Chaque semaine, le Groupe de recherche Achac, en partenariat avec CNRS Éditions et les Éditions La Découverte, vous propose un article du livre en open source. L’objectif, ici, est de participer à une plus large diffusion des savoirs à destination de tous les publics. Les 45 contributions seront disponibles pendant toute l’année 2020.
Découvrez, ici, l’article de Nathalie Coutelet, docteure en esthétique, sciences et technologie des arts, maîtresse de conférences au département Théâtre de l’Université Paris VIII intitulé Fantasmes et érotisations de l’altérité sur les scènes du théâtre et du music-hall. Elle analyse ici les processus de mise en scène du corps de l’ « Autre » au théâtre et dans l’univers des cabarets. Cette contribution participe à déconstruire les regards coloniaux omniprésents dans nos représentations et nos imaginaires contemporains.
Le Groupe de recherche Achac met également à disposition, ici, une séquence vidéo du colloque “Images, colonisation, domination sur les corps” qui a eu lieu le 3 décembre 2019 au Conservatoire national des arts et métiers. Découvrez l’intervention de Nathalie Coutelet, qui analyse, ici, Féral Benga, photographie de Waléry, affichette des Orchestres Jazz-Tango [Paris, France], sans date. Vous retrouverez cette image commentée dans sa version originale au sein de l’ouvrage collectif Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours (La Découverte, 2018).
Article 5 « Fantasmes et érotisations de l’altérité sur les scènes du théâtre et du music-hall. » issu de la partie 5 Spectacles, nouveaux territoires de l’érotisme, cinéma et mises en scène de l’ouvrage Sexualités, identités & corps colonisés. (p.441-450)*
© CNRS Éditions / Éditions la Découverte / Groupe de recherche Achac / Nathalie Coutelet (Sexualités, identités & corps colonisés, 2019)
Fantasmes et érotisations de l’altérité sur les scènes du théâtre et du music-hall
Par Nathalie Coutelet
Des premières conquêtes coloniales à la « Plus Grande France » célébrée dans l’entre-deux-guerres, la scène du théâtre et du music-hall se nourrit de thèmes et de personnages « exotiques », notamment liés aux continents que le pays investit. Que nous apprennent ces représentations de populations rencontrées par le biais de pièces ou de revues ? Certes, elles sont fictionnelles, mais pour un public qui ne connaît l’Ailleurs et l’« Autre » que par ces spectacles, des images vont durablement s’ancrer dans les imaginaires, d’autant qu’elles redoublent, et consolident donc, celles des romans, des cartes postales ou des exhibitions humaines et des expositions. La scène est par essence liée à la fiction, mais les spectateurs reçoivent ces visions du Maghreb, de l’Asie ou de l’Afrique subsaharienne telles des données représentatives d’un réel.
Les auteurs mettent à profit l’engouement pour ces figures construites et fantasmées qui dressent une carte mentale coloniale essentiellement liée aux corps. La morale bourgeoise, qui autorise peu de fantaisies, trouve dans ces personnages le moyen d’assouvir licitement des pulsions sensorielles réfrénées au quotidien. Les scènes se parent donc de ces altérités représentées, fictionnalisées et fantasmées, qui convoquent au théâtre et au music-hall les corps colonisés.
Odalisques et califes
Les spectacles accompagnent les événements liés à la colonisation, ils concrétisent pour le public les récits de la presse. Constantine (Gaîté, 1837), à-propos patriotique en un acte, s’inscrit dans le sillage de la bataille française contre Hadj Ahmed Bey dans cette ville en Algérie. Mais outre les faits liés à l’histoire militaire récente, l’intrigue est située dans « les jardins du sérail » parmi les « odalisques[1] ». Sont donc immédiatement convoquées les images du harem, notamment popularisées par la peinture orientaliste, qui n’auront de cesse d’alimenter les fantasmes des spectateurs. Sans surprise, le harem devient rapidement le topos par excellence, parce qu’il implique autant les possibilités plastiques du décor que les imaginaires sensuels des publics. On le retrouve donc dans Le Minaret (Jacques Richepin, Renaissance, 1913) ou la revue Paris qui jazz (Casino de Paris, 1920). Au music-hall, le harem devient même le tableau à faire, un stimulus publicitaire qui oriente les horizons d’attente vers une sensualité débridée. La forme même du genre souligne l’érotisme des corps, si aisément associé à ce lieu des femmes, gommant la domination et l’esclavage, au profit d’une permanente disponibilité aux plaisirs.
