Par Rachid Benzine, islamologue et enseignant. Chercheur associé à l'observatoire du religieux de l'institut d'études politiques d'Aix-en-Provence, il enseigne à la faculté protestante de théologie de Paris. Il a publié Les nouveaux penseurs de l'islam (Albin Michel, 2004), Le Coran expliqué aux jeunes (Seuil, 2013) et dernièrement La République, l’Eglise et l’Islam.
Il revient dans cette tribune sur le pouvoir idéologique et territorial de l’Organisation état islamique.
Samedi 21 mai 2016 au soir, dans un message audio d'une trentaine de minutes, Daech a appelé à des attaques contre les États-Unis et l'Europe durant le mois de Ramadan qui commence début juin. Attribué au porte-parole de l'État Islamique, Abou Mohammed al-Adnani, cet appel intervient à un moment difficile pour cette organisation, puisque la coalition antidjihadistes dirigée par les États-Unis est en voie de reconquérir toute une partie du territoire contrôlé par les partisans du califat d'Abou Bakr al-Baghdadi. Le message a pour vocation de remonter le moral de ces derniers. Il dit notamment ceci : « Serions-nous défaits si nous perdons Mossoul, ou Syrte, ou Raqa, ou toutes les villes pour retourner là où nous étions auparavant ? Non, car la défaite, c'est perdre le désir et la volonté de se battre.»
Les succès militaires de la coalition anti-Daech ne sont pas négligeables. L'organisation « État islamique en Irak et dans le Cham » est devenue une réalité importante parce qu'elle a su se donner un territoire et, plus encore, un territoire administré comme un État, ce que n'avait jamais réalisé al-Qeida, même dans ses sanctuaires afghans. La perte d'une large part de ses conquêtes territoriales est donc, pour Daech, un sérieux revers. Il y a néanmoins une limite à cette reconquête territorial : en Irak, les tribus sunnites veulent pouvoir exister dans un pays maintenant majoritairement chiite où le pouvoir qu'elles ont longtemps détenu leur est désormais refusé. Daech, certes, s'est largement imposé par la terreur mais, en même temps, il a répondu et continue de répondre à l'aspiration d'une sorte de « Sunnistan » que personne d'autre n'avait autorisé depuis la chute du régime de Saddam Hussein. Le recul de Daech ne signifie donc pas automatiquement le retour de la paix dans ces régions jetées dans le chaos depuis la deuxième guerre du Golfe.
Mais, surtout, il serait faux de croire que nous assistons au crépuscule de Daech. Car l'État Islamique n'est pas d'abord un territoire : c'est une idéologie. Et la principale conquête territoriale qu'il a déjà réussie, c'est la conquête du territoire des esprits de centaines de milliers, peut-être de millions de personnes à travers le monde. Daech n'est pas « un groupe terroriste » comme continue de le définir un certain nombre de médias et de responsables politiques français qui veulent lui dénier la qualité d'État ou de « proto-État » : c'est une vision en cours de réalisation, un rêve en train de se concrétiser, une promesse de réel bouleversement du monde qui « parle » – au moins partiellement – à des centaines de milliers, voire des millions de personnes aux quatre coins de la planète, au cœur du monde arabe comme dans les périphéries des grandes villes européennes, au sein des bidonvilles des mégapoles africaines comme dans les quartiers pauvres de l'Indonésie.
