Memoire Combattantes

Dossier de presse

« Catégoriser les femmes africaines en régime colonial : Eros et Thanatos désunis » (pp161-172)

Chaque semaine, en 2020, le Groupe de recherche Achac, en partenariat avec CNRS Éditions et les Éditions La Découverte, vous propose un article du livre en open source. L’objectif, ici, est de participer à une plus large diffusion des savoirs à destination de tous les publics. Les 45 contributions seront disponibles pendant toute l’année 2020.

Découvrez cette semaine l’article de Yann Le Bihan, sociologue, chercheur rattaché au laboratoire Sophiapol à l’Université Paris-Nanterre, membre du Conseil de la Société d’ethnologie française et spécialiste du corps, du racisme et de la constitution des stéréotypes. Cet article s’intitule Catégoriser les femmes africaines en régime colonial, Eros et Thanatos désunis et analyse le statut de la femme africaine dans l’imaginaire occidental en déconstruisant les poncifs de virilité et de désirabilité qui lui sont attachés.

Le Groupe de recherche Achac met également à disposition, ici, une séquence vidéo du colloque “Images, colonisation, domination sur les corps” qui a eu lieu le 3 décembre 2019 au Conservatoire national des arts et métiers. Découvrez l’intervention de Pascal Ory, qui analyse, ici, La négresse captive ou Pourquoi naître esclave ?, détail de la Fontaine des Quatre-Parties-du-Monde, bronze, 1867-1874, de Jean Baptiste Carpeaux.

 

 

Article 5 « Catégoriser les femmes africaines en régime colonial : Eros et Thanatos désunis» issu de la partie 2 Sexualité, prostitution, corps de l’ouvrage Sexualités, identités & corps colonisés (p.161-172)*

© CNRS Éditions / Éditions la Découverte / Groupe de recherche Achac / Yann Le Bihan (Sexualités, identités & corps colonisés, 2019)

 

 


Catégoriser les femmes africaines en régime colonial

Eros et Thanatos désunis

Yann Le Bihan

 

« La vie est toujours un produit de la décomposition de la vie. »

Georges Bataille[1]

La duplicité des représentations de la « femme africaine » simultanément vitale et mortifère est ancienne. Les thèmes de la sexualité et de la fécondité mais aussi ceux de l’agressivité et de l’anéantissement, lui sont associés, en effet, de manière remarquable et permanente. Cette complexité est signalée dans les œuvres picturales, romans et spectacles coloniaux[2]. De nombreux travaux historiques ou ethnologiques l’évoquent également. L’imaginaire double se révèle robuste au point de se manifester encore dans le contenu actuel des images et textes de la presse écrite française[3]. Comparée à la femme blanche, une plus grande physicalité, corporéité de l’Africaine, y est mise en scène de façon tragique, morbide et érotique, en particulier dans les bandes dessinées pour adultes. Prêtresse primitive usant de ses pouvoirs magiques et sexuels, elle entraîne l’homme blanc vers une inéluctable déchéance physique et morale. Par ailleurs, le cliché de la mère africaine articule très fréquemment la fécondité et la mort. Enfin, significativement plus dénudées que les Blanches auxquelles elles sont soumises, les femmes africaines sont montrées dans des situations conjointement sexuelles et menaçantes.

Le caractère à la fois vital et funeste de ces poncifs permet d’invoquer Eros et Thanatos afin de mieux appréhender la dramatisation, au sens d’une mise en scène des femmes africaines. En quoi le recours à ce dualisme de la Vie et de la Mort permet-il de mieux déchiffrer l’ambiguïté dont cette « féminité de l’ailleurs » est intensément l’objet ?

