Éric Deroo, auteur et chercheur associé au CNRS (Laboratoire Anthropologie bioculturelle), revient sur la polémique autour du concert de BlackM programmé pour les cérémonies de commémorations à Verdun. Le réalisateur des films La grande Guerre des Nations, 1914-1918 et Au premier rendez-vous de la Résistance (diffusé en mai 2016) propose une analyse sur les usages politiques des commémorations autour du « devoir de mémoire » qui sont devenus aujourd’hui des « marqueurs » et des enjeux de citoyenneté.
Les derniers avatars autour de la présence du rappeur Black M aux cérémonies à Verdun le 29 mai 2016 confirment définitivement que la politique commémorative actuellement menée n’est, très souvent, qu’une succession d’opérations de communication, plus ou moins réussies. La chronologie est désormais connue. Le maire invite le rappeur, puis la mission du Centenaire et le secrétariat d’État chargés des Anciens combattants et de la Mémoire lui emboîtent le pas. À l’extrême droite, les défenseurs de l’honneur national se déchaînent. À gauche pour y répondre, l’habituel piège à ringardiser la droite est tendu, en l’obligeant à témoigner de la même indignation que le Front national. Les formules incantatoires évoquant un « ordre moral nauséabond… », les « totalitarisme, fascisme » et autres « heures les plus sombres de notre Histoire » refleurissent, inefficaces tant elles sont usées. Au-delà des tweets et messages racistes, il convient de prendre de la distance sur l’évènement et de revenir sur la commémoration proprement dite.
De fait, la réaction des commentateurs a été presque unanime à poser la question dans les bons termes. Quel est l’objet d’une telle cérémonie ? Il s’agit bien de rendre hommage, avec le plus de dignité, de sobriété et de recueillement possible, au sacrifice de centaines de milliers de morts, de disparus et de blessés de la bataille. Un moment solennel et pas une occasion festive parmi d’autres, la biographie et la personnalité du chanteur n'ayant aucune incidence sur le jugement général.
Après le fameux « Ils ont des droits sur nous » de Clemenceau en 1917, la Nation avait toujours su, depuis, rendre un culte au combattant martyr républicain puis à tous les belligérants. Si l’argument d’y intéresser la jeunesse en y associant une star du rap peut paraître, de prime abord, légitime, il fait plus exactement injure à cette même jeunesse en stéréotypant ses goûts musicaux et en les réduisant exclusivement au rap.
De plus, ce choix politique risque de creuser davantage encore le fossé entre les mémoires particulières. En effet, une lecture des réactions sur les blogs révèle l’accélération d’un phénomène inquiétant. Dans le droit fil de l’appropriation mémorielle systématique à des fins de réparations morales et financières, loin de toute rigueur scientifique mais à grands coups de « pathos », il s’avère que des catégories de plus en plus sectorielles s’érigent en victimes et dénient toute légitimité à leurs autres concitoyens pour parler de leur souffrance, de leur histoire propre ; ici c’est au nom d’un parent mort, blessé ou présent à Verdun.
L’Histoire, avant tout source collective de compréhension, devient alors une machine à rejeter, engendrant un cycle sans fin d’exclusion, de haine, d’affrontements… Cent ans après la bataille de Verdun, la guerre des mémoires va-t-elle faire rage ?
Pour aller plus loin sur ce sujet et disposer de points de vue différents, nous vous invitons à découvrir la tribune de Serge Barcellini et celle de Dominique Sopo, ainsi que les échanges et débats du colloque au Musée national de l’histoire de l’immigration Médiatisations et commémoration, et l’ouvrage collectif dirigé par Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson La Guerre de mémoire en France (La Découverte, 2008).
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