Exhibitions, l'invention du sauvage » : comment les zoos humains ont conditionné notre vision de « l'autre »

La Vénus hottentote, cette femme sud-africaine exhibée en Europe, et notamment à Paris, pendant des années, en est le symbole le plus frappant. Africains, Inuits ou personnes souffrant de malformations, pendant près de cinq siècles, des êtres humains ont été montrés sur des estrades, dans des foires et des pseudo-reconstitutions de leur milieu naturel.

Plus de 35.000 « exhibés » ont ainsi été vus par plus d'un milliard de personnes entre 1800 et 1958, principalement en Europe. Quelque 600 peintures, sculptures, photographies, affiches et films retracent, à partir de mardi, l'histoire de ce phénomène, dans l'exposition Exhibitions, l'invention du sauvage au musée du quai Branly à Paris.

« La connaissance des zoos humains m'a permis de comprendre un peu mieux pourquoi certaines pensées racistes existaient encore dans nos sociétés », souligne le commissaire général de l'exposition, l'ancien footballeur Lilian Thuram, à la tête d'une fondation qui milite pour l'éducation contre le racisme.

Fruit de deux années de travail et de recherches, l'exposition permet de comprendre que « le sauvage est dans tous les imaginaires », mais qu' « il est forcément inférieur », note Lilian Thuram, dont la voix guidera les visiteurs. Tout commence avec la découverte du Nouveau monde et Christophe Colomb qui rentre en Espagne avec six Indiens des Caraïbes, preuve de son arrivée en Amérique, cadeau spectaculaire à la cour et ses mécènes.

Les cours européennes deviennent friandes de ces êtres « sauvages », et Cortés ramène également en 1528 une troupe d'Aztèques, tout comme parallèlement les Chinois découvrant l'Afrique ramèneront dans leurs bagages des girafes et des Africains.

Cette fascination pour la différence concerne également les êtres frappés de difformités physiques ou mentales, comme ce portrait étonnant d'Antonietta Gonsalvus (1585), une jeune femme originaire des Canaries au visage recouvert de poils. Elle effectuera « une tournée » des cours européennes, qui souhaitaient posséder son portrait, dans l'esprit du « cabinet de curiosité ».

Mais le but de cette exposition, explique Nanette Jacomijn-Snoep, anthropologue et commissaire scientifique de l'exposition, est aussi d' « apporter une réflexion sur nous-mêmes, elle reflète notre regard, mais sans culpabiliser l'Occidental ». « C'est une histoire complexe, qu'il ne faut pas simplifier ».

« Nous avons voulu rendre la parole aux exhibés, leur redonner leur nom, les sortir de l'anonymat », et quand cela était possible « raconter leur histoire », toujours « particulière », résume Nanette Jacomijn-Snoep. Qu'il soit présenté comme un sauvage, un artiste, un monstre ou un ambassadeur exotique, les quatre archétypes mis en scène tout au long de l'exposition, il s'agit toujours de souligner la différence et l'anormal.

Le phénomène prend de l'ampleur au début du XIXe siècle, marqué par les débuts de la conquête coloniale et le développement scientifique avec l'obsession de la hiérarchisation et de la classification. « C'est un vrai changement de regard », où il faut « mesurer, observer, classer tout ce qui est 'anormal' », rappelle la commissaire de l'exposition. C'est à cette époque que des « scientifiques » avancent que l'homme africain est le chaînon manquant entre le singe et l'homme « normal », à savoir occidental blanc.

Vision glaçante et prémonitoire, un appareil de mesure des crânes est présenté pour démontrer comment la théorie des races s'élabore.

C'est également l'essor des spectacles ethniques, qui assimilent désormais difforme et lointain, une forme d'exhibition beaucoup plus violente, comme celle de Saartje Baartman, la « Vénus Hottentote », devenue le symbole de ce phénomène. Un tableau inédit a été restauré pour l'exposition et sa silhouette est rappelée en ombre, mais les commissaires ont fait le « choix de ne pas exposer le moulage » de son corps aux hanches et fesses hypertrophiées, réalisé par Georges Cuvier, souligne Nanette Jacomijn-Snoep.

Ces spectacles vont se professionnaliser et devenir une vraie « industrie des spectacles exotiques ». Des affiches qui ne pourraient plus être collées aujourd'hui dans les rues annoncent « un village africain » sur le Champs de mars en 1895, avec des représentations « de plus en plus spectaculaires, où les femmes sont souvent dénudées et l'homme représenté en cannibale », signe de leur dangerosité. Une tendance qui prend de l'ampleur avec les expositions coloniales et universelles, justifiant inconsciemment la colonisation.

Certains exhibés sont, malgré tout, de vrais artistes et gagnent la reconnaissance comme le premier acteur noir britannique Ira Aldridge qui jouera Othello (1874), Joséphine Baker et sa revue nègre, ou les danseuses cambodgiennes qui influenceront la danse moderne et fascineront Auguste Rodin.

A travers la scénographie, les commissaires ont voulu alléger le propos en rappelant les ambiances de théâtre et de spectacle, avec du rouge et du noir, mais aussi des miroirs qui renvoient notre image. Tout comme l'installation vidéo qui clôt l'exposition, dans laquelle un jeune trisomique, une musulmane lesbienne, une femme rom s'interrogent sur ce qui est normal.