Au théâtre comme au music-hall, c’est d’abord le décor exotique, luxueux, qui apparaît comme un éveil des sens, un appel de l’Ailleurs. Le « bal des Almées » proclame fièrement le « récent voyage au pays des Moukères[2] » du décorateur, qui authentifie en quelque sorte les tableaux présentés. Ensuite, les corps féminins, dont la captivité est rarement évoquée dans sa brutalité, proposent à la fois cette altérité si attractive et des possibles érotiques. Ainsi, dans L’Amour à la Pacha (Max Eddy, Maurice Rumac, Moulin Bleu, 1920), un aviateur tombé après un accident dans un harem se convertit à l’islam et ramène en Écosse deux femmes, afin de devenir lui aussi un « pacha ». Le personnage est emblématique des processus à l’œuvre dans ces scènes de harem pour un public européen masculin. Que la réalité soit très éloignée de ces fantasmatiques créations spectaculaires importe bien moins que la convocation des imaginaires ; la récurrence des personnages comme des décors les installe durablement dans les mentalités collectives.
Les hommes sont typifiés comme violents, tel le calife Hassan fouettant ses esclaves dans Maïmouna (Pierre-André Gérard, Gabriel Grovlez, Opéra, 1921) ou Shariar tuant ses captives dans Les Mille et Une Nuits (Michel Verne, Théâtre des Champs-Élysées, 1920) ; ils sont aussi d’incomparables amants, capables de satisfaire toutes ces dames – les deux caractères semblant donc être liés. Mustapha, dans Le Minaret, se vante d’être « un amant sans défaillance[3] » et le sultan du Maroc, dans L’Impératrice aux rochers (Opéra, 1927), est capable de jeter « deux femmes sur ses épaules avec une aisance qui a beaucoup frappé les spectatrices[4] », dans le tableau de l’Orgie et de la Cour d’amour[5]. Encore que dans Afgar ou les Loisirs du harem (Michel Carré, André Barde, Théâtre Michel, 1916), le chef sarrasin ne parvient pas à satisfaire les vingt-cinq femmes de son harem, pas plus que les prisonniers qu’il utilise afin de repeupler son royaume : elles préfèrent les jeux saphiques aux corvées reproductives. La sensualité féminine demeure, même si l’érotisation masculine est égratignée.
Mais dans Constantine, spectacle dit « patriotique », les femmes du harem sont des Européennes, dont la captivité est largement soulignée, de même que la violence esclavagiste de leur ravisseur. Ce n’est pas le cas des odalisques présentées comme consentantes et sexuellement épanouies grâce au savoir-faire de leur seigneur. Si la morale occidentale ne peut accepter ni servage, ni polygamie pour ses ressortissants, le public comble ses fantasmes grâce aux représentations typifiées de ces sérails lointains et voluptueux. Jacques Richepin évoque dans Le Tango (Athénée, 1913) un jeune couple emmené « dans l’Afrique lumineuse » pour contempler « le spectacle d’une noce kabyle » afin « d’allumer en leurs veines le feu des passions[6] ».
L’intrigue, située en Algérie au second acte, décrit l’absence de désir entre les deux jeunes époux – dont le mariage n’a pas été consommé – et l’éveil sensuel attribué aux mœurs locales et au climat. Les œuvres d’Henri-René Lenormand, chantre du « théâtre colonial[7] », n’ont cessé de démontrer les influences du climat chaud sur les comportements sexuels, des coloniaux comme des colonisés. Dans Terres chaudes (Grand-Guignol, 1913), Le Simoun (Comédie-Montaigne, 1920) ou Le Mangeur de rêves (Comédie des Champs-Élysées, 1922), les personnages masculins sont d’une violence sadique, les personnages féminins, enjôleurs et séducteurs.
