Chaque semaine, le Groupe de recherche Achac, en partenariat avec CNRS Éditions et les Éditions La Découverte, vous propose un article du livre en open source. L’objectif, ici, est de participer à une plus large diffusion des savoirs à destination de tous les publics. Les 45 contributions seront disponibles pendant toute l’année 2020.
Découvrez cette semaine l’article de Juliette Dumas, historienne, maîtresse de conférences à l’Université d’Aix-Marseille, spécialiste de l’histoire sociale et politique de la société de cour ottomane à l’époque moderne. Cet article s’intitule Le voile des ottomanes et analyse les productions littéraires et visuelles du XVe siècle au XIXe siècle ayant contribué à l’émergence du fantasme de l’orientale dans l’imaginaire européen. Amalgamée à la figure de la stambouliote ou de la grecque et aux descriptions de Harem que Lady Montagu ne tardent pas à faire circuler, l’image de la femme ottomane, fugitive et voilée, distante et mystérieuse devient la figure exutoire du fantasme sexuel européen. Cette contribution participe d’un programme plus vaste destiné à étudier les relations entre sexe et imaginaires coloniaux.
Le Groupe de recherche Achac met également à disposition, ici, une séquence vidéo du colloque “Images, colonisation, domination sur les corps” qui a eu lieu le 3 décembre 2019 au Conservatoire national des arts et métiers. Découvrez l’intervention d’Olivier Faron qui analyse, ici, une publicité de la marque de prêt-à-porter United Colors of Benetton d’Oliviero Toscani, photographie, tirage argentique, sans date (1995). Vous retrouverez cette image au sein de l’ouvrage Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours (La Découverte, 2018) à la page 431.
Article 3 « Le voile des Ottomanes » issu de la partie 1 Discours, fantasmes et imaginaires de l’ouvrage Sexualités, identités & corps colonisés (p.57-66)*
© CNRS Éditions / Éditions la Découverte / Groupe de recherche Achac / Pierre Ragon et T. Denean Sharpley-Whiting (Sexualités, identités & corps colonisés, 2019)
Le voile des Ottomanes
Par Juliette Dumas
L’Orient des orientalistes est un monde fantasmé, offrant une sexualité débridée : fantasmes et vices y fonctionnent de pair et s’accordent pour faire de la femme orientale un objet central. Pourtant, la « femme orientale » n’existe nulle part ailleurs que dans l’orientalisme, et même ainsi : elle est d’abord plurielle et, à l’époque moderne, largement ottomane (c’est-à-dire tantôt grecque, tantôt arménienne ou juive, mais aussi turque, arabe, serbe…). À l’âge des impérialismes européens, cette pluralité est certes mieux affirmée, mais aussi plus caricaturale. Ainsi, il faut distinguer la femme orientale « magrébine », de la « grecque » et, bien entendu, de « l’ottomane », strictement musulmane, dont le modèle est esquissé à partir des femmes de l’élite stambouliote.
Si les contours de la « femme ottomane » des orientalistes varient au cours du temps, le personnage répond à une construction influencée par le discours sur le harem – celui du sultan ottoman[1]. Chargé de connotations sexuelles multiples, le harem serait leur univers privilégié, voire unique. Voilà ces femmes associées à la luxure et leur corps, objet de dévoilement impudique. Le crime de l’orientalisme résiderait dans sa passion pour le nu, presque exclusivement féminin, conçu comme une invitation à l’érotisation de ses sujets. Quelle que soit la justesse des analyses qui ont pu être faites à ce propos, elles procèdent en amont d’un exercice de sélection du matériel orientaliste, qui tend à accorder une place surdimensionnée à la nudité (et ses interprétations[2]). Or, la mise à nu des Ottomanes par l’orientalisme ne peut pas bien se comprendre sans son contre-point indispensable : le voile et la dissimulation de leurs corps – avec cette question lancinante : entièrement nu ou complètement voilé, de quoi le corps des Ottomanes est-il le nom ? Pour le comprendre, il faut analyser conjointement les productions orientalistes, tant écrites que picturales : par-delà des contraintes profondément divergentes, sous des formulations multiples et selon des temporalités décalées, elles procèdent d’un même exercice de discours sur la « femme ottomane » – nue, comme voilée.
