Memoire Combattantes

Dossier de presse

« Domination sexuelle et ethnique en Corée colonisée : formation et structure de la prostitution coloniale » (pp.353-361)

Chaque semaine depuis le mois de janvier 2020, le Groupe de recherche Achac, en partenariat avec CNRS Éditions et les Éditions La Découverte, vous propose un article du livre en open source. L’objectif, ici, est de participer à une plus large diffusion des savoirs à destination de tous les publics. Les 45 contributions seront disponibles pendant toute l’année 2020.

Découvrez cette semaine l’article d’Arnaud Nanta, historien, directeur de recherche à l’Institut d’Asie orientale à Lyon (CNRS), et spécialiste de l’histoire moderne et contemporaine de l’Asie de l’Est et plus spécifiquement du Japon et de son Empire colonial. Intitulé Domination sexuelle et ethnique en Corée colonisée : formation et structure de la prostitution coloniale, cet article montre comment l’Etat japonais a reconfiguré le marché de la prostitution en Corée colonisée, notamment en réduisant considérablement le droit des travailleuses du sexe, le tout avec le complicité de certains patrons coréens.

Article ? « Domination sexuelle et ethnique en Corée colonisée : formation et structure de la prostitution coloniale »  issu de la partie 4 Dominations, violences et viols de l’ouvrage Sexualités, identités & corps colonisés (p.353-361)*

© CNRS Éditions / Éditions la Découverte / Groupe de recherche Achac / Arnaud Nanta (Sexualités, identités & corps colonisés, 2019)

 


Domination sexuelle et ethnique en Corée colonisée : formation et structure de la prostitution coloniale

Par Arnaud Nanta

Le royaume de Corée fut au centre de la compétition entre les Empires dans les décennies 1860 à 1900, puis devint protectorat japonais en 1905 pour être annexé au Japon en 1910. La prostitution organisée, dont il sera question dans cet article, faisait partie intégrante d’une pénétration économique dont les origines remontaient au traité d’ouverture de 1876. Mais cette question englobe aussi d’autres aspects non moins essentiels qui sont la place de la femme au sein de la société coloniale et l’imaginaire sexuel vis-à-vis des colonisées. Le cas de la Corée peut ainsi être mis en regard avec d’autres territoires colonisés en Asie de l’Est tels que l’Indochine[1] ou bien Taiwan, où la prostitution fut réglementée en 1896, puis en 1901 selon des modalités ensuite reprises en Corée.

Mais dans le cas coréen en particulier, la prostitution en temps colonial n’est pas uniquement une question historique, car elle constitue aussi un débat historiographique. En effet, la violence à l’encontre des femmes ne s’est imposée à l’attention des historiens – souvent plutôt des historiennes – qu’avec la démocratisation de la Corée du Sud en 1987‑1992. C’est alors seulement que la thématique de la prostitution organisée par le Japon en Corée colonisée a été étudiée de façon systématique, pour être affirmée dans un continuum avec la question des « femmes de réconfort », c’est-à-dire l’esclavage sexuel durant la Seconde Guerre mondiale. Autrement dit, l’organisation coloniale de la prostitution aurait été un prélude obligé à l’esclavage sexuel ultérieur[2]. La question fondamentale de cette recherche des décennies 1990 à 2010 est de déterminer si le système dit des « femmes de réconfort aux armées » aurait été possible, à cette ampleur, sans l’instauration par le Japon de la prostitution légale en Corée. Cette question fait écho à une autre, qui est celle des réseaux de collaborateurs coréens, qui ont rendu possible ledit système.

De façon plus générale, si le contrôle sur le corps féminin reste moyen et enjeu des conflits, dans un même temps, il faudrait cependant souligner la précarité des femmes japonaises en général à la même époque. Le Code civil japonais de 1898 puis le Code pénal de 1907 fondèrent juridiquement l’infériorité des femmes[3], et la prostitution resta légale au Japon jusqu’en 1958. Enfin, en Corée (réformes de Kabo de 1894‑1896) comme au Japon (lois de 1872 et de 1900), la fin du XIXe siècle avait vu dans les deux pays la suppression des statuts héréditaires : ceux-ci concernaient aussi les courtisanes kisaeng de Corée, à la position ambiguë. Si leur statut servile fut supprimé, les métiers eux-mêmes perduraient. Au final, la domination coloniale japonaise eut pour effet de réglementer et d’étendre le système qui était en place au Japon. On verra d’abord quelle était la situation depuis l’ouverture de la Corée en 1876 jusqu’à l’annexion de 1910, puis quelle fut la réglementation du Gouvernement-général de Corée, et enfin on analysera la domination ethnique et l’imaginaire sexuel colonial.