L’omniprésence du harem dans les productions d’après-guerre, non seulement au music-hall, mais aussi dans le théâtre à grand spectacle, rend compte d’un attrait pour la plastique « exotique », d’une pulsion scopique et d’un goût iconique, liés aux représentations codifiées par la carte postale, la photographie et la littérature, d’individus à la sexualité débridée. Liées au topos du harem, la danse et l’orgie décuplent le plaisir spectatoriel. C’est bien sûr la « danse du ventre », découverte par le public français lors des Expositions – en particulier la Belle Fatma de la rue du Caire en 1889 à l’Exposition universelle parisienne[8] – et déployée par le Grand Salon mauresque de la rue Blanche, le Concert oriental ou le Moulin Rouge. Si elle se développe logiquement sur les scènes de music-hall, forme liée à partir du xxe siècle à la danse, elle offre également des épisodes attendus au théâtre, comme dans Les Mille et Une Nuits, où l’on peut contempler « les fêtes du Khalifat, le bain des sultanes, l’Orgie, Shéhérazade, le Harem[9] ». Dans le tableau dit « de l’orgie », ce sont « les femmes du harem qui dansent[10] », conjugaison de deux fantasmes européens : la danse lascive et envoûtante, qui met en valeur le corps féminin et la projection vers une relation multiple du mâle, pour lequel les femmes rivalisent de séduction.
Geishas et samouraïs
Les représentations scéniques de l’Asie suivent également les étapes de la colonisation, en portant l’accent davantage sur les corps que sur les événements politiques. Dès Madame Chrysanthème (Georges Hartmann, André Alexandre, d’après Pierre Loti, Théâtre-Lyrique de la Renaissance, 1893), au moment de la création de l’union indochinoise, la « petite femme à cheveux noirs, à peau jaune, au nom de fleur[11] » devient l’emblème de cette double domination : conquête coloniale française et conquête masculine, par ce mariage provisoire qui contente les appétits sexuels de l’officier jusqu’à son départ. Sans surprise, la figure de la geisha, popularisée par la littérature, l’estampe, puis la photographie, condense l’appréhension moins du Japon que de l’Asie. L’opérette La Geisha montre que « c’est par les femmes que le Nippon a conquis l’Europe » et que ce spectacle touche « ce sens si particulièrement parisien de l’exotisme galant[12] ». En effet, ce goût pour une sensualité dépaysante est largement exploité par le théâtre, de même que les possibilités décoratives, liées à l’estampe et aux photographies de voyageurs. La découverte de la Japonaise Sada Yacco lors de l’Exposition universelle de 1900, dont aucun article n’omet de rappeler son statut d’ancienne geisha, contribue au succès de ce type. Plus sensuelles, les geishas de Mousmé (Michel Carré, Albert Acremant, Théâtre Michel, 1920) dansent pour séduire les hommes de leur maison de « thé ».
Mais contrairement aux almées et odalisques du Maghreb, la geisha et l’Asie sont fortement esthétisées, dans le sillage des « chinoiseries » et du japonisme. Les noms des personnages, « La Cigogne danseuse » ou « L’Oiseau fleur » dans Princesse d’amour (Judith Gautier, Vaudeville, 1907), « Feuille d’Amandier » dans Sin (Maurice Magre, Théâtre Femina, 1921), soulignent une poétisation associée à l’art asiatique, perçu comme délicat et raffiné. La Revue féerique (Folies-Bergère, 1917) propose l’« évocation d’un Japon pittoresque enchanté des grâces menues de ses mousmés aux robes brochées de fleurs fabuleuses[13] ». La Grande Revue des Ambassadeurs (1917) offre des lanternes japonaises, des « figurines de songe exotique », Madame Chrysanthème et les indispensables geishas du « pays des légendes dorées » qui « ont accoutumé de s’entraîner aux plaisirs de l’amour[14] ». Sada-Mi-Mi-Ya-Pouf, la « poupée japonaise », une « étonnante geisha[15] », danse à l’Olympia (1920). Le music-hall a certes érigé l’esthétisation des personnages en règle scénique, mais l’Asie semble davantage s’y prêter que les autres continents. De même, l’érotisation qui y tient une place essentielle est plus discrète, moins exhibée qu’elle ne l’est pour les odalisques. La danse, y compris au théâtre, demeure essentielle, à l’instar de Ki-Ri-Ki, dans Mousmé, qui exécute une chorégraphie lascive dans la maison de geishas où elle a préféré fuir un mariage non désiré. Le burlesque des noms n’entrave en rien l’érotisme des situations, mais il souligne la domination.