La naissance d’un mythe : le harem
Suite à la Renaissance, l’Europe entame sa découverte des quatre parties du monde et se lance dans l’écriture de leur description, dans une démarche où dire le monde est un prélude à sa domination. Ce faisant, cet exercice d’écriture et de connaissance repose sur des expériences de première main : récits de voyageurs, de conquérants, d’ambassadeurs… L’Empire ottoman n’échappe pas à cette dynamique. Le profil de ces voyageurs contribue à déterminer leur expérience. Pour l’Empire ottoman, les religieux mis à part (hors du champ de cette réflexion), la période moderne est tout entière dominée par des voyageurs qui gravitent dans l’entourage des ambassades – secrétaires, savants, botanistes… Or, la proximité avec l’univers diplomatique contribue à produire une connaissance à partir de la société de cour ottomane, qu’ils fréquentent, de façon presque exclusive, tant les interactions directes avec le reste de la société ottomane sont délicates.
Il en émerge un regard tronqué sur la société ottomane, notamment en ce qui concerne la question des femmes. Tout d’abord, la structure du harem y prime. Or, le harem est une structure élitaire par excellence, qui ne concerne qu’une minorité de familles ottomanes[3]. Autrement dit, c’est dire la société ottomane à partir d’une marge, dominante, certes, mais quantitativement minoritaire. De là, dérive une appréhension de la condition féminine ottomane organisée autour de trois concepts :
– La réclusion stricte des femmes : la réputation est reine en terres ottomanes et invite à un contrôle strict des femmes, qui pousse au contrôle de leurs sorties publiques, de leurs interactions directes avec des hommes et, in fine, à leur dissimulation sous des couches de voiles et de tissus. Cette perception est, en fait, profondément imparfaite, car elle y voit un phénomène de genre, quand il s’agit avant tout d’une logique élitaire ; mais la subtilité de la pensée ottomane échappe aux Occidentaux qui ne voient que les interdits à l’encontre du beau (et noble) sexe ;
– La polygamie : le harem est associé à la multiplicité des femmes, où le facteur de pluralité porte presque exclusivement (dans le regard occidental) sur les partenaires sexuelles du maître de maison, quand celle-ci est en fait un aspect lié au statut des individus concernés. L’essence du harem consiste, en effet, dans la création d’un espace privé pour les femmes de la famille et leurs servantes, la ou les partenaires conjugales n’étant qu’une part limitée de la population féminine concernée. Au demeurant, la polygamie demeure exceptionnelle, dès lors qu’on s’éloigne des cercles de l’élite[4] ;
– L’esclavage : le harem repose sur l’existence massive de l’esclavage ; or, dans le cas des femmes, celui-ci est associé au concubinage, c’est-à-dire au fait d’user des femmes esclaves comme de partenaires sexuelles, consentantes par obligation. En outre, les harems ottomans sont réputés être peuplés, quasi exclusivement, de jeunes femmes blanches, autrement dit, des jeunes filles, issues tantôt d’Europe méditerranéenne, centrale ou de l’Est, très largement chrétiennes, tantôt du Caucase, dont on ignore volontiers les croyances pour pouvoir plus aisément les associer à des chrétiennes.
L’esclavage sexuel (puisque c’est bien de cela dont il s’agit) porterait donc sur des « compatriotes » et c’est là ce qui suscite l’ire des Occidentaux. Paradoxalement, cette situation favorise un phénomène de proximité car, au final, ce qui prime dans les descriptions de ces voyageurs, c’est bien l’assimilation tacite de la cour ottomane à une société de cour, proche de leurs propres expériences européennes : l’exotisme de la formule n’interdit nullement les rapprochements et les analyses croisées, pour souligner, bien évidemment, la supériorité de leurs propres modèles. Faut-il rappeler que, ce faisant, ces restitutions passent sous silence l’esclavage de jeunes filles noires qui n’émeut nullement les voyageurs européens ? À la période moderne, pas une ligne, pas un tableau ne leur sont consacrés.
