Par Philippe Vonnard, historien, assistant-doctorant à l’Institut des Sciences du Sport (ISSUL) de l’université de Lausanne. Il achève actuellement une thèse autour de la genèse et de la formation de l’UEFA.
Grégory Quin, historien, ancien sportif de haut niveau, maître d’enseignement et de recherche à l’ISSUL. Il a co-publié en avril dernier avec Philippe Vonnard et Jérôme Berthoud, Le football suisse. Des pionniers aux professionnels (PPUR, 2016).
Nicolas Bancel, historien, spécialiste de l’histoire coloniale et postcoloniale française, de l’histoire du sport et des mouvements de jeunesse et professeur à l’université de Lausanne. Il a co-publié et co-dirigé de nombreux ouvrages tels que Le Football en Suisse. Enjeux et symboliques d’un spectacle universel avec Thomas David et Fabien Ohl (Cies, 2009).
Ces trois historiens publient aux éditions Peter Lang Building Europe With the Ball. Turning Points in the Europeanization of Football, 1905-1995.
Alors que les débats autour du possible retrait des Britanniques de l’Union européenne étaient en pleine ébullition au printemps dernier, un caricaturiste a proposé de faire pression sur eux en… leur interdisant de participer aux compétitions européennes de football en cas de « Brexit ».
Si cette idée a pu paraître farfelue, elle témoigne cependant de la force de l’ancrage européen du football, que l’on présente facilement comme l’une des grandes (et rares ?) réussites européennes. Il est très peu fréquent que les épreuves continentales du jeu (Championnat d’Europe des Nations, Ligue des champions et Europa League) soient remises en question, malgré l’importance des problèmes socio-économiques que connaît le continent. Au contraire, tous les ans, ces compétitions rencontrent un succès croissant comme l’indiquent les relevés d’audience ou les chiffres de la fréquentation des stades. Cette situation peut surprendre d’autant plus que le territoire du football possède une géographie singulière, incluant des pays qui ne sont pas membres de l’Union européenne, à l’image des pays issus de l’ancienne Union Soviétique, mais aussi de la Turquie ou encore d’Israël. En ce sens, il y a donc bien une « Europe du football », concept qui tend à souligner l’existence d’un domaine footballistique connaissant ses propres règles, acteurs et organisations.
Partant de ce constat, Building Europe With the Ball revient sur la genèse de cet ancrage européen du jeu. Cinq phases, qui s’enchevêtrent, ont été : 1890-1920 ; 1910-1940 ; 1930-1960 ; 1950-1990 ; 1980-à nos jours, l’ouvrage se focalisant sur trois moments s’échelonnant entre 1910 et 1990. Ainsi, le livre commence dans la première décennie du siècle dernier, dans laquelle le jeu commence à être relativement bien établi dans la plupart des pays européens et qui est le théâtre, plus précisément en 1904, de la création de la Fédération Internationale de Football Association (FIFA). Il se termine dans la décennie 1990, qui voit de nouveaux changements avec la mise en place de la Ligue des champions et la promulgation de l’arrêt Bosman.
Dans la première partie, Paul Dietschy montre combien les échanges supranationaux en football sont déjà dynamiques depuis la Belle-Époque et que des liens fermes se créent entre les acteurs du jeu (dirigeants, joueurs, entraîneurs, journalistes). Cependant, jusqu’au début des années 1950, c’est le cadre régional qui prévaut, les échanges les plus tenus se réalisant notamment entre les pays de l’Europe centrale du football. Comme le souligne Grégory Quin, c’est dans cette région que s’organisent les principales compétitions supranationales de l’entre-deux-guerres. Cependant, malgré ces liens privilégiés entre voisins, des connexions plus lointaines se tissent également et, en particulier, entre les Britanniques - fondateurs du jeu - et les continentaux. Cette précision est importante car, jusqu’à très récemment, les auteurs considéraient que les Britanniques étaient plutôt restés dans une posture isolationniste. Ainsi, à l’orée des années 1940, de nombreux échanges footballistiques sont établis à l’échelle européenne.