Comme les califes ou les cheikhs, les hommes sont violents, du samouraï, dominateur et bestial, au proxénète dans La Geisha sous les traits de « Monsieur Dix-Mille Joies[16] », en passant par le Bronze dans La Grande Revue des Ambassadeurs ou le seigneur impitoyable face à l’adultère de sa femme, qu’il tue, dans L’Ombre d’une fleur (Maurice Laumann, Ernest Duthuit, Grand-Guignol, 1922). Le célèbre Jardin des supplices d’Octave Mirbeau adapté par Pierre Chaîne (Grand-Guignol, 1922), met en scène la mort voluptueuse de Clara, des supplices infligés par les hommes chinois dans la salle de torture. Ce stéréotype contraste avec la vision plutôt efféminée de nombreux hommes asiatiques, dans la littérature coloniale en particulier.
Plus directement érotique, le leitmotiv du Kamasutra innerve de nombreuses œuvres, à commencer par Le Kama Soutra ou Il ne faut pas jouer avec le feu (Régis Gignoux, Grand-Guignol, 1922). Dans cette pièce, le sulfureux livre déclenche des sensualités torrides parmi les personnages européens plongés dans la lecture ; les tableaux intitulés « Le Kama Soutra » dans la Revue légère (Olympia, 1914) ou Paris en l’air (Casino de Paris, 1921) sont plus explicites quant aux possibles amoureux. Prétexte de fabuleux décors, ils invitent les publics au dépaysement, mais aussi aux désirs et à l’art érotique. Dans L’Homme aux dix femmes (Miguel Zamacoïs, Théâtre Antoine, 1921), un jeune Français fuit aux Indes et y découvre le harem du rajah et d’inédites pratiques sexuelles, dans ce « pays de la libre luxure » qu’il oppose à « l’Europe prude où l’amour se mesure[17] ».
Le motif du harem, moins récurrent que pour le Maghreb, se retrouve dans les figurations d’une Inde fabuleuse, peuplée de femmes soumises et expertes, de seigneurs jouisseurs et dominateurs. Située en Asie, l’Inde est alors souvent associée par les imaginaires et les spectacles à un Orient fantasmatique.
Vénus et Adonis noir·e·s
La particularité des représentations de l’Afrique subsaharienne est la concentration sur un corps noir, moins lié à une aire géographique, culturelle ou ethnique qu’à une « figure de l’imaginaire contemporain[18] », qui inclut aussi les Africains-Américains. Le cliché le plus récurrent est celui de la lubricité, dès La Vénus noire (Adolphe Belot, Châtelet, 1879), où la belle Walinda offre le choix à Monsieur de Guéran entre l’épouser ou être supplicié. La « négresse Zizi » dans La Famille Gaudissart (Louis Artus, Théâtre de Cluny, 1903), relance son ancien amant et parvient à se substituer à la nouvelle épousée pour profiter de la nuit de noces. Boule de Neige, dans Le Train de 8 h 47 (Léo Marchès d’après Courteline, Ambigu-Comique, 1910), ne cherche qu’à séduire les soldats, dont Croquebol, pourtant horrifié par le contact de sa peau noire. La jeune « mulâtresse » Koukouli (Valentine et André Jager-Schmidt, Théâtre de l’Avenue, 1924), se livre à une danse du voile, afin d’ensorceler les hommes blancs. L’une des favorites du roi africain ne peut résister à la tentation de goûter les plaisirs charnels avec un homme blanc dans Le Village blanc ou Olive chez les nègres (Henri Falk, Music-hall des Champs-Élysées, 1926). Toutes incarnent donc la perdition de l’homme blanc.