(D)écrire l’Orient en ses femmes : l’insatiable appétit sexuel sous le voile
L’orientalisme savant, puis l’orientalisme littéraire, ont trouvé leur matériel de réflexion dans la production des récits des voyageurs dans l’Empire ottoman. Ce sont les textes de ces premiers observateurs de l’époque moderne qui ont pavé la voie vers l’élaboration d’un discours sur la femme ottomane, d’une surprenante stabilité, par-delà le temps, les lieux d’expression (au sens foucaldien) et même, les matériaux. Ils accordent pourtant une place fort restreinte aux femmes ottomanes.
Ainsi, le récit de Nicolas de Nicolay (milieu du xvie siècle), membre de l’escorte de l’ambassadeur de François Ier à Soliman le Magnifique, n’accorde que quelques pages aux « femmes ottomanes », à l’occasion d’un chapitre intitulé « Des Turques allant aux bains et quel est leur appareil et manière de mondicité »[5]. Le sort des Ottomanes y est réglé : on y trouve mention de la nudité (inévitable au lieu), de la sur-fréquentation (qui entraîne un phénomène de concentration de femmes en un espace restreint), de l’érotisme (les pratiques de lavement comme prétexte au saphisme). Or, il explique l’engouement pour les bains par la violence de la domination masculine, qu’elle s’exprime par la réclusion totale des femmes ou le port du voile intégral. À l’en croire, plutôt que de garantir la moralité des mœurs féminines, le voile permettrait la dissimulation, offrant une totale liberté de mouvement aux femmes qui, sous prétexte d’aller aux bains, se rendent auprès de quelque amant ; ne seraient-elles pas infidèles, qu’elles pècheraient alors par leurs penchants homosexuels, les bains favorisant l’expression de tels amours. Ainsi, une fausse pudeur dissimule, en fait, une sexualité exubérante et immorale des femmes, en raison d’une oisiveté forcée par leur réclusion totale.
Le récit d’Ottaviano Bon, ambassadeur vénitien à la cour ottomane au XVIe siècle, semble produire une image fort différente et asexualisée des Ottomanes[6] : le propos se concentre sur le palais, le harem impérial et ses femmes (les seules mentionnées) faisant l’objet de quelques pages. Y prime l’exaltation d’une stricte hiérarchie, associée à une formation sévère où toute sexualité semble fortement proscrite : les femmes du harem y sont comparées à des nones. Si le corps de ces Ottomanes disparaît du propos, on retrouve le thème de leur réclusion totale. En outre, dans le détail, la sexualité est loin d’être complètement évacuée : l’auteur s’étend sur les compagnes du sultan, présentées comme figures centrales du harem, quand elles ne représentent, pourtant, qu’une minorité des résidentes : le pouvoir féminin y est associé à l’exercice de la sexualité.
Quant à Lady Mary Montagu, première femme d’ambassadeur à accompagner son époux, à l’aube du XVIIIe siècle, ses lettres sont rapidement devenues célèbres. Dans l’une d’elles, elle accorde une longue description aux bains, pour démentir les fantasmes sexuels qui y sont attachés, mais en insistant sur la beauté de ces corps nus qui s’exposent devant elle, sans pudeur – ce qui n’est pas peu contribuer à faire perdurer les fantasmes contre lesquels elle s’élève. Ailleurs, elle discute des avantages du voile intégral, qui dissimule les corps et les identités, au motif qu’il assure une plus grande liberté de mouvement – qui n’est pas sans permettre divers usages adultères. Le parallèle avec le propos de Nicolas de Nicolay est frappant : la substance de son argumentaire consiste à reconnaître aux Ottomanes de l’élite une moralité tout aussi douteuse que celle des aristocrates occidentales, comptant pour acquis l’infidélité maritale (des hommes, comme des femmes). Le voile offrirait aux Ottomanes le privilège de la discrétion, évitant ainsi l’opprobre qui, en Europe comme chez les Ottomans, s’abat principalement sur les femmes.
