Le chef Ataï © ADCK / Centre culturel Djibaou / Nouvelle-Calédonie

Le casse-tête des histoire coloniales !

Dans une tribune publiée le 10 août 2013 dans Le Monde, « Un chef revient parmi les siens », l’historien Pascal Blanchard (co-commissaire en 2011-2012 de l’exposition au musée du quai Branly Exhibitions. L’invention du sauvage) et le romancier Didier Daeninckx (auteur, en 2006, du roman-essai Le retour d’Ataï et, en 2012, d’une bande dessinée adaptée de son roman) revenaient sur le retour de la tête du chef Ataï en Nouvelle-Calédonie, 138 ans après sa décapitation. Publier de nouveau cette tribune, aujourd’hui, trois ans plus tard, c’est souligner la cohérence des rappels à l’histoire sur le temps long. C’est aussi replacer le débat actuel sur les « crânes d’Algériens du musée de l’Homme » dans ce long récit de la redécouverte de ce passé et du « retour du colonial » dans le présent. C’est aussi mettre en contexte depuis le retour du corps de la Vénus hottentote en Afrique du Sud (en 2002) la symbolique qui émerge derrière les débats entre morale et droit, entre savoir et mémoire, entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre « ces retours » de restes humains conservés dans les musées nationaux.


http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/08/29/le-crane-de-l-insurge-atai-retourne-aux-mains-de-ses-descendants-kanaks_4478873_3224.html

En 2013, nous affirmions que les temps changeaient avec cette décision du retour de la tête d’Ataï en Nouvelle-Calédonie et la démarche du Premier ministre, l’année suivante (2014), sera pour nous un véritable geste symbolique. Une manière de rendre hommage, de tourner la page des mémoires tout en faisant un rappel à l’histoire. Nous avions salué ce geste.

Et voilà qu’une nouvelle affaire de crânes émerge dans le débat et l’opinion publique (une affaire déjà dénoncée à partir de 2011, comme le rappelle le journal La Croix dès 2012 : http://www.la-croix.com/Monde/Trente-sept-cranes-d-Algeriens-au-Musee-de-l-homme-2012-01-22-760694). Une pétition demande leur retour (plus de 27.000 signatures) : celui des crânes d’Algériens, ceux des insurgés de Zaatcha décapités en 1849, conservés depuis au musée de l’Homme après avoir été des trophées de guerre pour la France coloniale. On connaît même leurs numéros d’inventaire : Boubaghla, crâne n° 5940 ; Mokhtar Al Titraoui, crâne n° 5944 ; Cheikh Bouziane, crâne n° 5941 ; Si Moussa Al Darkaoui, crâne n° 5942 ; Aïssa Al Hamadi, lieutenant de Boubaghla, tête momifiée n° 5939… Au total il y en aurait 36 parmi 18.000 crânes, dont beaucoup d’illustres personnages, tels Saint-Simon ou Gambetta.

Ils demeurent les « vestiges » d’une histoire encore invisible, d’une conquête d’une violence inouïe comme le rappelle Louis de Baudicour dans La guerre et le gouvernement de l’Algérie publié en 1853 : « Les zouaves, dans l’enivrement de leur victoire, se précipitaient avec fureur sur les malheureuses créatures qui n’avaient pu fuir. Ici un soldat amputait, en plaisantant, le sein d’une pauvre femme qui demandait comme une grâce d’être achevée, et expirait quelques instants après dans les souffrances ; là, un autre soldat prenait par les jambes un petit enfant et lui brisait la cervelle contre une muraille. » Aujourd’hui, personne ne peut prédire quelle sera la réponse de la République française (ni de l’État algérien) à cette demande, si les méandres du droit ou ceux de la morale l’emporteront. On peut être certain d’une chose, il y en aura d’autres, beaucoup d’autres dans les prochaines décennies. Et nous n’avons pas encore commencé à chercher, dans les placards de notre histoire, les corps de ceux qui ont été exhibés au temps des zoos humains… L’histoire n’a pas fini de s’écrire. Le casse-tête de l’histoire coloniale n’est pas encore entré dans le silence des mémoires.

 

La tribune de 2013,  Un chef revient parmi les siens

On a longtemps cherché, dans les réserves de nos musées, la tête d'un chef kanak de Komalé, décapité en septembre 1878, lors de la grande révolte en Nouvelle-Calédonie. Une tête coupée au nom de la France, au nom du « droit colonial » et du plus fort. Le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, vient de s'engager à rendre ce crâne à sa terre, à son peuple, à l'histoire. Cent trente-cinq ans après les faits...