Les hommes ont la même sexualité débridée, comme Moïse (Edmond Guiraud, Théâtre Antoine, 1911), profitant des faveurs de la femme adultère grâce au chantage ; Séil-kor, dans Impressions d’Afrique (Raymond Roussel, Théâtre Antoine, 1912), séduisant la blonde Nina ; les figurants du « Village nègre » de la revue Ça vaut l’voyage (Ba-Ta-Clan, 1919), des « sauvages qui se montrent nus[19] », avides de goûter les chairs blanches des Parisiennes ; le chasseur d’hôtel noir engrossant Marguerite, incapable de résister à ses charmes dans Le Blanc et le Noir (Sacha Guitry, Théâtre des Variétés, 1922) ; enfin l’amant noir de La Joueuse (Madeleine de Zogheb, Studio des Champs-Élysées, 1934), étalon dont Lenka recherche la perfection sexuelle. On note la persistance de ces unions morganatiques qui semblent donc, sous couvert d’horreur ou de burlesque, traduire un fantasme solidement ancré.
Les danses mettent en exergue la fonction érotique des corps, dans des revues telles que Nu, Nu… Nunette (Concert Mayol, 1926) avec les « Black Sisters », Black Birds (Ambassadeurs, 1926), Black Flowers (Porte-Saint-Martin, 1930) et bien sûr, la célébrissime Revue nègre (Champs-Élysées, 1925). Envahissant le spectacle après la Première Guerre mondiale, symboles de la « négromanie[20] » ambiante, les danses jazz servent d’abord à utiliser les corps en mouvement comme emblèmes d’une libération des tabous. Les danseuses présentent des corporalités différentes comme des mouvements inhabituels, considérés comme saccadés, voire burlesques et licencieux.
André Rouveyre associe cette « éruption dionysiaque » à « l’ébranlement nerveux […] de la guerre », dont la « note noire culminante » est « La Baker », une « sorte de Vénus cuivrée : formes canoniques – vigoureuses et élastiques[21] ». Le danseur Feral Benga est vu comme « un nègre superbe[22] », doté d’un « corps noir sculptural[23] » qui exécute des mouvements « d’une frénésie émouvante et forcenée » que « les spectatrices admirent à juste titre[24] ». Avant lui, « M. Benglia, nègre d’une imposante stature » est une « idole noire d’une majesté sculpturale[25] ». L’association des Noir·e·s à la danse et à la musique se développe moins avec l’histoire coloniale qu’avec celle de la Première Guerre mondiale, mais elle poursuit le cliché établi dès le XIXe siècle sur leur prédominance physique. En d’autres termes, la « sauvagerie » initialement associée aux personnages est remplacée par des rythmes corporels fougueux.
L’esthétisation des corps passe par la métaphore sculpturale, comme pour les « Black Flowers », « dont la nudité harmonieuse soutiendrait la comparaison avec les statues de Tanagra[26] ». Toutefois, si la découverte des rythmes jazz a décuplé la présence des danses « noires » sur les scènes, elle existe dès le XIXe siècle et exploite à la fois le rire et la lubricité, comme dans « les danses nègres » au « caractère de folie religieuse et obscène[27] » dans La Vénus noire, « la Mattchiche de la Négresse », interprétée par Miss Moss dans Le Millième Constat (Folies-Dramatiques, 1907), la « bamboula » de l’opéra Paul et Virginie (Jules Barbier, Michel Carré, Gaîté, 1876) ou la « troupe sénégalaise Bamboula » dans la Revue en chemise (Folies-Bergère, 1913). Les termes incitent à une lecture paradoxale très révélatrice de la réception des corps noirs : méprisés pour leur altérité, ils sont tout autant séducteurs pour cette même altérité et – peut-être surtout – en raison de la nudité récurrente des personnages dans les divers spectacles.