Pensée de l’Antiquité grecque et psychanalyse disent la puissante équivocité des deux forces. Dans une perspective freudienne, Eros désigne les pulsions sexuelles génératrices et les pulsions d’auto-conservation. Thanatos, en tant que pulsion primordiale de mort, d’auto-destruction, puis d’agression, vise le retour à un état antérieur anorganique apaisé. Désir et source de vie, l’Eros platonicien porte en lui le mortifère de la passion destructrice. Tout aussi ambigu, l’antique Thanatos inspire davantage l’apaisement que la violence et l’effroi. En effet, pour les Grecs, précise Jean-Pierre Vernant, la charge qui incombe à Thanatos « n’est pas de tuer, mais d’accueillir le mort, de prendre livraison de quiconque a perdu la vie, rien de terrifiant et encore moins de monstrueux ». Au contraire le Thanatos viril peut s’incarner dans le guerrier trouvant dans la « belle mort » le plein accomplissement de la vie. Mais lorsque la Mort dévoile son visage terrible, il est frappant qu’elle apparaisse alors féminine et noire. « La mort dans son aspect d’épouvante, comme puissance de terreur, exprimant l’indicible et l’impensable, l’altérité radicale, c’est une figure féminine qui en assume l’horreur : la face monstrueuse de Gorgô, dont le regard, insoutenable, change en pierre. Et c’est encore une entité féminine, la Kère – noire, horrible, exécrable – qui représente la mort comme force maléfique s’acharnant sur les humains pour les détruire, assoiffée de leur sang, les avalant pour les engloutir, dans cette nuit où le destin veut qu’ils se perdent[4]. »

Ambiguïté, donc, de la Vie et de la Mort ? Le terme est impropre. C’est en réalité l’ambivalence qui peut rendre compte de la simultanéité des valences s’opposant au cœur de l’imaginaire attaché à la femme africaine.[5] L’ambivalence conduit à éprouver ou exprimer simultanément deux sentiments, deux attitudes opposées à l’égard d’un même objet : amour et haine, attirance et crainte, affirmation et négation… C’est bien une « fascination répulsive » qu’éprouvent les explorateurs, les missionnaires et les colons confrontés aux rires à la fois séducteurs et « ­anthropophages » des superstitieuses, mais troublantes, danseuses « nègres ».

Pourquoi l’ambivalence occidentale orientée vers la femme africaine apparaît-elle si puissante et durable ? La perspective archétypale, abordée dans une première partie, fournit une réponse en rappelant l’existence d’un redoublement symbolique de la couleur noire et de la féminité, chacune enchevêtrant les images de vie et de mort. Elle décrit, en quelque sorte, l’état précédant la désintrication d’Eros et de Thanatos.

Comment résoudre la contradiction d’une crainte et d’un dégoût éprouvés par des hommes à l’égard de femmes exotiques simultanément désirables et offrant une sexualité supposée débordante ? Il s’agit de désunir, séparer pulsions de vie et de mort, rompre le lien que l’agressivité entretient avec la sexualité. D’une part, en mobilisant l’ontologie naturaliste, présentée dans une deuxième partie, qui sépare progressivement la nature de l’humanité. D’autre part, en opérant un clivage, une désunion des valences positive et négative. De ces opérations classificatrices et polarisantes, procède l’élaboration de plusieurs stéréotypes qui offrent une solution (solvere signifie délier) de l’ambivalence. Mobilisée au XIXe siècle, une physiologie pathologisante s’inspirant de l’antique théorie des humeurs, est présentée dans une troisième partie. Elle permet d’élaborer la figure univoque de la femme africaine morbide. Enfin, trois couples stéréotypiques, décrits dans une dernière partie, réinvestissent la trinité platonicienne du Bon, du Vrai et du Beau.

Eros et Thanatos à couple : l’ambivalence redoublée de la féminité et de la noirceur

L’Antiquité voit naître l’idée d’un lien essentiel entre l’esclavage et les Africains, mais également l’association de la noirceur de Satan et de la mort. Dans les représentations chrétiennes antérieures à la période médiévale, le « Nègre » est déjà regardé comme un être intermédiaire entre l’humanité et l’animalité, objet du rapprochement invariablement établi entre la couleur noire et le mal.