Loin du bruit et de la fureur des révoltes urbaines – entre des déplacements ministériels à Trappes et une sortie présidentielle à Clichy-sous-Bois –, c'est une des plus belles décisions de la République, qui semble avoir eu peu d'écho au cœur d'un été caniculaire. C'est pourtant dans ces moments-là que la République se grandit. À Nouméa, le 26 juillet, Jean-Marc Ayrault, rendant hommage aux accords de Matignon sur la Nouvelle-Calédonie (1988), s'est engagé, au nom de la France et au nom d'une position claire de l'État, à « la restitution du crâne du grand chef Ataï, qui a été formellement identifié dans les réserves du musée de l'Homme en juillet 2011 ». Ce crâne retrouvera la Nouvelle-Calédonie en septembre 2014, a-t-il affirmé. Il faut dire que l'affaire faisait débat puisque Ataï avait été décapité par deux Kanaks du clan de Canala, alors allié de la France...

Le romancier et l'historien, qui croisent ici leurs plumes et qui tous deux travaillent depuis des années sur le « fait colonial », partagent le sentiment qu'il faut rendre hommage à ce qui est plus qu'un geste symbolique. Un acte moral (normal pourrait-on dire) d'une République qui commence enfin à comprendre qu'il est temps de décoloniser sa tradition, ses pratiques... et ses collections publiques. Ce discours est également prononcé vingt-cinq ans après les tragiques événements d'Ouvéa, en présence des veuves de Jean-Marie Tjibaou, de Yeiwene Yeiwene et de leur assassin, Djubelly Wea. Une preuve qu'il est possible sur cette terre océanienne de croiser les mémoires et les douleurs, pour bâtir un vivre-ensemble qui ne soit pas qu'une utopie.

Certes, une certaine presse parle encore du « rebelle kanak décapité », une autre de l'« insoumis » ou du « patriote kanak » qui avait pris la tête d'une rébellion dans la région de La Foa (sur la côte ouest), pour protester contre les spoliations foncières de l'administration coloniale. Au-delà de ces lectures diverses, l'événement fera date, car il symbolise, une décennie après le retour du corps de la « Vénus hottentote » en Afrique du Sud, l'entrée dans une véritable dialectique postcoloniale de l'appréhension de nos mémoires désormais communes.

Nous avons le sentiment que nous sortons – par la grande porte – de la longue nuit coloniale. Rendre ce vestige de notre domination coloniale et raciale, c'est apprendre à écouter des revendications qui n'étaient audibles ces dernières décennies que par les âmes mortes du peuple kanak ou celles de quelques militants de la cause indépendantiste ou anticolonialiste. Un vestige transporté dans un bocal d'alcool phénique vers le tout jeune musée d'Ethnographie du Trocadéro (inauguré lors de l'Exposition universelle de 1878). Les temps changent.

Pourtant, quelle tempête sous le crâne d'Ataï. Une tête qui fut vendue 200 francs (environ 700 euros) de l'époque au docteur Navarre, médecin de la marine (avec un second crâne de décapité en même temps et appartenant au sorcier du clan). À son retour, en 1879, Navarre en fait don à la Société d'anthropologie de Paris. Son fondateur, Paul Broca, les présente aux membres de la société, le 25 octobre de la même année. Il fait exécuter un moulage en plâtre de la tête d'Ataï, avant de la décharner. Il découpe la boîte crânienne pour en extraire le cerveau. Puis il fait graver à même l'os « Ataï, chef des NéoCalédoniens révoltés, tué en 1879 » (la date, erronée, voisine avec le nom de Navarre, son « donateur »).

Le crâne est ensuite rangé dans une armoire parmi des centaines d'autres. L'histoire aurait pu s'arrêter là. En 1882, l'anthropologue Théophile Chudzinski réalisera, dans l'ancien couvent des Cordeliers, une nouvelle étude détaillée des deux crânes au « regard de la science », prouvant, selon ses termes, la « nature » de la « race » kanak. D'autres n'avaient pas le même regard. La communarde Louise Michel, déportée sur l'île Nou, romance ainsi la fin tragique d'Ataï : « Ataï fit face à la colonne des Blancs. Il aperçut (le Kanak) Segou. Ah ! dit-il, te voilà ! Le traître chancela un instant sous le regard du vieux chef ; mais, voulant en finir, il lui lance une sagaie qui lui traverse le bras droit. Ataï, alors, lève le tomahawk qu'il tenait du bras gauche ; ses fils tombent, l'un mort, les autres blessés ; Andja s'élance, criant "Tango ! tango !" (maudit ! maudit !) et tombe frappé à mort. Alors, à coups de hache, comme on abat un arbre, Segou frappe Ataï. » Tout était réuni pour en faire un symbole hors du temps, un peu comme le fut la « Vénus hottentote » pour l'histoire des zoos humains.