Possible retournement du stigmate ?
Au sein de cette abondante production spectaculaire, qui érotise fortement les corps exotiques, quelques œuvres se distinguent par un propos atypique. Impressions d’Afrique[28] de Raymond Roussel évoque le sort de naufragés européens, contraints de divertir les sujets du roi africain Talou par des spectacles ; un autre naufragé, le riche Marseillais désireux de fonder un comptoir du Village blanc ou Olive chez les nègres, arrive chez un roi qu’il a connu durant l’Exposition coloniale de Marseille. Ce dernier, gardant en mémoire la façon dont les Noirs ont été parqués et exhibés, décide de créer un village blanc pour divertir son peuple.
S’ils ne sont pas les plus représentatifs, ces spectacles indiquent tout de même, sous le mode humoristique, une forme de renversement. Vierges en folie ! (H. Verdellet, Albert Mirabaud, Gaston Secrétan, Gaîté-Montparnasse, 1909) présente un « marché aux hommes » destiné aux dames afin de peupler leur harem. Là encore, tout en montrant des corps dénudés et érotisés, l’œuvre se singularise par la domination féminine sur des hommes réduits au statut d’objets sexuels, de marchandise sensuelle.
Ces exemples ne peuvent pourtant effacer la majorité des clichés fantasmatiques sur les corps des populations colonisées, infériorisés et érotisés sur les scènes du théâtre et du music-hall. Toujours associés à une sexualité jugée amorale – harems, almées, geishas, orgies, nudité –, les personnages féminins comme masculins, asiatiques, maghrébins ou d’Afrique subsaharienne, sont souvent dénudés, dansants et pervers. Ce sont avant tout des corps, qu’ils dansent ou assouvissent des désirs charnels. Sauf peut-être dans la Revue de l’Odéon (1926), où Malikoko se cache au Châtelet[29] sous l’apparence d’un comédien qui prépare l’envahissement de Paris car « Le noir est la vraie couleur de l’homme. Les teints pâles sont l’indice de races dégénérées[30] ».
Il est intéressant que les deux personnages noirs de ce tableau puissent égratigner le colon blanc et renverser cette hiérarchie des races héritée des scientifiques du XIXe siècle, même sous forme burlesque. Toutefois, les constantes scéniques du harem et de la polygamie sont associées à l’orgie et la prévalence des corps féminins comme appâts érotiques. Parmi la gent masculine, seuls les hommes noirs échappent au stéréotype de la violence, incarnée par les sultans ou les samouraïs. Ils sont aussi plus esthétisés, à l’instar des femmes de pays colonisés, dont les corps sont traités comme des estampes ou des sculptures vivantes.
Au fond, peu de différences entre les représentations théâtrales et music-halliennes, qui recourent au même traitement des corps : leur « exotisme » est exhibé et érotisé, leur corporalité exploitée pleinement – notamment par la danse – ce qui, bien entendu, redouble l’asservissement colonial et permet une évasion fantasmatique inavouable en Occident. On constate enfin une érotisation plus massive à l’apogée de la domination coloniale, la sauvagerie des premiers combats étant remplacée par le désir.
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Pour citer cet article : Nathalie Coutelet « Fantasmes et érotisations de l’altérité sur les scènes du théâtre et du music-hall », in Gilles Boëtsch, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sylvie Chalaye, Fanny Robles, T. Denean Sharpley-Whiting, Jean-François Staszak, Christelle Taraud, Dominic Thomas et Naïma Yahi, Sexualités, identités & corps colonisés, Paris, CNRS Éditions, 2019 : pp.441-450.
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[1]. Octave de Cès-Caupenne, Clairville [Louis François Nicolaie, dit], Auguste Jouhaud, Constantine, Paris, Marchant, 1837.
[2]. « Les music-halls », in Comœdia, no 2826, 11 septembre 1920. Le bal est donné à Tabarin, en 1920.