La démoniaque Lilith et l’Ève tentatrice symbolisent la dimension maléfique de la nature et de l’animalité. Mais qu’en est-il de la femme africaine ? Inutile d’attendre les temps modernes pour relever les premiers préjugés portant sur sa lubricité. Noirceur, luxure et féminité sont associées dès les premiers siècles de l’ère chrétienne. Mais c’est à partir du XIIe siècle que se développe véritablement le stéréotype de la sexualité torrentielle des Africaines. Les premiers récits des explorateurs le renforcent en mentionnant qu’elles « se donnent avec simplicité, aucune convention sociale n’ayant altéré leur instinct naturel[6] ». De telle sorte que noirceur et féminité se conjuguent symboliquement pour étayer la construction imaginaire d’un rapport privilégié de la femme africaine avec la nature. La couleur noire associée à l’infernal et au terrible, rappelle l’indifférencié des Ténèbres primordiales et du Chaos originel, mais aussi l’état qui précède, qui va donner naissance. Eros se joint à son frère Thanatos au cœur de la féminité et de la noirceur qui évoquent toutes deux l’engendrement.

« Ainsi la Femme-Mère a un visage de ténèbres : elle est le chaos d’où tout est issu et où tout doit un jour retourner ; elle est le Néant. Dans la Nuit se confondent les multiples aspects du monde que révèle le jour : nuit de l’esprit enfermé dans la génération et l’opacité de la matière, nuit du sommeil et du rien. Au cœur de la mer, il fait nuit : la femme est la Mare tenebrarum redoutée des anciens navigateurs ; il fait nuit dans les entrailles de la terre. Cette nuit, où l’homme est menacé de s’engloutir, et qui est l’envers de la fécondité, l’épouvante. Il aspire au ciel, à la lumière, aux cimes ensoleillées, au froid pur et cristallin de l’azur ; et sous ses pieds, il y a un gouffre moite, chaud, obscur tout prêt à le happer ; quantité de légendes nous montrent le héros qui se perd à jamais en retombant dans les ténèbres maternelles : caverne, abîme, enfer[7]. »

Quelle cohérence symbolique peut-on plus précisément établir entre noirceur, féminité et stéréotypes traditionnels de la femme africaine ? À la fois Magna Mater et mère terrible, elle convoquerait les images du désir et de l’effroi, réunissant les « aspects essentiels de la mère : sa bonté tutélaire et nourrissante, sa capacité orgiastique d’émotions et son obscurité d’enfer[8] ». Plus fondamentalement, l’imaginaire constituerait l’expression de l’humaine inquiétude face au temps. Ses structures symboliques se manifesteraient à travers les images de l’animalité, de l’obscurité et de la chute. Ainsi, l’imaginaire de l’Africaine à la peau très sombre évoquant l’animalité qui « endosse le symbolisme de l’agressivité, de la cruauté[9] », pourrait constituer l’explication de la répulsion que les « Négresses » ont pu susciter[10]. La femme africaine appellerait aussi la « troisième grande épiphanie imaginaire de l’angoisse humaine devant la temporalité » : le symbolisme de la chute, par le biais du thème de l’engloutissement dans l’humide et visqueuse putréfaction des eaux ténébreuses. Dans la littérature coloniale, du XIXe siècle, il est remarquable d’observer la persistance des images de pourriture, de fermentation, d’huile rance, jointes à celles de la femme noire des côtes au « climat brûlant » et saturé d’humidité. La Nuit constituerait l’origine absolue de l’aversion fondamentale à l’égard de la femme africaine. Cette image des ténèbres évoque celle de l’eau noire et menaçante, symbole d’une féminité nocturne et effroyable, elle-même liée au thème temporel de l’écoulement (eau et sang menstruel)[11].