L’Orient et ses femmes pour intrigue littéraire : derrière l’amour, la famille
Le caractère descriptif de ces productions écrites dissimule partiellement le cœur du discours orientaliste ; celui-ci est exprimé de façon plus explicite chez les artistes écrivains en tous genres. C’est que l’art littéraire n’est pas astreint à prétendre décrire de façon véridique : l’impératif de mise en intrigue fait de l’Orient un cadre, un support à l’élaboration d’un scénario prenant l’humain, en ses interactions sociales, pour thème de réflexion. L’écriture artistique est ainsi un formidable révélateur de ce qui travaille l’Occident qui regarde l’Orient.
Dans Bajazet[7], l’intrigue est amoureuse : la favorite du sultan (une concubine esclave) se prend d’amour pour le prince, rival du souverain, et se propose de le mettre sur le trône ; or, celui-ci est épris et aimé de sa sœur : tous les protagonistes meurent dans le sang, seul demeure le sultan. Dans Soliman II[8] surgit le thème de la concubine qui se fait aimer du sultan et cherche à obtenir de lui une relation conjugale officielle (le mariage et la monogamie). Les Lettres persanes[9] mettent en exergue le despotisme du harem, qui conduit à l’immoralité des femmes par l’adultère. Les Mille et Un Jours[10] mettent en scène, histoire après histoire, la quête d’amour conjugal d’orphelins ou d’esclaves, dans une société où brille l’absence des structures familiales.
Le couple, l’amour, la famille, ont, de tous temps, constitué un terrain privilégié pour la construction d’intrigues littéraires. Toutefois, le choix d’un cadre oriental repose sur son appréhension comme société où, du fait de l’absence de structures familiales solides, le couple est voué à l’échec. Or, derrière le couple, se loge évidemment la question de la descendance, du lignage ; de fait, le trait commun à tous ces personnages, c’est l’absence d’enfant. Pour tous, la raison de cette défaillance est associée au harem, qui remplace les épouses (faiseuses d’enfants) par des concubines (partenaires sexuelles, volontiers peu durables).
Dans cet ensemble, Montesquieu constitue un tournant littéraire. Il est le premier à procéder à une érotisation profonde du harem : les femmes y sont toutes dominées par leurs pulsions sexuelles ; l’eunuque (noir) est un bourreau qui se fait une joie de maltraiter ses prisonnières ; enfin, le voile et l’enfermement sont les deux versants d’un même problème : l’expression d’un despotisme tyrannique et, au final, inopérant.
S’il apparaît bien dans les récits de voyage, jusqu’au tournant des Lumières, les productions littéraires ignorent souverainement le voile. Ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle qu’il s’impose comme une sorte d’évidence, qui fonctionne dans son association avec le nu et l’érotisation des femmes ottomanes. C’est dans ce paradoxe, mis en intrigue par Montesquieu, mais déjà souligné par les voyageurs comme Nicolas de Nicolay, que se loge le cœur du discours orientaliste littéraire. Avec Pierre Loti, le binôme voile intégral/érotisation des Ottomanes fonctionne d’ailleurs à plein dans Aziyadé (1879) ; tandis que dans Les Désenchantées (1906), il devient le symbole de la condition féminine ottomane traditionnelle et de toute la réticence de la société ottomane, à l’encontre des aspirations des jeunes filles éduquées stambouliotes, à la modernisation des structures familiales[11]. Il va ensuite imprégner, en retour, le regard des voyageurs dans l’Empire et notamment des « féministes » du XIXe siècle, qui font du voile un objet honni, abondamment discuté (voir, par exemple, les récits de Marc Hélys, alias Marie Léra[12] et Marcelle Tinayre[13]).
Peindre l’Orient : du nu, des voiles et des tissus
Si l’on met de côté les représentations panoramiques, où le paysage et le bâti servent de sujet, la grande majorité des peintures orientalistes prennent la société ottomane, en ses hommes, femmes et enfants, pour canevas. Toutefois, à partir du XVIIIe siècle, l’esthétisation des corps bat son plein. L’Orient semble alors fournir un terrain d’expression artistique sans restriction : outre la réputation d’extrême beauté de ses femmes, l’association du harem à la sexualité permet de représenter le nu, sans choquer puisqu’il ne met pas en scène des nobles dames occidentales, mais bien un monde barbare que tout le monde s’accorde à critiquer, notamment pour sa gestion des femmes. Non seulement le nu devient propre à la représentation, mais en plus, il peut à loisir être érotisé, pour le plus grand plaisir d’une société profondément pudibonde : la femme ottomane du harem est alors prétexte à peindre ce qui n’est pas censé l’être, en Occident, d’où une complaisance évidente pour ces thèmes.