[3]. Jacques Richepin, « Une scène du Minaret », in Comœdia, no 1997, 21 mars 1913.
[4]. Étienne Rey, « Au Théâtre de l’Opéra », in Comœdia, no 5163, 19 février 1927 (une œuvre de Saint-Georges de Bouhélier).
[5]. « Musique », in La Semaine à Paris, no 248, 25 février 1927.
[6]. Gaston de Pawlowski, « Au Théâtre de l’Athénée », in Comœdia, no 2281, 30 décembre 1913.
[7]. Amélie Grégorio, « L’Arabe dans le théâtre d’Henri-René Lenormand : un personnage “exotique” ? », in Planeta Literatur: Journal of Global Literary Studies, no 1, 2014.
[8]. Arthur Pougin, Le théâtre à l’Exposition universelle de 1889. Notes et descriptions, histoire et souvenirs, Paris, Fischbacher, 1890.
[9]. « Variétés », in Comœdia, no 2742, 19 juin 1920.
[10]. « Théâtre des Champs-Élysées », in Comœdia, no 2707, 15 mai 1920.
[11]. Richard O’Monroy, « La soirée parisienne », in Gil Blas, no 4824, 1er février 1893.
[12]. X.Y.Z., « Le théâtre, les mœurs et la Geisha », in La Vie parisienne, no 35, 18 août 1906. Opérette de Charles Clairville et Jacques Lemaire datée de 1898, adaptée au Moulin Rouge en 1906.
[13]. Henry Dargès, « Théâtres et spectacles », in La Rampe, no 92, 29 novembre 1917.
[14]. Henry Dargès, « La Grande Revue des Ambassadeurs », in La Rampe, no 76, 28 juin 1917.
[15]. Gustave Fréjaville, « Petite chronique du music-hall », in Paris-Midi, no 3246, 15 décembre 1920.
[16]. X.Y.Z., « Le théâtre, les mœurs et la Geisha », in La Vie Parisienne, no 35, 18 août 1906.
[17]. Miguel Zamacoïs, « L’Homme aux dix femmes », in Comœdia, no 3306, 3 janvier 1922.
[18]. Timothée Jobert, « “Corps” noir : l’avènement historique d’une figure du racisme quotidien », in Migrations Société, no 126, 2009.
[19]. Armory, « Les music-halls », in Comœdia, no 2571, 31 décembre 1919.
[20]. Ernest-François Velletaz, « À travers le monde », in Les Modes, no 270, novembre 1926.
[21]. André Rouveyre, « Théâtre », in Le Mercure de France, no 677, 1er septembre 1926.
[22]. Armory, « Aux Folies-Bergère », sans date.
[23]. Adhémar de Montgon, « Aux Folies-Bergère », in La Folie d’amour, 15 novembre 1935.
[24]. Louis Léon-Martin, « Chronique du music-hall », in Le Petit Parisien, 16 novembre 1935.
[25]. Jacques Patin, « Les premières », in Le Figaro, no 149, 29 mai 1925 ; Revue Un soir de folie.
[26]. Robert Brisacq, « Théâtre de la Porte-Saint-Martin », in La Rampe, no 520, 15 mai 1930.
[27]. Henry Fouquier, « Causerie dramatique », in Le XIXe siècle, no 2817, 9 septembre 1879.
[28]. Pierre Bazantay, « Le lion de Perros ou l’Afrique dans les Impressions », in Africultures, n° 52, 2002.
[29]. La revue s’amuse ici du succès retentissant de Malikoko, roi nègre, un spectacle du Châtelet qui avait fait courir le Tout-Paris en mettant en scène un « roi cannibale » neurasthénique, amateur de jeunes femmes blanches, mises à la casserole et grâce auxquelles il retrouve moral et appétit (Sylvie Chalaye, Du Noir au nègre, l’image du Noir au théâtre, Paris, L’Harmattan, 1998).
[30]. « MM. Lang et Bastia envisagent le Péril noir », in Comœdia, no 4485, 11 mai 1926.