« Mais de nouveau ici l’ambivalence joue : si la germination est toujours associée à la mort, celle-ci l’est aussi à la fécondité. La mort détestée apparaît comme une nouvelle naissance et la voilà alors bénie. Le héros mort ressuscite, tel Osiris, à chaque printemps et il est régénéré par un nouvel enfantement[12]. » Chaque image nocturne, rappelant l’ambiguïté de la noirceur (anéantissement et résurrection) possède une double signification. La lune, par exemple, marque à la fois le déclin vers la mort mais aussi « le retour à la Mère primordiale pour y oublier les contradictions et les peines du siècle : la matrice de toute régénération, de toute renaissance[13] ».

Observons maintenant comment la désunion de l’ambivalence, accompagnant la figure coloniale de la femme africaine, s’appuie sur une dénaturalisation qui extraie l’humanité ainsi que la masculinité hors de la nature primitive et féminine.

Cosmogonie naturaliste et androcentrique

L’imaginaire colonial recourt à une première grande catégorisation offerte par la cosmogonie naturaliste qui établit une coupure entre humanité et nature. La conception aristotélicienne de la nature, en tant que somme ordonnée des êtres soumis à des lois indépendantes des volontés divines, constitue les prémisses de son autonomisation ; autrement dit, dans « la pensée grecque, chez Aristote notamment, les humains font encore partie de la nature. Leur destinée n’est pas séparée d’un cosmos éternel, et c’est parce qu’ils peuvent accéder à la connaissance des lois qui le régissent qu’ils sont en mesure de s’y situer. Pour que la nature des Modernes accède à l’existence, il fallait donc une deuxième opération de purification, il fallait que les humains deviennent extérieurs et supérieurs à la nature. C’est au christianisme que l’on doit ce second bouleversement, avec sa double idée de transcendance de l’homme et d’un univers tiré du néant par la volonté divine[14] ».

L’affirmation chrétienne de la transcendance humaine, c’est-à-dire de sa supériorité et extériorité, paraît décisive. Elle ouvre en effet la voie vers l’affirmation des concepts d’homme et de science durant le siècle des Lumières, enfin de l’idée de société et de culture au XIXe siècle. Cette pensée « gréco-occidentale » propose in fine un ensemble hiérarchisé et cohérent de catégories séparant la culture de la nature, mais aussi l’âme du corps, l’humanité de l’animalité, la raison de la sensation ou de l’émotion…

Mais l’imaginaire colonial de la femme africaine apparaît indissociablement occidental et masculin, le naturalisme constituant le fond symbolique sur lequel s’établit la catégorisation des deux genres. Parler ici, plus précisément, de mode de pensée « androcentrique » permet de souligner que l’être masculin est constitué, à lui seul, comme le représentant de l’espèce humaine à partir duquel tout individu est évalué d’un point de vue moral, comportemental, physique… La masculinité participe d’un « ordre culturel construit contre la fusion originaire avec la nature maternelle et contre l’abandon au laisser-faire et au laisser-aller, aux pulsions et aux impulsions de la nature féminine[15] ». Au-delà de la féminité, cette conception peut également intéresser le Primitif, le Peuple, l’Étranger, l’Enfant…, c’est-à-dire toutes les catégories dominées qui se trouvent placées « dans la Nature et la subissent, alors que les dominants surgissent de la Nature et l’organisent[16] ».

La prise en compte de l’ontologie naturaliste permet ainsi de comprendre l’homologie établie entre les attributs de l’Africain et ceux de la femme. La littérature coloniale véhicule en effet l’affirmation selon laquelle la « race nègre » est une « race femelle ». Pour certains opposants à l’esclavage, les libérations de la femme et du Noir relèvent du même combat parce que ce dernier représente… « la race femme dans la famille humaine, comme le blanc est la race mâle. De même que la femme, le noir est privé des facultés politiques et scientifiques ; il n’a jamais créé un grand État, il n’est point astronome, mathématicien, naturaliste ; il n’a rien fait en mécanique industrielle. Mais par contre, il possède au plus haut degré les qualités de cœur, les affections et les sentiments domestiques ; il est homme d’intérieur. Comme la femme, il aime aussi avec passion les affections et les sentiments domestiques[17] ».