Le temps des traités inégaux et du protectorat

Si la prostitution existait en Corée avant 1900, elle n’y aurait pas pris la forme systématique d’une activité professionnelle spécialisée. La prostitution légalement autorisée, rouage « normal » de l’économie, se consolida dans la péninsule après l’ouverture en 1876, dans les concessions japonaises, comme au port de Pusan dès 1881. Il s’agissait ici de prostituées étrangères. Cette situation s’étendit à Hansŏng (Seoul) après 1885, alors que les résidents japonais furent autorisés à s’y installer. Un double système s’installa : l’interdiction royale de la prostitution dans la capitale, et sa pratique de fait dans les zones soumises aux traités inégaux. Le consulat japonais autorisait de son propre fait ces activités dans les bâtiments sous sa juridiction. Cette dynamique se renforça au moment de la guerre sino-japonaise (1894‑1895). De tels quartiers se multiplièrent à la veille de la colonisation entre 1902 et 1905.

C’est avec l’instauration d’un protectorat japonais sur la Corée (1905‑1910) que les activités de prostitution et le nombre de prostituées coréennes franchirent un cap quantitatif. Les résidents japonais passaient à quelque cent soixante-douze mille personnes en 1910. Cependant, comme le Japon avait désormais la mainmise sur la politique coréenne, le résident-général devait redoubler d’habileté pour ne pas perdre la face vis-à-vis des autres puissances coloniales, du fait d’activités dégradantes. Les règlements relatifs à la prostitution concernaient sur le papier « l’accueil des clients » (sekkyaku) ou les « femmes chargées de distraire » (geigi) ceux-ci. L’ambiguïté entre les deux langues, japonaise et coréenne, était problématique : le terme geigi (proche de geisha) était employé par le Japon en Corée de façon très large, et englobait les activités des courtisanes kisaeng. Quoique de statut inférieur, celles-ci dépendaient directement de la monarchie coréenne. Les réformes de Kabo (1894‑1896), menées par un gouvernement pro-japonais à la faveur de la guerre contre la Chine, avaient « libéré » les kisaeng de leur statut ; ce faisant, elles avaient perdu travail et traitement. Les Japonais se mirent rapidement à les considérer comme une version coréenne des geisha, destinées à œuvrer sur le marché privé (restaurants…). C’est ainsi qu’elles se retrouvèrent malgré elles incluses dans les règlements du protectorat relatifs à « l’accueil des clients ». Avec la colonisation, la figure de la kisaeng allait symboliser la femme coréenne et allait renforcer de façon générale les fantasmes sexuels coloniaux vis-à-vis de cette dernière.

La réglementation de la prostitution par le régime du protectorat eut pour effet majeur de la faire passer sous surveillance policière. Mais les décrets du résident-général japonais ne concernaient que les résidents japonais de Corée, du fait du principe d’extraterritorialité, tandis que les lois coréennes ne concernaient que les Coréens. En 1906, la préfecture coréenne de Police (Kyŏngmu ch’ŏng puis Kyŏngshi ch’ŏng, qui ne surveillait que la capitale) instaura une réglementation concernant les maladies sexuellement transmissibles[4]. Des tests furent rendus obligatoires. Certaines prostituées n’hésitaient pas à affirmer qu’elles étaient des kisaeng afin d’échapper aux tests – ce qui souligne la porosité entre ces catégories en ce début du XXe siècle. Les « conseillers » japonais prirent le contrôle intégral sur les ministères coréens après l’intronisation forcée en 1907 du nouveau monarque Sunjong. Dans ce cadre, le 28 septembre 1908, la préfecture coréenne de Police promulgua les premiers règlements relatifs à « l’accueil des clients » dans la péninsule, qui concernaient les kisaeng (décret 5) et la prostitution (décret 6). On peut voir ici l’application des catégories juridiques japonaises dans la péninsule.

