Jacques Chirac ou le dialogue des cultures

Jacques Chirac ou le dialogue des cultures

Gilles Boëtsch, directeur de recherche au CNRS et du laboratoire Environnement Santé Société à Dakar et chercheur en lien avec le Groupe de recherche Achac. Il a écrit et co-écrit de nombreux ouvrages notamment Exhibitions. L'invention du sauvage (Actes Sud, 2011), et il est également le co-auteur du livre Vers la guerre des identités ? (La Découverte, 2016). Dans cette tribune, il revient sur l’exposition Jacques Chirac ou le dialogue des cultures présentée du 21 juin au 9 octobre 2016 au Musée du quai Branly Jacques Chirac.


Depuis le 21 juin 2016, le Musée du quai Branly rend un hommage à Jacques Chirac en organisant une exposition Jacques Chirac ou le dialogue des cultures. Par engouement pour les cultures de l’ailleurs, l’ancien président de la République souhaitait qu’il existe à Paris un musée dédié aux arts non-occidentaux. Les bâtiments de ce musée conçus par Jean Nouvel possèdent une courte histoire puisque fondés en 2006. Cependant le lieu de son implantation est surprenant. En effet, en 1895, le Champ de Mars (avenue de la Bourbonnais) accueille la reconstitution d'un « Village nègre », exhibant 350 hommes, femmes et enfants venus du Soudan et du Sénégal. Une « attraction » à la mode qui amuse les nombreux visiteurs, comme le décrit à l'époque un journaliste de L'Illustration : « Une vingtaine de petits négrillons plongent continuellement pour chercher les sous que leur jettent les visiteurs, dans un lac artificiel de 2000 mètres [...] Les tout petits, si drôles avec leurs crânes chauves qui ressemblent à des billes de bronze sucent volontiers les bâtons de sucre d'orge que les dames leur présentent. » C'est sur cette même esplanade que cent dix ans plus tard a été construit le Musée du Quai Branly, qui a abrité la première exposition internationale sur les zoos humains en 2011-2012 (Exhibitions. L'invention du sauvage). Ses collections elles-mêmes ont une longue histoire alimentant débats et controverses.


Les débats autour de la création d’un « musée des arts premiers » alimenté par les fonds du MNAAO (Musée National des Arts d'Afrique et d'Océanie) et du Musée de l’Homme soulignent les nombreuses ambiguïtés autour des idées de patrimoine, de culture matérielle, d’altérité. En réalité, il ne s’agit pas seulement d’un problème de patrimoine et de possession de collection mais d’intelligibilité du monde. Si le MNAAO et ses collections étaient conçus comme le lieu de mémoire de « la grandeur coloniale de la France », le Musée de l’Homme reprenait l’idée de Paul Broca, fondateur de l’Institut d’Anthropologie de Paris en 1876, de traiter une histoire naturelle de l’Homme à la fois sur les plans anatomique, physiologique et culturel. Prolongement du Muséum d’histoire naturelle, le Musée de l’Homme présentera les hommes et leurs cultures matérielles dans des approches naturalistes et évolutionnistes qui faisaient des autres hommes comme des autres cultures des chaînons manquants entre les sociétés préhistoriques et l’Homme européen. Il sera aussi le reflet de notre histoire coloniale par l’accroissement des collections en provenance des contrées conquises par la France tout comme par les parcours singuliers des ethnologues qui ont contribué à créer ces fonds.


Si le Musée du quai Branly se situe dans une autre conception du regard sur le monde et sur autrui, c’est que le parti-pris est esthétique, c’est-à-dire reposant davantage sur l’émotion (à l’instar des musées d’art) que sur une volonté de savoir global sur l’Autre. Même si  l’esthétique, par l’émotion qu’elle peut procurer, est aussi une connaissance du monde, ces  objets sont doublement décontextualisés : en les extrayant de leur société et en ne racontant pas les processus d’acquisition.


L’attrait de Jacques Chirac pour les cultures de l’ailleurs est indéniable, mais sa trajectoire personnelle dans les rapports avec les autres peuples est complexe et ambigüe. Si, dès sa jeunesse, il fut passionné par les cultures d’orient, en voulant apprendre le sanskrit pour lire dans le texte le « Mahabharata », livre sacré de l’Inde, se convertir à l’hindouisme, voyager dans les autres cultures du monde lorsqu’il le pouvait, il eut, en tant qu’homme politique des positions très contrastées sur l’Autre. D’une part, il demandera le transfert des cendres au Panthéon du métis Alexandre Dumas, victime du racisme avant de devenir un écrivain célèbre, favorisera le regroupement familial des immigrés par le décret du 29 avril 1976 lorsqu’il était Premier ministre. Puis il critiquera fortement le regroupement familial, alors qu'il est président du RPR et maire de Paris, le 19 juin 1991 à Orléans lors d’une réunion dans un discours dénommé « Discours d’Orléans » ou « Le bruit et l’odeur ». De même, l’héritage du gaullisme et de la « Françafrique », le projet de loi (avorté) sur le rôle positif de la colonisation de 2005 discriminent chez lui son rapport à l’Autre comme être bioculturel d’un côté et créateur artistique de l’autre.