Vers la guerre des identités ? De la fracture coloniale à la révolution ultranationale de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Dominic Thomas (La Découverte, 2016)

« Tous les ingrédients sont réunis pour que se déclare une guerre des identités »

Pascal Blanchard est historien, chercheur au Laboratoire communication et politique CNRS Irisso, à l’Université Paris-Dauphine. Il vient de codiriger Vers la guerre des identités ? De la fracture coloniale à la révolution ultranationale (La Découverte, 2016) et L’Atlas des immigrations en France (Autrement, 2016). Dans un entretien publié dans L'Opinion le 25 août 2016, il revient sur la question de la guerre des identités et les débats identitaires qui ont enflammé tout l'été.  

 

Comment expliquer la réaction des pays étrangers qui ont l’air de nous « prendre pour des fous » en réaction au débat sur le burkini ?

Ils ne nous comprennent pas du tout ! Ils voient la France comme un pays empreint d’idéaux de liberté et de tolérance à l’autre, et d’égalité universelle, qui est l’un des fondements de la République. Un pays aussi où, après deux siècles et demi de guerre de religion, nous avons réussi à atteindre un équilibre grâce à la loi de 1905 sur la laïcité. Ce qui était novateur et remarquable compte tenu de la violence de ces guerres de religion. Et aujourd’hui, Américains et Anglais principalement, découvrent que dans ce pays-là, on interdit à un individu de s’habiller comme il le souhaite sur une plage. Dans leur raisonnement, ils oublient tout simplement notre passé impérial et colonial. Il peut paraître paradoxal qu’aient pu coexister la liberté d’esprit et la tolérance alors qu’en même temps nous développions nos colonies. Mais en fait, cela ne l’est pas. Car les valeurs n’étaient pas les mêmes en métropole et dans ces territoires ultramarins. On admettait sans problème qu’un Noir ou un Arabe n’aurait jamais le droit de vote. Là-bas, ce n’était pas la tolérance à l’Autre qui prévalait, mais ce n’était pas « grave », puisque cela ne se passait pas dans la métropole.

 

Qu’est ce qui a changé depuis le temps de « coexistence » de ces deux mondes ?

Ces populations, vivant autrefois dans nos colonies, sont arrivées en France. C’est le flux migratoire majeur du XXe siècle et que personne n’avait prévu. On assiste donc à la rencontre de populations qui ont vécu longtemps séparément et se retrouvent sur le sol français. Et pas en petit nombre ! La France est le pays qui a subi le plus grand mouvement migratoire de pays non-européens en Europe. C’est aussi l’un des rares pays européens qui n’assume pas sa politique coloniale. Nous ne sommes pas l’Angleterre. Les Anglais sont fiers de leur histoire impériale, qu’ils assument. En France, nous nous demandons encore si nous avons torturé (ou pas) en Algérie ! De ce fait, l’Angleterre a commencé très tôt à tenir compte de la diversité de la population. La première présentatrice noire est apparue à la BBC dans les années 70 et la chambre des Lords a été dirigée par une femme noire ! Nous avons quarante ans de retard par rapport à eux, alors que la diversité était une invention française. Les États-Unis aussi ont su faire face à cette diversité, même si des crises et des émeutes éclatent régulièrement, et que la question identitaire est forte. Il faut dire que les mormons par exemple y étaient présents depuis longtemps, à la fois à la marge religieuse et visuellement omniprésents dans l’espace public tant par la manière de s’habiller que par leur façon de vivre. Tout cela s’est passé sur le même territoire et le vivre ensemble y a donc une histoire plus ancienne. En France, nous commençons juste notre mue postcoloniale et elle va être longue.

 

Pourquoi un tel retard dans notre pays ?

Nos politiques sont dans l’incapacité totale de penser ces enjeux sur le long terme sans sortir des pièges du passé. Nous ne savons donc pas comment faire. Nous n’avons même pas été capables de créer un musée de l’histoire coloniale, c’est dire en quoi cette question du passé est encore taboue. Il est très facile alors de jouer sur la peur, l’angoisse des Français, que je comprends mais qui est exploitée par les politiques. Ce qui conduit forcément à une hystérisation des débats. Dans les pays d’immigration et dans les ex-colonies, on tombe de haut. « Vous vous dites universel, en fait vous ne l’avez jamais été », voilà le message qui nous est envoyés. Et il n’est pas faux ! En fait, le Français n'admet l’Autre que s’il lui ressemble, s’habille comme lui, vit comme lui. Sinon, il est presque considéré comme un « demi-Français ». Tous les ingrédients sont donc réunis pour que se déclare une guerre des identités, titre d’un livre que j’ai publié collectivement en mai, avec d’autres chercheurs. C’est Marine Le Pen qui va en profiter, me semble-t-il, beaucoup plus que Nicolas Sarkozy car le discours d’exclusion est ancré au Front National depuis quarante ans. C’est la continuité avec celui de défense de l’Algérie française. Quand vous êtes au chômage et que vous voyez l’« Autre », et comme par hasard « l’Arabe », qui a un travail, vous vous dites que la seule chose qui vous reste, c’est de sauver votre peau… blanche. Notre mue sera donc longue et douloureuse, mais nous devrions pouvoir parvenir une fois de plus à un équilibre.