Pourtant, en rester là serait ne voir qu’une partie du problème. La justesse de l’analyse ne saurait dissimuler un exercice de sélection des supports : c’est oublier un peu vite toutes ces peintures orientalistes qui insistent au contraire sur la représentation de femmes vêtues de la tête aux pieds. De fait, on serait bien en peine de trouver la moindre représentation picturale de femme ottomane nue, avant la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Pour s’en convaincre, il suffit de consulter les innombrables tableaux réalisés par Jean-Baptiste Van Mour, qui compte parmi les rares, à cette époque, à avoir peint « sur le vif » : attaché à l’ambassadeur de France, puis de Hollande, il réside près d’une décennie à Istanbul, pendant la première moitié du XVIIIe siècle, où il est commissionné pour peindre la cour ottomane. Ses tableaux connaissent rapidement un fort succès, au point de servir d’inspiration aux artistes ultérieurs, tout particulièrement ceux qui n’ont pas l’occasion de se rendre personnellement dans l’Empire. Le nu y est complètement absent : la sensualité est tout juste suggérée via quelques décolletés, faussement dissimulés sous des voiles transparents. L’image qui prime est celle de la femme d’élite, occupée en activités domestiques ou familiales. Plutôt que la nudité, ce sont bien les vêtements qui constituent le trait principal de ses œuvres, avec une attention toute spéciale pour la complexité des coiffes et des voiles des Ottomanes.
De fait, cet artiste souligne assez ce qui constitue un trait dominant de la peinture orientaliste : le goût des tissus et des étoffes, soyeuses, colorées, aux motifs complexes, brodées de multiples fils d’or ou d’argent et de pierreries, qui ont fait la réputation de l’Orient – d’un Orient, terre d’un luxe inouï et, autant que ses femmes, largement fantasmé. Les femmes ne sont certainement pas les seules à pouvoir incarner cette esthétisation des tissus : les hommes s’y prêtent volontiers et nombre de tableaux se complaisent dans la représentation d’hommes aux turbans complexes et aux caftans fort détaillés. Mais les femmes, notamment celles de la cour, par leur coquetterie « naturelle », par la superposition de couches vestimentaires et de tissus aux caractéristiques variées auxquelles elles sont contraintes (ex : le sur-voile de mousseline, qui dissimule tout en révélant), offrent un formidable terrain de jeu.
La frénésie en faveur du costume oriental, l’un des aspects des turqueries, s’exprime d’ailleurs jusque dans la peinture orientaliste, dans ces multiples tableaux d’ambassadeurs et leurs épouses, voire de nobles européens, représentés en caftans, pantalons bouffants et babouches.
L’esthétisation des vêtements et des voiles peut alors s’associer à l’esthétisation des corps, dans une savante combinaison de (parties de) corps nus ou voilés : c’est particulièrement visible, justement, dans grand nombre de peintures mettant en scène le nu, où la nudité n’est qu’un élément de la représentation, généralement associé aux vêtements. L’érotisation réside certainement dans ce processus de dénudement, qui prend place systématiquement dans des scènes d’intérieur, au cœur d’espaces réputés inaccessibles. Néanmoins, c’est omettre un peu aisément que ce nu n’a de sens qu’en relation avec son contraire, d’où la présence nécessaire des voiles et des vêtements. Il faut avoir érigé les voiles et les costumes des Ottomanes en symboles, pour donner du sens à leur dévêtissement (partiel ou total).