La réglementation de la prostitution par le Gouvernement-général de Corée

En juin 1910 était signé un mémorandum relatif à la délégation au Japon des affaires de police de la Corée, qui instaura la primauté des forces de gendarmerie japonaises (kenpeitai) dans la péninsule en remplacement de la police conventionnelle. Puis la Corée fut annexée en août 1910, et la capitale prit le nom japonais Keijō. Le pouvoir policier, partagé (pour la capitale) entre 1905 et 1910 entre le régime du protectorat japonais et la préfecture coréenne de Police, incombait dorénavant au département de la Police du Gouvernement-général de Corée. Doté des pleines prérogatives juridiques, le gouverneur-général pouvait émettre des décrets ayant force de loi vis-à-vis de l’ensemble de la population de la péninsule. D’emblée, le pouvoir colonial s’efforça de connaître et d’enregistrer l’ensemble des prostituées, c’est-à-dire de mettre fin à la prostitution dite clandestine. Le pouvoir colonial faisait la distinction ici entre les « prostituées officiellement reconnues » (kōshō) ; le terme métropolitain étant shōgi), c’est-à-dire la prostitution légale, et celles qui travaillaient à leur compte de façon désormais illégale (shishō[5]). À l’été 1910, quelques cent soixante échoppes de la capitale auraient accueilli des prostituées « privées ». En clarifiant la situation, le régime allait enfermer ces femmes dans des classifications et activités rigides. Car il fallait que les prostituées le deviennent au titre d’activité principale, dûment enregistrée.

Dans cet objectif, un « règlement concernant les peines des infractions relevant de la police » (Keisatsu-han shobatsu kisoku) fut promulgué en mars 1912 (décret no 40, prenant la suite du décret du protectorat de 1908). Ce décret de 1912 interdisait toute « prostitution clandestine » ou activité de recel liée (art.1 alin. 2), et il permit des arrestations massives au printemps 1912 de contrevenantes, coréennes ou japonaises, sans passer par la voie judiciaire. Ainsi, une grande remise à plat fut réalisée. Furent concernées toutes les grandes villes de la péninsule : Keijō, Kaesŏng, Inch’ŏn, Taegu ou Pusan. Entre 1914 et 1915, de nombreux restaurants et échoppes furent fermés car ils toléraient les activités de prostitution non déclarées entre leurs murs.

Puis le pouvoir colonial s’attela à organiser la prostitution dans la péninsule, essentiellement sous la forme d’une extension dans la péninsule du système existant dans le Japon métropolitain ou à Taiwan. Le Gouvernement-général de Corée – qui y était doté des pleines prérogatives juridiques – promulgua en 1916 un « Règlement concernant contrôle de la prostitution et des pièces louées » (kashi zashiki shōgi torishimari kisoku). Ce règlement fixa le périmètre de la prostitution légalement autorisée (littéralement « prostitution officielle »). Il distinguait entre « pièces louées » (zashiki), formule désignant les lieux de prostitution, et les restaurants et autres échoppes où la prostitution était donc interdite (sauf à déclarer de telles « pièces louées ») ; il interdisait la prostitution aux femmes enceintes de plus de six mois, et abaissait l’âge légal autorisé à 17 ans. Il s’agissait là d’un relèvement de l’âge minimal en comparaison de ce qui avait cours jusque lors dans la péninsule (prostitution parfois dès 15 ans) ; mais c’était un abaissement en comparaison de l’âge minimal de 18 ans en métropole (règlement de 1900). Cet abaissement par rapport au Japon eut pour effet d’attirer de jeunes Japonaises pauvres vers le marché coréen. Outre son objectif de contrôle, ce règlement avait aussi une optique sanitaire concernant les maladies sexuellement transmissibles (MST). Des contrôles, effectués par la police, furent rendus ainsi obligatoires.

