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Après les attentats…

Pascal Blanchard, historien et chercheur au Laboratoire Communication et Politique du CNRS et Nicolas Bancel, historien et professeur à l’Université de Lausanne,  proposent une réflexion sur la radicalisation des terroristes qui ont commis les attentats de Paris, mettant face-à-face deux jeunesses. Comment comprendre et analyser ces événements à l’aune des héritages historiques, c’est le sens de leur tribune…

En regardant les places et rues de Paris ce dimanche 15 novembre, la sidération et l’effroi se mêlent à une terrible tristesse. Dans ces actes de guerre qui frappent la France, on ne peut qu’être saisi par la volonté délibérée de cibler la jeunesse. Conformément à l’idéologie mortifère des djihadistes, ce sont des lieux de vie, de plaisir et de culture qui ont été visés, lieux fréquentés par des jeunes, comme  s’il fallait d’abord frapper la jeunesse pour déstabiliser la nation.

Mais, il y a aussi « autre chose ». Les kamikazes (du moins ce que l’on en sait au jour d’aujourd’hui) sont, eux aussi, des jeunes. Pourquoi ces terroristes ont-ils renié le mode de vie occidental, en portant l’horreur dans leur propre pays ? Cette interrogation est nécessaire, car elle peut nous éclairer sur les mécanismes de la terreur, qui nécessite la réactivation du couvre-feu, comme lors de la guerre d’Algérie ou des émeutes de 2005. Ne pas s’interroger, c’est se condamner à voir de nouveaux fanatiques rejoindre Daesh ou des mouvements comparables.

Plusieurs d’entre eux sont français, issus de la région parisienne, ils avaient entre 20 et 32 ans. Hommes ou femmes, juste entrés dans l’âge adulte, pères de famille pour certains, et qui n’avaient pour but ultime que de mourir, en tuant d’autres jeunes. Tuer des jeunes, c’est abolir l’avenir d’un pays, marquer une société dans son devenir. Mais malgré ce drame, la jeunesse de France veut et souhaite résister. Elle descend dans la rue dès le week end et annonce avec fierté qu’elle « retournera au Bataclan » et ne veut pas que l’on « Touche à sa douce France ».

Imaginaires de ruptures

On constate, dans le même temps, que le parcours de radicalisation des terroristes est désormais « classique » : endoctrinement via internet et des mosquées radicales et des « prédicateurs » en France et en Belgique, puis c’est le voyage vers Daech et d’autres mouvements, l’entraînement physique et moral préparatoire aux champs de bataille du Moyen-Orient et enfin la boucherie sans autre finalité que de tuer le maximum de personnes et de mourir, en Orient ou en Occident. Les passés des tueurs se ressemblent : parcours scolaire chaotique, faits de petite délinquance, boulots précaires, quête identitaire... Rien de vraiment extraordinaire a priori. Alors, on est en droit, au-delà de l’horreur de ces actes et de la guerre à mener contre Daesh, de se questionner sur les motivations de ces jeunes terroristes.

Dans tous les mouvements de radicalisation, le sentiment originel de lutter pour le bien et de combattre une injustice est présent. A l’étranger, la situation des Palestiniens, véritable matrice psychique du recrutement des nouveaux terroristes, mais aussi les interventions et la présence occidentale au Moyen-Orient et les souvenirs lancinants de la domination coloniale, « preuves » que l’Occident est toujours dans le mépris, des Croisades jusqu’à l’intervention américaine en Irak, servent de facteurs d’explications. En France, le sentiment de déclassement, d’exclusion, l’absence d’horizon et de destin palpable, construit des anomiques qui ne trouvent pas leur place. Comme le dit Rachid Benzine, c’est là le résultat d’une série de « décrochements » scolaires, sociaux, s’achevant par la vacuité. Puissance du vide, condition de la quête de sens, d’une destinée. Mais, il peut aussi s’agir, tout simplement, d’un indétectable isolement, d’une lente maturation vers les imaginaires de rupture. Daech propose une eschatologie pour certains fascinante : la reconquête des terres conquises par Mahomet puis l’instauration du califat — disparu depuis 1924 et la chute de l’empire ottoman —, au prix du sang des « infidèles », mais aussi la vengeance contre l’Occident, pour ses crimes passés et présents. Daech promet aussi un destin — comme hier Al Qaïda — tissé par l’héroïsme sur les champs de bataille et le sacrifice dans les attentats contre les infidèles. Une nouvelle vie dans le sacrifice…

Aux origines de la haine

Ce qui nous frappe, aussi, c’est que les failles identitaires de ces tueurs ne se limitent pas aux seuls descendants de migrants et aux familles musulmanes. Plus d’un tiers des radicaux qui s’embarquent pour le Moyen-Orient sont désormais des convertis. Ils ont le sentiment, eux aussi, d’hériter de la marginalisation de ceux qui les ont précédés.

Leur islam est bricolé, issu d’une formation courte et superficielle, l’histoire repose sur des mythes, et le sentiment de l’humiliation, ressentie intimement, légitime la guerre contre l’Occident. C’est dans ce vide mémoriel, ces décrochements et ces impasses identitaires que Daesh recrute et fabrique ces tueurs, qui deviennent les nouveaux croisés des temps modernes, dans un voyage qui emprunte le parcours inverse de celui des Croisades. En guerre contre eux-mêmes, contre cet Occident et ce pays dans lequel ils ont grandi, auquel ils appartiennent et dont ils ont le sentiment qu’il n’est « pas pour eux ».

Tuer ces autres jeunes qui vivent dans leur pays de naissance, c’est chercher à abolir le sentiment de n’avoir jamais pu être ceux qu’ils détruisent. Terrifiants jeux de miroirs. Si nous voulons les combattre, il faut sans doute admettre et encourager toutes les mesures propres à gagner cette guerre asymétrique, ici et là-bas. Mais, il est primordial aussi de comprendre ce « mal » qui gagne ici cette fraction de la jeunesse. Sinon, nous nous condamnons à voir d’autres « jeunes » partir, d’autres « jeunes » mourir, dans une guerre sans fin.