Que ce soit par les récits des voyageurs, par la littérature ou la peinture orientalistes, le voile est devenu le symbole de l’Orient en ses femmes. Pour être orientale, une scène en extérieur doit faire figurer quelques femmes entièrement voilées. Qu’elles soient dénudées ou, au contraire, dissimulées sous diverses couches vestimentaires, ces mises en scènes écrites ou peintes expriment collectivement la soumission complète des femmes ottomanes à l’homme, symbolisée dans le contrôle de leur corps : à l’invisibilité contrainte en extérieur, répond l’injonction de dévoilement devant l’homme. L’orientalisme butte sur ce paradoxe, perçu comme une fausse exigence de morale ; la barbarie transpire sous le voile de la civilisation. Tout cela n’est que mensonge et dissimulation et le corps des femmes ottomanes, devenu objet (de l’homme ottoman, comme de l’orientaliste), permet de l’illustrer.
L’orientalisme, sous ses divers avatars, a ainsi construit progressivement, dans le courant du XVIIIe siècle, un discours sur la femme ottomane, qui fait du voile un symbole de la domination masculine et, in fine, de son caractère despotique, donc injuste et barbare. Or, cette domination n’est pas barbare parce qu’elle prône la soumission de la femme à l’homme, mais parce que cette soumission n’est pas inscrite dans le cadre « normal » de la famille. En creux, émerge bien la critique d’un système familial ottoman perçu comme inexistant : pour l’orientalisme, l’échec de l’Orient à se moderniser tiendrait ainsi à la déficience de son système familial, comme structure élémentaire de la société.
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Pour citer cet article : Juliette Dumas « Le voile des Ottomanes », in Gilles Boëtsch, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sylvie Chalaye, Fanny Robles, T. Denean Sharpley-Whiting, Jean-François Staszak, Christelle Taraud, Dominic Thomas et Naïma Yahi, Sexualités, identités & corps colonisés, Paris, CNRS Éditions, 2019 : pp.57-66.
Retrouvez l’ouvrage sur le site de CNRS Éditions ici
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[1]. Jocelyne Dakhlia, « Entrées dérobées : historiographie du harem », in Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, no 9, 1999.
[2]. Joan Delplato, Multiple Wives, Multiple Pleasures: Representing the Harem, 1800‑1875, Teaneck, Farleigh Dickinson University Press, 2002 ; Reina Lewis, Rethinking Orientalism: Women, Travel and the Ottoman Harem, New Brunswick/New Jersey, Rutgers University Press, 2004.
[3]. Cem Behar, Alan Duben, Istanbul Households: Marriage, Family and Fertility, 1880‑1940, Cambridge, Cambridge University Press, 1991 ; Colette Establet, Jean-Paul Pascual, Familles et fortunes à Damas : 450 foyers damascains en 1700, Damas, Institut français de Damas, 1994.
[4]. Cem Behar, Alan Duben, Istanbul Households: marriage, Family and Fertility, 1880‑1940, Cambridge, Cambridge University Press, 1991 ; Colette Establet, Jean-Paul Pascual, Familles et fortunes à Damas : 450 foyers damascains en 1700, Damas, Institut français de Damas, 1994.
[5]. Nicolas de Nicolay, Dans l’Empire de Soliman le Magnifique. Les navigations, pérégrinations et voyages faits en la Turquie, Paris, Presses du CNRS, 1989 [1585].
[6]. Ottaviano Bon, The Sultan’s Seraglio: An intimate portrait of life at the Ottoman Court, Londres, Saqi Books, 1996 [1650].
[7]. Jean Racine, Bajazet, Paris, Le Livre de Poche, 1992 [1672].
[8]. Jean-François Marmontel, « Soliman II », in Trois Contes moraux, Paris, Le Promeneur, 1994 [1755‑1759].
[9]. Charles-Louis Montesquieu, Les Lettres persanes, Paris, Le Livre de Poche, 2006 [1721].
[10]. François Pétis de la Croix, Les Mille et Un Jours. Contes persans, Paris, Champion, 2011 [1704].
[11]. Pierre Loti, Romans d’ailleurs, Paris, Omnibus, 2011.
[12]. Marc Hélys, Le jardin fermé. Scènes de la vie féminine en Turquie, Istanbul, Éditions GiTa, 2011 [1908].
[13]. Marcelle Tynaire, Notes d’une voyageuse en Turquie, Paris, Turquoise Éditions, 2014 [1909].