Des « quartiers de plaisir » (yūkaku) clairement délimités, sur le modèle métropolitain, furent organisés afin de concentrer l’activité de prostitution, tels les célèbres quartiers de Yayoi et de Shinchō à Keijō. Après divers ajustements entre 1912 et 1916, le nombre de ces quartiers de plaisir resta stable jusqu’à la fin de la période coloniale avec, selon les années, de vingt-sept à trente-deux quartiers dans la péninsule ; la moitié de ces quartiers se concentrait sur les régions de Kyŏngsang Namdo (autour de Pusan) et de Kyŏnggi (notamment Keijō et Inch’ŏn), c’est-à-dire les anciens lieux d’implantation du capitalisme colonial[6]. Sur la base de cette spacialisation du métier, le règlement de 1916 interdit enfin aux prostituées toute sortie à l’extérieur, sauf pour raisons familiales ou de santé : elles se virent totalement placées sous la dépendance d’un patron. La situation personnelle des prostituées était déjà fort contrainte en métropole car si le ministère japonais de l’Intérieur reconnaissait leur droit de contacter qui bon leur semble ou de posséder ce qu’elles souhaitaient, il donnait cependant la priorité au respect des intérêts du patron. Transposée en Corée colonisée, cette situation empirait encore avec la disparition dans le règlement de 1916 de toute mention aux droits personnels et même au droit à quitter la prostitution (droit non respecté en métropole)[7]. Les contraintes vis-à-vis des patrons étaient légères, pour peu qu’ils se plient au cadre imposé et n’œuvrent pas dans la clandestinité. Il ne s’agissait pas de créer des maisons closes de grandes dimensions, mais de laisser travailler de très petites unités d’un minimum légal de quarante-neuf mètres carrés et des patrons dotés de peu de fonds. Du point de vue de la structure économique coloniale, le résultat fut de créer une catégorie d’hommes coréens ayant tout intérêt à collaborer avec le pouvoir colonial dont la protection rendait possibles leurs activités.

Il était impossible de s’opposer à la prostitution en soi ou d’en sortir, dans un contexte où cette activité était encadrée, étendue et officiellement protégée. Quelques organisations s’y essayèrent néanmoins, telle, après 1921, la branche coréenne de l’association Fujin kyōfūkai (Société pour la correction des mœurs des femmes). Mais celle-ci se préoccupait surtout des Japonaises de Corée. Puis, sous l’impulsion des femmes chrétiennes de Corée, la société Kongbu p’ieji kisŏnghoe (Société de préparation à l’abolition de la prostitution officielle) fut créée en 1924. Elle œuvra dans les limites tolérées par le pouvoir colonial, au travers de conférences, de pétitions et d’articles de presse, notamment dans le Tong’a Ilbo (presse de langue coréenne), ou en se liguant avec le mouvement abolitionniste japonais. Des pasteurs anglicans soutinrent aussi l’abolition, comme à Masan au sud de la péninsule. Mais ce mouvement ne put avoir l’importance de celui de métropole et n’eut aucun résultat.

Domination ethnique et domination de classe

Les rapports et annuaires statistiques du Gouvernement-général de Corée renseignent précisément quant à la répartition ethnique des prostituées, des patrons et des clients au niveau régional, au sein du découpage administratif de l’époque. Le volume consolidé des prostituées légales et les femmes travaillant à « divertir » les clients dans les restaurants représentait annuellement entre quatre mille et cinq mille Japonaises et entre trois mille cinq cents et dix mille Coréennes. Ce dernier chiffre doit être ramené à la masse des Coréennes travaillant dans le secteur primaire : environ quatre millions en date de 1916 sur une population active féminine de quelque quatre millions quatre cent mille, et un total de quelque huit millions de femmes. Le nombre des prostituées coréennes augmenta nettement après 1935, dans le contexte de la guerre continentale[8]. Les prostituées japonaises étaient âgées de moins de 25 ans pour près de 75 % d’entre elles, ce chiffre montant à 85 % pour les Coréennes. La question de leur composition sociale nous intéresse au premier plan.

Dans l’historiographie sud-coréenne, le processus de concentration des terres agricoles et la constitution à partir des années 1920 de latifundia gérés par l’élite collaboratrice, constitue un facteur central expliquant l’appauvrissement de la population rurale et son exode urbain : de fait, 10 à 13 % des prostituées coréennes étaient d’anciennes paysannes. La question de l’exode colonial des Japonaises de classes inférieures se pose aussi. Dans les deux cas, de 14 % à 20 % d’entre elles étaient d’anciennes servantes de maison. Mais une grande partie des prostituées japonaises (45 %) et coréennes (31 % en 1927, puis 16,7 % en 1930) n’avait pas connu d’autre métier. Plutôt que de domination ethnique, c’est donc plutôt de domination de sexe et de classe qu’il s’est agi, avec pour arrière-plan le contexte aggravant de la colonisation.