Bref, le Noir se trouve symboliquement déplacé vers le pôle du féminin, vers la nature, l’immanence, l’animalité, la corporéité, l’émotion et l’espace privé. De son côté, la figure de la bestiale et luxurieuse femme africaine, produit de l’imaginaire occidental et masculin, porte à son paroxysme l’univers symbolique de la féminité. Parce que femme et primitive, elle apparaît doublement rejetée vers la nature et dans sa propre nature.

Thanatos tout puissant : l’humeur morbide de la femme africaine

L’usage moderne de l’antique théorie des humeurs permet une deuxième riposte symbolique à l’inquiétude que génère l’ambivalence de la féminité et de la noirceur de l’Africaine. S’inspirant des représentations hippocratiques puis aristotéliciennes de la complexion humaine, la médecine occidentale, à l’âge classique, concentre son regard sur la physiologie féminine. Chacun des quatre liquides corporels, ou humeurs (sang, bile, atrabile ou bile noire et phlegme), présente différentes caractéristiques (froide, chaude, humide et sèche) de qualité variable. La santé repose sur un équilibre humoral en quantité et qualité. La chaleur, essentiellement masculine, est signe de santé, de force et de vie. Féminine, la froideur évoque la faiblesse et la mort[18]. La maladie procède, soit de la surabondance ou du défaut d’une humeur, soit d’une excessive chaleur ou froideur corporelle. De la froideur en excès découle frigidité et infertilité utérine à l’image d’une terre hivernale. Inversement, un corps de femme trop chaud interdit la fécondité en ce qu’il brûle la semence masculine. Ce raisonnement intéresse au premier chef les prostituées et leurs innombrables copulations.

Mais l’Africaine constitue l’autre figure de la femme « chaude ». Sa complexion est, au XVIe siècle, expliquée par le climat des contrées subsahariennes. Sous l’effet de la chaleur, la taille de son clitoris augmenterait. Ainsi, les anciennes mais toujours actuelles croyances dont les Noirs de sexe masculin sont l’objet, intéressent tout autant les Africaines qui « s’abandonnent à l’amour avec des transports inconnus partout ailleurs : elles ont des organes sexuels larges et ceux des nègres sont très volumineux proportionnellement[19] ».

Dans le contexte d’un racialisme triomphant, la conception d’une physiologie de la femme aux pratiques sexuelles immodérément « échauffantes » plonge la médecine humorale du XIXe siècle dans un conflit cognitif et moral. Comment, en effet, concilier ces propriétés avec la représentation positive de la chaleur masculine ? La virilisation symbolique de saines et fortes courtisanes ou de Noires étant exclue, reste l’argument pathologique et moral. Cette surchauffe corporelle trouve alors son origine, non plus dans une constitution corporelle liée à des mœurs ou à un climat particulier, mais dans le vice et la dépravation[20].

L’inquiétude accompagnant le fantasme de la femme africaine à la sexualité morbide et corruptrice parvient dès lors à son paroxysme[21]. Œuvre emblématique de la littérature coloniale, Le Roman d’un spahi[22] offre l’image d’une femme animale et étrange dans un « pays de mort, presque un suaire digne de la préhistoire par son gigantisme, ses excès, sa désolation et son silence, par l’atrocité de son soleil et de ses paysages[23] ». La relation charnelle avec la « négresse » signe la déchéance sexuelle et morale du héros occidental, masculin et militaire. Magicienne, féticheuse ou envoûteuse, sa sexualité le vide de sa puissance virile, l’émascule symboliquement pour le précipiter dans la maladie et la mort. Il s’agit d’un thème puissant de la production poétique, romanesque, mais aussi cinématographique de l’époque[24].

