Françoise Vergès est titulaire de la Chaire « Global South(s) » au Collège d’études mondiales, FMSH à Paris. Elle a publié plusieurs ouvrages en français et anglais, seule ou collectivement, dont Nègre je suis, Nègre, je serai. Entretiens avec Aimé Césaire (Albin Michel, 2005) et L’homme prédateur. Ce que nous enseigne l’esclavage sur notre temps (Albin Michel, 2011). Dans cette tribune, elle propose une dénationalisation et une décolonisation des savoirs en lien avec une commémoration plus vivante du 10 mai.
Depuis 2006, le 10 mai est « Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions » ; c’était la date proposée par le Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage pour répondre à l’article 4 de la loi Taubira qui demandait que : « En France métropolitaine, la date de la commémoration annuelle de l'abolition de l'esclavage est fixée par le Gouvernement après la consultation la plus large. »
Dès sa conception, puis dans sa mise en œuvre, cette journée s’est heurtée à plusieurs obstacles. J’en cite deux. Le premier, le plus important, est que le rôle central de la traite et l’esclavage (deux choses distinctes) dans la construction de l’Europe (donc de la France) et du monde, n’est toujours pas reconnu. Ensuite, dès lors qu’il y a cérémonie officielle organisée par le gouvernement, nous entrons dans le formel du discours, dans la sécurité, le filtrage, en gros dans l’accès interdit au plus grand nombre. Ne parlons pas des confusions qui persistent : « Est-ce la journée de l’abolition de l’esclavage ? Mais pourquoi tant de dates ? Et l’esclavage moderne ? » Les commémorations, s’il n’y a pas de travail de remémoration sociale continu et de diffusion massive du savoir par tous les moyens, finissent inévitablement par être des cérémonies sans âmes.
Or, contrairement à une opinion encore trop commune, traite et esclavage ne sont pas exclusivement des faits historiques éclairant le passé, mais les matrices de plusieurs aspects contemporains : l’image de l’Afrique dans les consciences, la création du racisme anti-Noir ou de la Négrophobie, l’organisation d’une ligne de couleur dans le monde du travail, ou la conception du travail « libre » et « non libre ». En effet, non seulement la traite, soit le commerce d’êtres humains, et l’esclavage, soit un statut juridique, ont tous deux contribué à l’accumulation de richesses, ils continuent à nourrir représentations et pratiques.
La France a déporté 1 700 000 esclaves durant quatre siècles. La traite enrichit négriers, armateurs et les familles qui fournissent le matériel (armes, porcelaine, tissus, nourriture…) aux bateaux négriers. Les discours et textes de philosophes, d’économistes, et la hiérarchie de l’Église justifient toutes les arguments sont bons : le captif africain échapperait à la barbarie ; l’esclavage serait une école du travail et de l’effort ; les Africains noirs seraient naturellement destinés à la servitude. Au début du XVIIIe siècle, dans le dictionnaire français des synonymes, les mots « Noir », « Nègre » et « Esclave » deviennent des synonymes. Le blanc devient un marqueur social associé à la liberté, la beauté, et aux droits naturels et le noir est associé à la laideur, à l’esclavage. Le taux de mortalité dans les bateaux négriers et les plantations est très élevé et l’esclavage justifie l’exploitation la plus brutale des « biens meubles » (statut juridique de l’esclave). La marchandisation du corps noir entre dans la pensée économique et culturelle européenne.
Ces représentations et ces pratiques ne disparaissent pas avec l’abolition de l’esclavage. Malgré des recherches de plus en plus poussées sur les résistances, sur l’économie, sur l’impact de l’esclavage sur les arts, le politique, la culture, le droit, la philosophie et le racisme anti-Noir, malgré l’effort d’associations, de militants, de chercheurs, malgré des expositions, des ouvrages, des films, la traite et l’esclavage, qui ont duré quatre siècles (XVIe-XIXe), restent opaques au plus grand nombre. Ils sont certes condamnés mais, encore une fois, le poids de leur impact reste ignoré. Leur enseignement demeure mineur. Dans le discours public, on se contente de généralités. Il n’est pourtant pas inutile de comprendre comment s’est fabriqué le consentement au commerce de millions d’êtres humains, et à leur réduction au statut d’esclaves. Il n’est pas inutile de comprendre comment se crée une ligne de couleur au niveau global. Il n’est pas inutile de comprendre comme se fabriquent le « Blanc », et donc le « Noir ». Il n’est pas inutile de comprendre comment traite, esclavage et capitalisme sont liés. Il n’est pas inutile de comprendre pourquoi les « départements d’outre-mer » qui ont connu l’esclavage ont les plus forts taux de pauvreté aujourd’hui. Et quand je dis comprendre, je pense au savoir qui décolonise les mentalités, les savoirs, les pratiques et les institutions.
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