La même remarque n’est pas possible pour les patrons, car la question de la collaboration se pose très nettement. Les hommes coréens côtoyaient les hommes japonais à masse égale (pour les « pièces louées »), voire étaient deux fois plus nombreux (pour les « services » en restaurant). Leur position dans le système d’exploitation des femmes est le résultat de leur situation de « parasites » à l’intérieur du régime colonial. S’y ajoutent les entremetteurs et intermédiaires, qui étaient très massivement coréens dans une proportion de onze contre un en 1920 (un total de deux mille deux cent soixante-dix-sept personnes) et même de treize contre un en 1940 (total de quatre mille soixante-deux personnes). Le nombre d’hommes coréens impliqués dans ce système alla croissant à partir des années 1930 et explosa au moment de la guerre contre la Chine (1937‑1945), tout particulièrement concernant les entremetteurs et intermédiaires.

On peut voir assez facilement, dans la structuration de la prostitution coloniale, les prémices du système des « femmes de réconfort » du temps de guerre, et même sa réalité concrète pour les entremetteurs et intermédiaires qui bernèrent les jeunes femmes en temps de paix coloniale tout comme après 1937. L’exploitation par des membres d’une même « minorité dominée » est souvent occultée dans les débats postcoloniaux qui soulignent la responsabilité de l’oppresseur colonial ; cependant, dans le cas coréen en particulier, la démocratisation de la Corée du Sud a donné jour à une puissante controverse sur la collaboration, dont ces patrons sont une illustration.

Qu’en est-il enfin des clients ? La question de la clientèle des bordels coloniaux – parce que les clients étaient massivement japonais et que ceux-ci appréciaient grandement les Coréennes – renseigne sur l’imaginaire sexuel colonial. Les chiffres disponibles entre 1926 et 1935, pour les villes de Keijō et d’Inch’ŏn, montrent quelque cent cinquante mille clients japonais par an, chiffre extrêmement élevé qui témoigne d’une pratique répandue parmi les résidents japonais mâles (Keijō/Seoul comptait deux cent mille habitants au XIXe siècle et dépassa le million en 1942). Les clients coréens étaient trois fois moins nombreux en volume alors que la population d’hommes coréens représentait le triple. Autrement dit, en indice, les Japonais avaient environ dix fois plus recours aux prostituées que les Coréens. Les sommes dépensées étaient plus élevées dans le cas des clients japonais : neuf fois plus élevées en masse totale, et trois fois plus élevées en moyenne par client (9 yens). Ces chiffres restèrent à peu près stables en indice sur la période, rapportés à l’augmentation de la population[9].

L’ethnicité « locale » de la prostitution en situation coloniale constitue un élément d’exotisme général, en ce sens que de nombreuses similitudes apparaîtront entre des lieux tels que la Corée, l’Indochine ou Taiwan (où des Coréennes furent « importées » durant l’entre-deux-guerres). En arrière-plan, le corps féminin était le lieu privilégié d’incarnation d’un regard colonial, renforcé par le confinement de la femme coréenne au sein d’une esthétique traditionnelle tant par les Japonais que par les mouvements indépendantistes qui voyaient en elle une garante de l’identité coréenne à protéger. L’intérêt de certains résidents japonais pour les prostituées coréennes peut s’expliquer par le prix, deux fois plus bas que pour les prostituées japonaises. Mais cet intérêt ne peut se comprendre sans la fascination pour les courtisanes kisaeng issues de l’Ancien Régime. Largement présentes dans les représentations japonaises de la Corée, comme dans le célèbre opus publié par la police japonaise à propos des Mœurs de Corée en 1919 (ouvrage considérant les kisaeng comme une sous-catégorie de prostituées), ou encore lors de l’Exposition coloniale de Corée de 1929, les kisaeng coloniales[10] étaient très largement confondues avec les femmes chargées de « divertir » les clients dans les restaurants. Comme nous l’avons noté, la position des prostituées et celle des kisaeng coloniales se superposaient depuis l’abolition du statut des secondes à la fin du XIXe siècle. Encore en 1935, le Bureau japonais du tourisme, à l’origine de nombreux guides sur la Corée, publiait par exemple un guide de la capitale, Keijō annai, qui s’attardait longuement sur la location des services des kisaeng et présentait restaurants et hôtels où les servantes pouvaient « réconforter les voyageurs de leur fatigue ». Aux côtés des lieux historiques, ainsi la « détente urbaine » constituait-elle un lieu de passage obligé dans la capitale coloniale, avec les « quartiers de plaisir » comme horizon.