Eros et Thanatos désunis : le clivage moral, ontologique et esthétique des femmes africaines

Une plus forte disjonction des valences poursuit le travail de déliaison de l’ambivalence, autrement dit de résorption du conflit entre Eros et Thanatos. D’un point de vue psychanalytique, il s’opère plus exactement un clivage de l’objet qui, visé par des pulsions à la fois érotiques et destructrices, est scindé en un « bon » objet et un « mauvais » objet. Le discours colonial accomplit cette polarisation au regard du Bon, du Vrai ontologique et du Beau. Autant d’oppositions stéréotypiques sont respectivement produites : la bonne Noire/la mauvaise Noire ; la Noire authentique/la fausse Noire ; et enfin la Peule/la « négresse » complétée de la mulâtresse.

Le recours exclusif à l’un des termes du couple « bonne Noire/mauvaise Noire » dissipe effectivement l’ambivalence. Il dépend du statut conféré à l’ordre naturel : harmonie des commencements associée au thème d’une nature bénéfique par laquelle la bonne Noire se laisse guider, ou bien anarchie primitive liée à une nature maléfique et inquiétante dont la mauvaise Noire ne peut se déprendre. En outre, le rapport imaginaire de l’Occidental à la nature ne peut être dissocié de celui qu’il entretient avec sa propre culture. La distinction entre bonne et mauvaise Noire a en effet pour corollaire celle que l’on peut établir entre, d’une part, le mauvais civilisé associé à une idéologie pastorale anti-technicienne et d’autre part, le bon civilisé accompagné d’un discours de progrès[25].

Le deuxième couple stéréotypique implique d’abord l’authenticité en tant qu’adéquation immédiate entre la femme africaine et la nature, qu’elle soit bénéfique ou maléfique. Ensuite, sa fausseté découle d’une dénaturation par assimilation des modèles et valeurs de l’Occident civilisé. Mais la Noire est placée dans une impasse funeste : authentique, elle demeure assujettie à une nature qui l’exclut de l’excellence civilisationnelle. Acculturée, elle trahit sa propre nature pour devenir une créature fausse. Sa fausseté procède de l’imitation (factice, elle singe les mœurs occidentales) et de l’imposture (fourbe « par nature », elle masque sous le paraître l’inanité de sa prétention à l’être de culture).

La troisième désunion de l’ambivalence distingue la « Négresse » (à la peau la plus foncée), de la Peule (aux traits « fins »). Au-delà d’une simple opposition esthétique, se joue l’attribution d’un degré d’humanité distinct, ou plus exactement, d’une dignité variable dans l’animalité. La Peule constitue une catégorie coloniale assez méconnue mais structurante de la pensée ordinaire du continent africain. Sa beauté et son origine orientale fantasmées (évoquant la légende de la reine de Saba), lui procurent dignité et noblesse. À l’opposé, menaçante et lubrique, la « Négresse » aux traits « grossiers » est bestialisée. Sa sexualité apparaît brute. Réduite à un corps en volume et en peau, son visage n’est pas décrit. Cette féminité semble être l’objet d’une véritable opération projective par laquelle l’Occidental expulse et localise ses propres pulsions inacceptables sur un être exotique animalisé. Il peut ainsi méconnaître en lui-même sa propre animalité, au cours d’un XVIIe siècle où les nations européennes, à la fois imposent des valeurs de discipline, d’abnégation, de contrôle sexuel difficiles à respecter, et intensifient leurs relations avec l’Afrique[26].