L'histoire, depuis, s'est éternisée et il a fallu plusieurs décennies pour retrouver le crâne d'Ataï dans nos musées. On en perd la trace dans les années 50, on le range loin des regards entre 1973 et 1988. En 1988, au moment des accords de Matignon, on reparle de la « tête d'Ataï », et Michel Rocard la fait rechercher. On la déclare « introuvable », comme si certains avaient peur de hâter la fin des collections coloniales... Nouvel épisode en 1998, quand les accords de Nouméa stipulent (article 1.3.2) : « L'État favorisera le retour en Nouvelle-Calédonie d'objets culturels kanak qui se trouvent dans les musées en France métropolitaine ou dans d'autres pays. » Si on se passionne pour la Coupe du monde de football remportée par une équipe de France comprenant un certain Christian Karembeu, cette histoire de tête kanak ne passionne guère la presse.

Le 7 novembre 2003, le Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie rappelle officiellement l'importance de cette restitution. Puis, la fermeture du musée de l'Homme pour travaux en 2009 réveille cette quête... On range alors les milliers de pièces, dont une grande partie a déjà traversé la Seine pour garnir les réserves du musée du quai Branly. On ne la retrouve pas... La tête d'Ataï semblait à tout jamais perdue, jusqu'à sa redécouverte au musée de l'Homme en 2011, après qu'un ancien responsable de cette institution eut informé Didier Daeninckx que le crâne y était toujours conservé. On avait mal cherché, pas au bon endroit, on n'avait pas posé les bonnes questions. Si l'affaire nous tenait à cœur, à l'historien comme au romancier, c'est que le silence était étouffant. En 2010, au cours de l'Année des outre-mer, une manifestation se tenait dans le cadre du Jardin d'acclimatation sans que soit rappelé qu'en ce lieu furent exhibés plus d'un millier d'humains, dont les Kanaks de 1931, année de l'Exposition coloniale internationale.

Pas une allusion à ceux qui y étaient morts. Troublant. Révoltant... Le temps n'était pas encore à la prise de conscience, même si beaucoup (de Guyane et de Nouvelle-Calédonie notamment) s'indignent, à l'image de Christiane Taubira, l'actuelle ministre de la Justice. L'année suivante, lors d'une audition dans le cadre du « rapport de la mission sur la mémoire des expositions ethnographiques et coloniales » à la suite de ce scandale, l'un de nous rappelait que l'une des priorités pour remettre cette mémoire à l'endroit consistait, « pour le monde kanak, à la restitution immédiate du crâne d'Ataï, de celui du médecin de la tribu, des divers autres vestiges humains prélevés en Algérie, au Maroc, en Asie, au Mexique, achetés en Nouvelle-Zélande ... »

À travers plusieurs expositions organisées depuis, nous avons sans cesse voulu souligner l'importance de retrouver les restes des êtres morts en exhibition, afin que les corps soient rendus aux pays d'origine à l'image de ce qui a été fait pour la « Vénus hottentote » (rendue à l’Afrique du Sud), pour les Congolais de Tervuren (de l'ex-Zaïre), pour le « Nègre de Banyoles » empaillé et exhibé dans un musée espagnol (rendu au Botswana), des Fuégiens retrouvés en Suisse (dont les restes corporels ont été rendus au Chili )... Nous pensons aussi aux nombreuses têtes maories, comme celle du Musée anthropologique de Rouen, que la ville possédait dans ses réserves depuis 1875 et qui a été restituée en janvier 2012 à la Nouvelle-Zélande.

Depuis le colloque international qui s'est tenu en 2008 au musée du quai Branly, les « restes humains » sont considérés comme appartenant à leurs « descendants ». Il devenait essentiel, symbolique, qu'une décision politique dans ce sens soit prise par les plus hautes autorités de ce pays concernant l'un des vestiges les plus célèbres, et à l'égard d'une population malmenée par l'histoire coloniale. Là aussi une page se tourne.

Cette histoire d'Ataï semble renvoyer à une autre histoire de Kanak... qui nous tient elle aussi tous les deux à cœur. Celle des Kanak exhibés tels des « cannibales » au Jardin d'acclimatation de Paris en 1931. Nous étions présents, en juin, lors de la pose d'une plaque commémorative par la Ville de Paris aux côtés de Lilian Thuram et d'Anne Hidalgo, devant la porte d'entrée principale du jardin. Une plaque qui fixe en ce lieu, pour les générations futures, une histoire jusqu'alors invisible. Oui, décidément, les temps changent... Et, si l'histoire d'Ataï remonte à 1878, elle est désormais inscrite dans notre présent.