérien à la fin de l’année 1957, en pleine Guerre d’Algérie, en réunissant plusieurs milliers de personnes civiles et militaires dans la région du Tanezrouft dans un vaste complexe situé à une quarantaine de kilomètres d’Hamoudia. Le tir du 13 février 1960 initie une série de quatre essais atmosphériques baptisés Gerboise bleue, blanche, rouge et verte, la gerboise étant un petit rongeur du désert. Ils s’étalent jusqu’au 25 avril 1961, quelques jours après le putsch des généraux à Alger.
Lancé du sommet d’une tour métallique, le premier tir dégage une énergie semblable à quatre fois celle d’Hiroshima (70 kilotonnes). On a installé du matériel militaire (avions, véhicules…) et aussi des animaux (lapins, chèvres, rats) répartis dans des cages autour du point zéro pour analyser les effets biologiques du rayonnement et procéder à des expérimentations ophtalmologiques. Chaque essai donne lieu à de nombreuses mesures destinées à connaître les conséquences de l’énergie dégagée : diagnostic nucléaire, photographies « ultrarapides », analyses radiochimiques réalisées sur des échantillons prélevés par des avions qui pénétraient dans le nuage radioactif. La zone connaît, en particulier dans la vallée du Touat, une population sédentaire et nomade. Beaucoup vont être contaminés par ces essais. Comme de nombreux militaires et techniciens français, la plupart en chemisettes et lunettes de soleil, ainsi que de nombreux travailleurs algériens, et une vingtaine de journalistes présents sur le site, tous largement exposés aux radiations.
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Explosion de la 3e bombe A française à Reggane le 27 décembre 1960 [Tour métallique abritant l’arme atomique, opération Gerboise rouge], film d’actualité Pathé Gaumont du 4 janvier 1961, Réf. 6101EJ 57247, capture d’écran © Pathé Gaumont
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Un rapport établi par le Sénat français daté de 2009 déclare que : « … les dispositions prises à l'époque n'ont pas suffi à empêcher l'exposition à des contaminations de personnes qui soit participaient directement aux expérimentations, soit se trouvaient dans les zones environnant les tirs. Ces mesures de sécurité n'ont, tout d'abord, pas empêché la survenue de trop nombreux incidents techniques lors de la préparation ou du déroulement des essais. » (Rapport n°18 (2009-2010), Marcel-Pierre Cléach, fait au nom de la commission des affaires étrangères, déposé le 7 octobre 2009). En gros, tout n’a pas été parfait. Selon les données de la Ligue algérienne des Droits de l’Homme, 24 000 civils et militaires ont été directement exposés. Un document déclassifié en 2013 et rendu public l’année suivante signale l’importance et la durée des retombées. Tous les indices vont dans le même sens, l’impact sur l’environnement et les populations locales a été majeur.
Le lendemain de la première explosion, le nuage radioactif atteint Tamanrasset et l’Afrique centrale puis remonte vers l'Afrique de l'Ouest pour atteindre Bamako. La polémique est forte, mais les médias français et les services concernés vont faire œuvre de contre-propagande. Deux semaines après, toujours chargé de radioactivité, il touche les côtes méditerranéennes de l'Espagne et la Sicile (Fabienne Le Moing, « Tribunal administratif : les conséquences des essais nucléaires en Algérie » [archive], France 3, 4 septembre 2014). Certains radioéléments éjectés par les explosions aériennes ont pu être inhalés par les populations malgré leur dilution dans l'atmosphère. Ces éléments radioactifs sont sans aucun doute à l'origine de cancers ou de maladies cardio-vasculaires (Brunot Barillot, « Le document choc sur la bombe A en Algérie », Le Parisien, 14 février 2014). Tout cela est aujourd’hui connu et avéré, mais il est nécessaire de pousser le récit jusqu’à cette célèbre photographie.