À l’issue de ce travail de clivage, demeure la mulâtresse comme un résidu d’ambivalence. Sa sexualité est raffinée, humanisée par l’apport de sang blanc. Morphologiquement acceptable au regard des canons occidentaux, elle allie beauté et exotisme troublant. Mais la « sang-mêlé » inquiète car elle symbolise le vice, la luxure et l’impureté qui menacent de troubler la coïncidence entre ordre social et ordre racial, d’estomper la division établie par la « ligne de couleur »[27].

La catégorisation des femmes africaines en régime colonial ne peut être réduite à un processus d’assimilation et de contraste entre des classes d’êtres humains au regard du seul contenu de représentations corporelles et comportementales (la torrentielle sexualité de la Noire). Elle s’accompagne d’un clivage produisant de multiples figures féminines polarisées d’un point de vue esthétique, ontologique et moral. Dans cette perspective, il nous paraît important de rappeler le rôle symbolique des caractéristiques morphologiques. La « finesse » des traits corporels marque une proximité à la culture tandis que leur « grossièreté » représente l’indice d’une « moralité » dégradée car liée à l’animalité. Par ce clivage, l’homme blanc tente de résoudre une ambivalence fondamentale, qui est aussi celle qu’il éprouve en miroir à l’égard de l’Occident, autrement dit de lui-même. L’imaginaire colonial n’est pas mort. Souscrivant à la vieille illusion physiognomonique de la correspondance entre le physique et le moral, la presse magazine actuelle mobilise encore la figure édénique de l’authentique et bonne Peule dotée de traits « fins ». Celle de la « Négresse », tragique, fausse, mauvaise, et de surcroît « grossière », est massivement associée aux représentations les plus mortifères.

Deux tentations demeurent. D’abord, celle de ne retenir que la dimension idéelle de la catégorisation qui ne servirait que des intérêts symboliques, cognitifs ou identitaires. Or, cette dernière se fonde sur une différenciation qui « dans sa spécificité comparative a pour fonction essentielle de connaître dans le but de posséder, d’asservir, de conquérir, de dominer, de s’approprier[28] ». La seconde est la déshistoricisation des représentations occidentales de la femme africaine. La prise en compte de leur contexte d’émergence historique, culturel et économique reste indispensable. Il semble plus largement utile de délaisser l’imposition d’une interprétation soit culturelle, soit archétypale des productions de la catégorisation de l’Autre exotique, au profit de l’étude de l’articulation entre éléments symboliques et facteurs socio-historiques.

 

 

* Retrouvez le sommaire de l’ouvrage ici 

 

Pour citer cet article : Yann Le Bihan «Catégoriser les femmes africaines en régime colonial : Eros et Thanatos désunis», in Gilles Boëtsch, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sylvie Chalaye, Fanny Robles, T. Denean Sharpley-Whiting, Jean-François Staszak, Christelle Taraud, Dominic Thomas et Naïma Yahi, Sexualités, identités & corps colonisés, Paris, CNRS Éditions, 2019 : pp.161-172.

 

Retrouvez l’ouvrage sur le site de CNRS Éditions ici 

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[1]. Georges Bataille, L’érotisme, Paris, Minuit, 1957.

 

[2]. Anne Baldassari, « Corpus ethnicum : Picasso et la photographie coloniale », in Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Éric Deroo, Sandrine Lemaire (dir.), Zoos humains, de la Vénus hottentote aux reality shows, La Paris, La Découverte, 2002 ; Sylvie Chalaye, « Spectacles, théâtre et colonies », in Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire (dir.), Culture coloniale. La France conquise par son Empire (1871‑1931), Paris, Autrement, 2003.

 

[3]. Yann Le Bihan, Femme noire en image. Racisme et sexisme dans la presse française actuelle, Paris, Hermann, 2011. Ont été menées l’étude plastique et iconique de 780 images ainsi que l’analyse de contenu d’un corpus de 489 textes prélevés sur une période de onze années dans quatre mensuels français, New Look, Vogue Hommes, Photo et L’Écho des Savanes.

