Par Pascal Blanchard, historien, spécialiste du fait colonial, de l’histoire des immigrations et des présences diasporiques en France, chercheur au Laboratoire Communication et Politique (LCP-IRISSO, CNRS, Université Dauphine) et co-directeur du Groupe de recherche Achac. Il a co-publié Le Grand repli (La Découverte, 2015) et vient de co-diriger Vers la Guerre des identités ? (La Découverte). Il revient dans cette tribune sur le livre Le mouvement social (La Découverte, 2016), sous la direction de Sébastien Fleuriel et Manuel Schotté, qui retrace l’encadrement, les diversités d’emploi des sportifs de haut niveau et les luttes d’influence dans le processus de professionnalisation des disciplines sportives du XXe au XXIe siècle.
Ce livre propose de s’intéresser au passage entre amateurisme et professionnalisme, de se rendre compte des luttes qui opposent les partisans de l’un et de l’autre. Pourtant, on s’aperçoit que les catégories entre professionnels et amateurs ne sont pas aussi distinctes. La notion d’amateur renvoie à celui qui n’a jamais accepté de rémunération au cours de sa carrière. Utiliser la notion de professionnel induit une unité de situation. Or l’homogénéisation des cas est très discutable. Un professionnel peut être défini comme celui qui vit de son sport, qui possède une licence, qui possède un statut social ou bien qui se définit comme tel. Ainsi, cette notion est perméable et dépend des disciplines sportives, de la temporalité d’une carrière et des résultats d’un sportif dans les compétitions ou de sa prise en charge (ou non) par les autorités d’un pays ou un sponsor.
Si l’on prend l’exemple de la boxe anglaise, apparue en 1905 en France, les « professionnels » sont ceux qui combattent au moins une fois publiquement, moyennant rémunération. Malgré ce statut, l’analyse du métier de boxeur démontre son caractère peu professionnel. En effet, la majorité des boxeurs exerçaient parallèlement une autre activité. En cyclisme, le professionnel était celui qui touchait les gains attribués au vainqueur et signait un contrat avec une marque de cycle. Cependant, le fonctionnement du cyclisme permettait aussi à des amateurs de faire carrière sans être considérés comme professionnels. Depuis la fin du XIXe siècle, les instances autorisent le cycliste amateur à percevoir des gains ou des primes. Ainsi, les statuts d’amateurisme et de professionnalisme ne peuvent être mobilisés avec pertinence car il existe un trop grand nombre de statuts intermédiaires.
Au-delà, il convient de s’intéresser aux modes de rémunération des sportifs. Prenons le cas des pugilistes : les boxeurs s’entraînaient en collectif sous la coupe d’un manager et, en termes de rémunération, ils ne percevaient pas de salaire mais des primes suite à leur combat, s’ils gagnaient. Ces boxeurs cumulaient généralement deux emplois où la boxe apparaissait comme un travail d’appoint au vu de sa faible rémunération. En majorité, les conditions d’exercice du boxeur étaient précaires, seule une minorité de sportifs réussissait à vivre de ce métier.
Il s'agit également de se rendre compte de la diversité d'exercice et se focaliser sur les modes d'encadrement des travailleurs sportifs. Dans le sport automobile, de 1920 à 1930, certains pilotes s'engageaient pour le compte d’une entreprise comme salariés, d’autres couraient en tant qu’indépendants. Ils étaient alors propriétaires de leur voiture, conduisaient et recrutaient des auxiliaires, s’inscrivaient aux compétitions à leur compte, payant eux-mêmes leurs déplacements tandis que d’autres étaient sponsorisés par une marque qui faisait ainsi sa publicité. Ces diversités d’emploi induisaient une multitude d’encadrement et également différents modes de rémunération.
Dans le monde du football, l’exercice de ce métier en Angleterre et aux Pays de Galles (1945-1961) — selon Jimmy Gurthie, ancien international — s’apparente à un « système esclavagiste » via le système du « retenue transfert » et le « salaire maximal » pratiqués par les clubs. Le « retenue-transfert » permettait au club de décider si un joueur était transférable ou non. Le « salaire maximal » — aboli en 1961 — imposait une rémunération qu’aucun joueur ne pouvait dépasser (sauf avec les primes de matchs ou les matchs internationaux). L’encadrement des footballeurs était complété par des règles propres à chaque club, telles que l’interdiction de se rendre dans un bar ou encore d’aller danser la semaine. Le non-respect de ses règles pouvait entraîner l’exclusion du sportif. Les réglementations restrictives des clubs sur le papier n'étaient que rarement mises en pratique. Globalement, les joueurs jouissaient d'une certaine liberté et de situation avantageuse en comparaison avec les autres corps de métier.
L'objectif est de s'intéresser aux luttes relatives des modes d'encadrement des sportifs qui ont mis en évidence le rôle décisif des fédérations nationales et internationales dans la définition des conditions d'exercice. Ce dossier ne se cantonne pas aux instances sportives mais élargit le spectre des acteurs impliqués dans la définition des conditions d'emploi en soulignant le rôle des investisseurs privés, des services d'État, des divers groupes d'intérêt et des syndicats de joueurs.
La presse et les investisseurs privés joueront un rôle de première place dans l’émergence des sports de compétition notamment dans le développement des courses automobiles. En effet, ce sont les industriels qui organisent et financent les premières courses. Les investisseurs privés financeront les équipes, les athlètes à court ou moyen terme dans une optique économique. Les sportifs ont été complétement exclus des instances décisionnelles de leur sport dans un premier temps. Mais, progressivement, ils investissent le champ décisionnel de leurs disciplines sportives. Les anciennes gloires, tels Daniel Dousset (ancien coureur de vitesse sur piste) et Roger Piel (ancien pistard), structurent progressivement les échanges économiques et tissent des relations avec les organisateurs au point de doubler les directeurs sportifs des équipes de 1950 à 1970.
L’URSS, au lendemain de la guerre, tente de réformer le système de rémunération de ses sportifs peu conforme avec les règlements internationaux. Ainsi, un grand nombre de réformes sociales économiques voit le jour. Des bourses sont délivrées pour lutter contre les excès. Des directives déterminent les montants et homogénéisent les revenus entre les différents sports, bouleversant les lignes de rupture habituelle entre amateurs et professionnels. Elles témoignent aussi d’une prise en main affirmée de l’administration centrale sur le mouvement sportif.
En France, malgré plusieurs tentatives, l’harmonisation des règlements entre branche sportive n’est que récente. C’est en 2005 seulement, qu’apparaît la Convention collective nationale du sport (CCNS) sous l'impulsion du ministère du Travail. De fait, la CCNS a permis aux différents acteurs du monde sportif de se constituer en branche professionnelle pour encadrer et renforcer les règles de travail du secteur.
À travers ces multiples exemples, l’histoire du sport amateur montre, qu’avec le temps, les lignes de fracture ont évolué pour, aujourd’hui, perdre dans de nombreux sports (football, rugby, boxe…) les coupures classiques entre amateurs et professionnels. La participation aux Jeux olympiques est la démonstration la plus évidente que ce qui faisait l’identité d’un amateur, aux origines du mouvement sportif, n’a plus guère de sens aujourd’hui. Seuls les sports à la marge, peu médiatisés, sont encore inscrits dans cette dichotomie entre travail rémunéré et passion amateur.
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