Bien moins puissant (4 kilotonnes), le second tir du 1er avril 1960 se déroule durant la visite officielle de Nikita Khrouchtchev en France (du 23 mars au 3 avril 1960), et les informations du journal d’actualité de Gaumont annoncent que « La France, de son côté, a voulu montrer, à Reggane, que son admission au club atomique n'était pas une question de pure forme. » Les appareils de déclenchement et de mesure sont installés dans une baraque et l'engin est posé sur une plate-forme au niveau du sol (pour tous les autres tests, il était placé dans un abri en haut d’une tour haute d’une centaine de mètres, puis ensuite une plus petite de cinquante mètres) (Pierre Billaud (Direction), La grande aventure du nucléaire militaire français. Des acteurs témoignent, Paris, L’Harmattan, 2016). L’explosion provoque une boule de feu d’un diamètre de plus de cent mètres pour une hauteur de 280 mètres au-dessus du sol.
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Lors du troisième essai atmosphérique, tiré le 27 décembre 1960, on place à nouveau plusieurs centaines d’animaux, du matériel militaire mais aussi des mannequins habillés d’uniformes (munis de capteurs à radiation selon certaines sources) à des distances diverses autour du point zéro situé à quinze kilomètres du site de commande. Les deux essais, à deux dates différentes, sont au cœur de l’erreur autour de la photographie, c’est pourquoi les faits sont importants.
Comme on peut le constater dans un journal d’actualité de l’époque (Journal d’actualité Gaumont de décembre 1960 (Référence 6101GJ 00006)) ces leurres soutenus par des barres de fer sont assurément faits de tissus et ne peuvent contenir des corps humains, morts ou vivants. Ce sont les mêmes mannequins que l’on retrouve sur la photographie que nous avons publiée dans notre livre (donc de décembre 1960) et qui illustre depuis les articles dénonçant l’utilisation de cobayes humains pour des tests de radioactivité... mais en plaçant les faits à avril 1960.
Mais l’image est forte, symbolique et elle renvoie à la violence de la Guerre d’Algérie et à ces années terribles. C’est pourquoi elle est régulièrement reprise. Désormais se met en place un récit sur l’utilisation de prisonniers algériens qui auraient été volontairement contaminés et cette image en devient le symbole, la preuve même, le plus évident au regard de sa forme et de ce qu’elle exprime de la violence d’une telle situation. Personne ne va vraiment chercher la réalité de son contexte, ni les autres images ou films concernant l’événement. Là commence l’amalgame. L’arrivée des mannequins que l’on constate sur d’autres clichés (Comme ce cliché des archives de l’Établissement de Communication et de Production Audiovisuelle de la Défense (Réf. : F 60-20 R651)) ne semble pas exister, personne n’a cherché ces images ou ne les a trouvées. Les archives filmées par Gaumont journal ou l’armée sont oubliées. Là aussi personne n’a fait l’enquête jusqu’au bout.
Dans la foulée du quatrième tir, l’opération Gerboise verte – un essai raté puisque sa puissance ne dépasse pas 1 kilotonne, alors qu’il était initialement estimé entre 6 et 18 kilotonnes – des « exercices tactiques en ambiance nucléaire » (Essais nucléaires : Gerboise verte, la bombe et le scoop qui font plouf... (actualisé-3) blog du journaliste Jean-Dominique Merchet , 16 février 2010 (mise à jour : 28 janvier 2015), Libération, secret défense) auront bien lieu. Des opérations qui impliquent une centaine de militaires : hélicoptères, blindés et fantassins munis d’équipements de protection partent en reconnaissance en milieu contaminé. Près de deux cent soldats sont impliqués après l’explosion dans des exercices qui les amènent durant plusieurs heures entre 650 et 300 mètres du point zéro. Seules des douches leur serviront d’outil de décontamination. Le rapport sur les essais nucléaires de l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologies de 2001 signale 42 contaminations de la peau parmi les personnels du champ de tir. Le scandale évident et connu est avant tout là, dans la contamination des soldats et des populations civiles environnantes lors de tous les essais, mais la polémique avec pour preuve cette image ne disparaît pas, bien au contraire, la fake news prend de l’importance, circule de site en site. On en vient à oublier le cœur du scandale et surtout on prend cette photographie pour une preuve, alors qu’une réelle enquête devrait être menée sur ces cobayes en pleine guerre d’Algérie.