 

[4]. Jean-Pierre Vernant, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989 (chapitre « Mort grecque, mort à deux faces »).

 

[5]. On entendra par « valence » la disposition d’un individu éprouvant un sentiment, soit négatif, soit positif, à l’égard d’un objet.

 

[6]. Willem Lodewijcksz, Premier Livre de l’histoire de la navigation aux Indes orientales, Amsterdam, Cornille Nicolas, 1598, cité par François de Negroni, Afriques fantasmes, Paris, Plon, 1992.

 

[7]. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949.

 

[8]. Carl Gustav Jung, Les racines de la conscience, Paris, Buchet-Chastel, 1971.

 

[9]. Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1969.

 

[10]. Ada Martinkus-Zemp, Le Blanc et le Noir, Essai d’une description de la vision du Noir par le Blanc dans la littérature française de l’entre-deux-guerres, Paris, Nizet, 1975.

 

[11]. Ces images nocturnes et aqueuses sont encore aujourd’hui mobilisées par la presse française. Voir Yann Le Bihan, « La “femme noire” dans l’imaginaire occidental masculin », in L’Autre, vol. 7, no 1, 2006.

 

[12]. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949.

 

[13]. Jean Servier, Histoire de l’utopie, Paris, Gallimard, 1967.

 

[14]. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

 

[15]. Pierre Bourdieu, « La domination masculine », in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, no 84, 1990.

 

[16]. Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris, Côté-femmes Éditions, 1992.

 

[17]. Gustav d’Eichtal, Ismaÿl Urbain, Lettres sur la race noire, Paris, Paulin, 1839, cité par Léon-François Hoffmann, Le Nègre romantique. Personnage littéraire et observation collective, Paris, Payot, 1973.

 

[18]. Françoise Héritier, « Une anthropologie symbolique du corps », in Journal des africanistes, t. 73, no 2, 2003.

 

[19]. Julien-Joseph Virey, Histoire naturelle du genre humain, Paris, Dufart, 1801, cité par Hoffmann, Le nègre romantique, Paris, Payot, 1973.

 

[20]. Elsa Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2006.

 

[21]. Sander. Gilman, L’Autre et le Moi : stéréotypes occidentaux de la race, de la sexualité et de la maladie, Paris, PUF, 1996.

 

[22]. Pierre Loti, Le roman d’un spahi, Paris, Flammarion, 1982 [Calmann-Lévy, 1881].

 

[23]. Léon Fanoudh-Siefer, Le mythe du nègre et de l’Afrique Noire dans la littérature française (de 1800 à la 2e Guerre Mondiale), Paris, Klincksiek, 1968.

 

[24]. Jennifer Yee, Clichés de la femme exotique. Un regard sur la littérature coloniale française entre 1871 et 1914, Paris, L’Harmattan, 2000 ; Jean-Marie Seillan, Aux sources du roman colonial. L’Afrique à la fin du XIXe siècle, Paris, Karthala, 2006 ; Olivier Barlet, Pascal Blanchard, « Rêver : l’impossible tentation du cinéma colonial », in Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire (dir.), Culture coloniale. La France conquise par son Empire (1871‑1931), Paris, Autrement, 2003.

 

[25]. Jean-Marc Moura, L’image du Tiers-Monde dans le roman français contemporain, Paris, PUF, 1992.

 

[26]. Voir William B. Cohen, Français et Africains, Les Noirs dans le regard des Blancs (1530‑1880), Paris, Gallimard, 1981.

 

[27]. Jean-Luc Bonniol, « La couleur des hommes. Le cas antillais. Principe d’organisation sociale », in Ethnologie Française, vol. XX, n° 4, 1990. Notion proposée au début des années 1950 par Lloyd Warner, the color line décrit initialement l’étanchéité entre les deux « groupes » raciaux et sociaux au sein de la société nord-américaine.

 

[28]. François Affergan, Exotisme et altérité, Paris, PUF, 1987.

 

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