Comptabiliser le nombre des « sympathisants » de Daech à travers le monde n'a pas été entrepris et paraît bien difficile à faire. Mais si tant de jeunes d'autant de pays multiples (Vingt mille ? Trente mille ? Venus d'une centaine de nations ? C'est ce qui apparaît) ont répondu aux sirènes de Daech, il y a bien là, le signe d'une redoutable efficacité du message diffusé par les restaurateurs de l'ancienne institution du Califat, le signe d'une popularité certaine du discours produit par ceux que je préfère appeler des « daechistes » plutôt que des « djihadistes » en raison de la polysémie et du contenu discutable des vocables « djihad » et « djihadistes ». La force de Daech, en effet, c'est que celui-ci propose un discours cohérent sur l'état du monde et sur sa nécessaire transformation. Cette entité politico-religieuse s'empare du mal être, des ressentiments, des aigreurs, mais aussi des angoisses et des révoltes de multitudes, et elle offre une alternative à une situation ressentie comme de plus en plus insupportable par beaucoup. Daech dénonce l'impérialisme occidental, la domination culturelle autant que financière de l'Occident sur l'essentiel de l'humanité. Il désigne les « méchants », ceux qu'il faut détruire (les Occidentaux et leurs soutiens, ainsi que, tout spécialement, ceux qui représentent des groupes hérétiques de l'islam sunnite), et il annonce l'avènement d'un monde nouveau, où les opprimés et les humiliés – assimilés aux masses musulmanes sunnites de pure orthodoxie – seront rétablis dans leurs droits et leurs prérogatives sous l'égide d'un Calife rendant vie aux heures prétendument glorieuses des premiers siècles de l'islam. Daech se présente comme une promesse de grande « purification » du monde, et comme le garant de l'islam le plus orthodoxe, celui qui serait « l'islam des origines ». Il se donne à voir (la production d'images vidéo est importante pour cette fabrique idéologique) comme « le bras armé » ou le « fléau » d'Allah lui-même. Il annonce rien de moins que la victoire définitive d'Allah sur toutes les forces démoniaques, l'heure de la fin des temps, celle du Jugement final. Daech c'est, en même temps, l'Inquisition médiévale espagnole, la Terreur révolutionnaire française de 1793, la tentative nazie d'extermination des Juifs considérés comme les responsables des malheurs de l'Europe, les procès et les goulags staliniens, le génocide des populations « nocives » cambodgiennes mis en œuvre par les Khmers rouges... S'y côtoient simultanément une prétention de raideur doctrinale sunnite, une aversion meurtrière contre toute « déviance » doctrinale, une haine de l'altérité, une violence à vocation de purification, une offre de jouissance à tuer pour se venger, un sentiment d'appartenance à un monde de frères unis par une même croyance, du plaisir et de la joie à pouvoir se croire soudain « tout puissants », une douce illusion d'un monde parfait qui serait accessible à ceux qui l'auraient mérité. Un peu le « paradis sur terre » en attendant la récompense du « paradis d'Allah ».
Alors que la finance mène le monde et que se sont effondrées toutes les idéologies prometteuses d'un monde renouvelé et plus juste, quel autre discours politique que celui de Daech vient offrir à la fois du rêve et une possibilité de « grand défouloir » ? Quelle autre « grande révolution » est à l'œuvre dans le monde après l'échec de toutes les révolutions (révolutions socialistes, tiers-mondistes, nationalistes, mais aussi religieuses comme la Révolution islamique iranienne...) tentées ces dernières décennies ? Daech effraie la plupart d'entre nous, et c'est justement pourquoi – aussi – Daech séduit une partie de nos contemporains parmi les plus jeunes qui veulent « tourner la page » du monde que nous représentons.
Pour l'Occident, Daech est devenu un ennemi à détruire le plus rapidement possible, dès lors que ses attentats menacent sérieusement la tranquillité de ses populations et fragilisent la paix de nos sociétés. Pour le monde islamique, Daech représente également un terrible danger, car il constitue un redoutable détournement de l'islam traditionnel capable de séduire toute une partie des jeunes générations qui ne se reconnaissent plus dans un islam piétiste, ou qui ne se satisfont plus de l'islam fondamentaliste rétrograde du wahabisme saoudien qui a pourtant été l'incubateur du « daechisme ». Mais si des succès militaires peuvent affaiblir Daech, ils ne suffiront pas à en venir à bout. La jeunesse du monde, celle de nos banlieues populaires comme celle des peuples arabes, a besoin qu'on lui propose du sens, des raisons de vivre et d'espérer. Et pour qu'une partie d'entre elle ne soit plus happée par une idéologie qui est d'abord une idéologie de la haine des « autres », il est besoin que nous parvenions à forger et à promouvoir des idéaux plus pertinents et plus enthousiasmants. Un immense défi !
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