Cette question est aujourd’hui d’autant plus importante, que début 2018, le Conseil constitutionnel français est revenu sur tous les traumatismes à l’encontre des populations civiles et il a décidé que les civils algériens ayant subi des dommages physiques du fait de violences liées au conflit pouvaient désormais prétendre à des pensions versées par la France. Le Conseil constitutionnel a censuré les mots « de nationalité française » qui réservaient jusqu'alors ces avantages aux seules victimes de l’hexagone, en invoquant le principe « d'égalité devant la loi » garanti par la Constitution. Désormais, Reggane peut s’inscrire dans un vaste questionnement sur les indemnisations possibles des populations touchées à l’époque. L’affaire est donc majeure et il faut reprendre l’enquête sur des faits prouvables et avérés.
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Explosion de la 3e bombe A française à Reggane [Opération Gerboise rouge, mannequins], film d’actualité Pathé Gaumont du 4 janvier 1961, Réf. 6101EJ 57247, capture d’écran © Pathé Gaumont
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D’où vient le mythe qui entoure cette photographie ?
C’est tout naturellement que les autorités françaises ont toujours contesté les effets seconds de Reggane : « Il n'y a jamais eu d'exposition délibérée des populations locales », assure, en 2007, Jean-François Bureau, le porte-parole du ministère de la Défense. Il s'agit, selon lui, d'une légende entretenue par la photo d'une dépouille irradiée exposée dans un musée d'Alger. « Seuls des cadavres ont été utilisés pour évaluer les effets de la bombe », ajoute-t-il. La polémique ne fait alors que s’étendre après une telle déclaration, et conforte en fait ceux qui pensent que la France a commis un crime à Reggane. Cette reconnaissance que des cadavres auraient été utilisés laisse sérieusement planer un doute. Et de quels cadavres s’agit-il ? Serait-ce une nouvelle preuve que des personnes vivantes auraient été exposées en décembre 1960 à Reggane ?
Rouvrir cette question, c’est aussi interroger aujourd’hui un secret d’État, autour du pacte noué entre Paris et Alger qui a permis à la France de poursuivre ses expérimentations après l'indépendance jusqu'au démantèlement du site en 1965. Il explique tout naturellement le silence du régime algérien (ou du moins les méandres complexes de l’écriture de l’histoire), qui, sous l'influence des militaires, a jusqu'à ces dernières années peu utilisé ces essais à des fins de propagande ou de critiques contre la France. Ce sont donc les associations de Droits de l’Homme qui se sont battues sur cette question et ont pris les « mannequins de Reggane » comme un totem de leur combat, certes juste au niveau de leur quête de savoir, mais fondé sur une image trompeuse.
De fait, de nombreuses études ces dernières années ont montré que les populations de Reggane et d’In Ekker à Tamanrasset souffrent encore des effets de ces essais qui ont coûté la vie à des milliers de personnes et engendré des maladies graves. À Reggane, où les essais ont été atmosphériques et ont couvert une vaste zone non protégée, l'exposition aux radiations ionisantes provoque plus de vingt types de cancer selon les médecins. À Reggane, avant les essais, on y cultivait des céréales et des dattes. On y trouvait des cheptels et des animaux. Tout cela a disparu.
Le fil de l’histoire allait rencontrer ce drame écologique majeur. On commence à évoquer désormais le témoignage d’un légionnaire qui aurait participé au regroupement de 150 prisonniers en mars 1960 — ce que reprend très vite la Ligue algérienne des Droits de l’Homme — fait rapporté par un héros de l’anticolonialisme : le cinéaste René Vautier. Inattaquable. En fait, René Vautier, qui montait alors son film Algérie en flammes, aurait été informé de cette histoire par un autre réalisateur : Karl Gass. Un témoignage de seconde main, jamais recoupé. Mais, pour beaucoup, on tiendrait là une preuve irréfutable.
Puis des photos sont publiées dans un dossier du Canard enchaîné. Des médecins légistes valident ces photographies. On commence à parler de beaucoup d’autres photographies, mais on ne les voit jamais. On parle de nombreux témoignages qui prouvent que les prisons auraient été vidées de 150 prisonniers par l’armée française, amenés sur le site de Reggane. Désormais, tout le monde ne voit plus des mannequins mais bien des corps humains enveloppés de vêtements. Il faut que cette photographie soit la preuve, qui manque, pour sensibiliser les opinions. En fait, on s’égare et l’enquête piétine.