[1]. François Guillemot, Agathe Larcher-Goscha (dir.), La colonisation des corps. De l’Indochine au Viêtnam, Paris, Vendémiaire, 2014 ; Isabelle Tracol-Huynh, « Silhouettes du monde prostitutionnel : les prostituées au Tonkin colonial », in Moussons, no 29, 2017.

[2]. Chŏng. ok Yun (dir.), Chōsenjin josei ga mita « ianfu mondai » [La question des « femmes de réconfort » vue par les Coréennes], Tōkyō, San. ichi shobō, 1992 ; Puja Kim, « “Jūgun ianfu” mondai. Undō to sono imi » [La question des « femmes de réconfort ». À propos du mouvement et de sa signification], in Hiroko Hara (dir.), Jendā [Genre], Tōkyō, Shinseisha, 1994 ; Yŏn. ok Song, « Nihon no shokuminchi shihai to kokka teki kanri baishun. Chōsen no kōshō o chūshin ni shite » [La prostitution légale et la domination coloniale japonaise. Le cas de la Corée colonisée], in Chōsenshi kenkyūkai ronbunshū, no 32, 1994.

[3]. Isabelle Konuma, « Le statut juridique de la femme mariée pendant l’ère Meiji : inégalité, protection et reconnaissance », in Emmanuel Lozerand, Christian Galand, La Famille japonaise moderne (1868‑1926), Paris, Ph. Picquier, 2011 ; Yuki Fujime, Sei no rekishigaku [Historiographie du sexe (au Japon)], Tōkyō, Fuji shuppan, 1997.

[4]. Takeshi Fujinaga, « Shokuminchi Chōsen ni okeru kōshō seido no kakuritsu katei » [La constitution du système de prostitution légale en Corée coloniale], in Nijū seiki kenkyū, no 5, 2004.

[5]. Hidechika Yamashita, « Chōsen ni okeru kōshō seido no jisshi » [La mise en place du système de prostitution légale en Corée colonisée], in Chŏng. ok Yun (dir.), Chōsenjin josei ga mita « ianfu mondai » [La « question des femmes de réconfort » vue des Coréennes], Tōkyō, San. ichi shobō, 1992.

[6]. Puja Kim (dir.), Shokuminchi yūkaku [Les quartiers de plaisir coloniaux], Tōkyō, Yoshikawa kōbunkan, 2018.

[7]. Yŏn. ok Song, « Nihon no shokuminchi shihai to kokka teki kanri baishun. Chōsen no kōshō o chūshin ni shite » [La prostitution légale et la domination coloniale japonaise. Le cas de la Corée colonisée], in Chōsenshi kenkyūkai ronbunshū, no 32, 1994.

[8]. Annuaire statistique annuel du Gouvernement-général de Corée, des données relatives aux métiers sous contrôle de la police. Données compilées et citées par Yŏn. ok Song, « Nihon no shokuminchi shihai to kokka teki kanri baishun. Chōsen no kōshō o chūshin ni shite » [La prostitution légale et la domination coloniale japonaise. Le cas de la Corée colonisée], in Chōsenshi kenkyūkai ronbunshū, n° 32, 1994.

[9]. Chiffres tirés du rapport Keiki dō-sei gaiyō [Description générale des tendances pour la région de Kyŏnggi] de 1936, cités par Yŏn. ok Song, « Nihon no shokuminchi shihai to kokka teki kanri baishun. Chōsen no kōshō o chūshin ni shite » [La prostitution légale et la domination coloniale japonaise. Le cas de la Corée colonisée], in Chōsenshi kenkyūkai ronbunshū, n° 32, 1994.

[10]. Tomo Imamura, Chōsen fūzoku shū [Les Mœurs de Corée], Keijō, Gouvernement-général de Corée, 1919 ; Yŏn. ok Song, « Kīsen [Kisaeng] o meguru gensetsu kūkan to shokuminchi shugi » [Colonisation et espace discursif autour des Kisaeng], in Zen. ya, no 7, 2006.

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