La deuxième partie insiste sur le changement qui s’opère à partir de la décennie 1940, à savoir l’importance prise par le cadre continental sur le cadre régional. Les auteurs montrent que les traditions sportives et les réseaux de dirigeants établis durant les décennies précédentes favorisent cette situation et permettent de dépasser le contexte politique difficile des années post-Deuxième Guerre mondiale. Ainsi, Nicolas Sbetti montre que le retour de l’Italie (alliée de l’Allemagne nazie) dans le giron footballistique international se fait rapidement et sans beaucoup de difficultés, les dirigeants transalpins pouvant s’appuyer sur leurs connexions personnelles pour plaider la cause de leur pays au sein de la FIFA. De même, Xavier Breuil indique que la soviétisation des pays de l’Est et le déclenchement de la Guerre froide n’impliquent pas une rupture des liens entre l’Est et l’Ouest. De même, la popularité du football dans certains pays (comme la Hongrie ou la Tchécoslovaquie) permet, en certaines circonstances, de prendre ses distances avec le « grand frère » soviétique, voire le rétablissement d’anciennes compétitions disputées durant l’entre-deux-guerres comme la Coupe des Balkans, remise sur pied dès le début des années 1960. Enfin, Kevin Marston montre, dans une étude consacrée au tournoi international des juniors créé en 1948, que pour certains dirigeants du ballon rond, comme l’Anglais Stanley Rous, le football peut être utilisé comme un vecteur de réconciliation entre les continentaux. Toutefois, l’auteur souligne aussi que le tournoi est marqué par la nouvelle phase de développement que connaît le football durant les années 1950 et en particulier le début de la professionnalisation des jeunes joueurs.
Dès le milieu des années 1950, le football européen entre dans une nouvelle phase de développement, largement dynamisé par l’essor des transports aériens et l’installation de premiers éclairages dans les stades, favorisant la création de compétitions disputées en milieu de semaine en fin de journée. Pour débuter cette troisième partie de l’ouvrage, Philippe Vonnard souligne que la mise sur pied de compétitions européennes, comme la Coupe des clubs champions ou la Coupe des villes de foires, engage une nouvelle étape dans l’établissement d’un cadre continental du jeu. Dans ce processus, le rôle de l’Union des associations européennes de football (UEFA), créée en 1954, organisme qui offre de nouvelles possibilités en matière de collaborations intereuropéennes, est fondamental. Manuel Schotté insiste également sur ce point et montre qu’à partir des années 1970, l’UEFA peut être considérée comme l’organisme régulateur du jeu en Europe. Pour preuve, il souligne que des discussions existent entre ses dirigeants et leurs homologues de CEE, et ce depuis le milieu des années 1970. Le fait que pour les dirigeants de Bruxelles, leurs homologues de Berne sont légitimes pour gérer les affaires du football européen témoigne bien de l’importance continentale qu’a prise le jeu. Enfin, Jérôme Berthoud et Stanislas Frenkiel proposent une étude à partir d’entretiens sur la migration de joueurs algériens et camerounais dans le championnat de France. Cette recherche doit permettre de montrer que l’européanisation du jeu n’a pas été uniquement le fruit de l’engagement de citoyens européens, mais qu’elle a aussi été favorisée par les migrations de joueurs étrangers, en particulier postcoloniaux, créant des réseaux au sein des anciennes nations tutélaires. Par ailleurs, est confirmé définitivement le professionnalisme, encourageant les circulations internationales inter-européennes et en provenance, en particulier, des anciennes colonies. L’axe des migrations sportives sud-nord va alors se renforcer, selon une logique d’exploitation marchande, alors que beaucoup de joueurs postcoloniaux échouent comme joueurs professionnels et se retrouvent alors à la marge des sociétés européennes.
Si l’ouvrage suggère de nombreuses pistes de recherches complémentaires, inhérentes à la complexité du processus de l’européanisation, les contributions ont le mérite d’insister sur l’étendue et la richesse de cette dynamique continentale du jeu qui contrastent avec le marasme actuel de la construction politique de l’Europe et offrent de nouvelles clés de lecture pour saisir la force des échanges inter-européens, internationaux et postcoloniaux.
Philippe Vonnard, Grégory Quin, Nicolas Bancel (dir.), Building Europe with a Ball. Turning Points in the Europeanization of Football, 1905-1995, Oxford, Peter Lang, 2016.
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