Les témoins mélangent les dates et les preuves. Qu’importe que l’affaire des « 150 prisonniers » soit datée de mars-avril 1960 et que cette photographie date de décembre 1960, elle est devenue une icône, une preuve en image. Des témoins confirment les faits, comme Mostefa Khiati, médecin à l’hôpital d’El Harrach. Certains commencent à dénoncer les articles secrets des Accords d’Évian autour de ces essais, les négociations qui ont duré du 20 mai 1961 au 19 mars 1962, ne pouvant en aucun cas mettre en cause la responsabilité française. Le FLN a accepté alors que la France puisse utiliser des sites sahariens pour des essais nucléaires, chimiques et balistiques pendant cinq années supplémentaires. Il ne pouvait y avoir de mise en accusation des Français, hier comme aujourd’hui.
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Explosion de la 3e bombe A française à Reggane [Mannequins], film d’actualité Pathé Gaumont du 4 janvier 1961, Réf. 6101EJ 57247, capture d’écran © Pathé Gaumont
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En Algérie, l’avocate Fatima Ben Braham déclare : « L’étude iconographique, de certaines de ces photos, nous a permis de constater que la position des soi-disant mannequins ressemblait étrangement à des corps humains enveloppés de vêtements. A côté de cela, nombre d’Algériens détenus dans l’ouest du pays et condamnés à mort par les tribunaux spéciaux des forces armées [français] nous ont apporté des témoignages édifiants. Certains condamnés à mort n’ont pas été exécutés dans les prisons, mais ils avaient été transférés pour ne plus réapparaître. Ils avaient, selon eux, été livrés à l’armée. Après consultation des registres des exécutions judiciaires, il n’apparaît aucune trace de leur exécution et encore moins de leur libération. Le même sort a été réservé à d’autres personnes ayant été internées dans des camps de concentration. » mais ces témoignages ne sont pas publiés, ni vérifiables. L’avocate aurait retrouvé une scène des informations télévisées montrant un combattant mort sur une civière entièrement brûlé. Mais là aussi impossible de voir cette archive. De même, le documentariste Saïd Eulmi va dans le même sens. Le médecin Mostefa Khiati témoigne de nouveau : « Les corps de ces martyrs (...) ont été retrouvés durcis comme du plastique ».
Tout semble aller dans le même sens. Et pourtant il y a confusion des faits, des preuves et des dates. Le mélange est sur plusieurs strates désormais : il y a les faits — que s’est-il passé à Reggane en pleine Guerre d’Algérie, au cœur d’une violence alors sans limite ? —, il y a les témoignages et les preuves — impossibles d’en mesurer la pertinence —, et il y a cette photographie devenue « la preuve » d’une exaction. Bien sûr, cela ne veut pas dire que ce crime supposé n’a pas de fondement... mais cela veut dire qu’une photographie a une histoire et qu’elle ne peut servir de preuve sans être questionnée.
Cette image raconte en fait une autre histoire, celle de la France qui en Algérie pendant la guerre et après la guerre — avec au total onze essais qui se sont déroulés après l’Indépendance jusqu’en février 1966 — a testé sa bombe, en contaminant sans aucun doute des soldats français, des scientifiques, des milliers de civils. Un gouvernement qui a sans doute fait des tests sur des corps — vivants ou morts comme le reconnaît de manière imprudente Jean-François Bureau, en 2007, alors porte-parole du ministère de la Défense. Mais l’enquête ne fait que commencer.
Tout cela mérite donc une étude en profondeur désormais. La mauvaise utilisation de l’image impliquée peut nous empêcher de connaître la vérité. Une erreur devenue celle de notre temps, qui prétend sans preuve, qui affirme sans enquête, qui privilégie des « fake news » à un travail de fond. C’est le rôle des historiens et des journalistes de questionner les faits et les images pour traverser les apparences et de chercher à comprendre ce qui s’est vraiment passé à Reggane. En 1960. En plein Guerre froide. En pleine course atomique. Les images nous parlent d’histoire, elles peuvent faire l’histoire, mais comme les faits elles doivent être contextualisées, analysées et validées.
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Dix mois plus tôt, en février 1960, préparatifs de mannequins en vue de l’opération "Gerboise bleue" (Réf. : F 60-20 R651) © ECPAD/DR
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