Chaque semaine, le Groupe de recherche Achac, en partenariat avec CNRS Éditions et les Éditions La Découverte, vous propose un article du livre en open source. L’objectif, ici, est de participer à une plus large diffusion des savoirs à destination de tous les publics. Les 45 contributions seront disponibles pendant toute l’année 2020.
Découvrez cette semaine l’article de Serge Tcherkézoff, anthropologue, membre titulaire et cofondateur du Centre de Recherche et de Documentation sur l’Océanie (EHESS/CNRS/ Université d’Aix-Marseille), directeur d’études émérite à l’EHESS, Honorary Professor à l’Australian National University. Cet article s’intitule La construction du corps sexualisé de la Polynésienne dans l’imaginaire européen et analyse l’incidence des premiers échanges avec Tahiti dans la création du mythe de la Vahiné. Après la tentative de repousser la présence européenne, ces premiers contacts se sont résolus par le don, parfois sexuel et l’hospitalité, deux mythes qui cristallisèrent la représentation de la Polynésie dans l’imaginaire français, notamment à travers les descriptions de Bougainville.
Le Groupe de recherche Achac met également à disposition, ici, une séquence vidéo du colloque « Images, colonisation, domination sur les corps » qui a eu lieu le 3 décembre 2019 au Conservatoire national des arts et métiers. Découvrez l’intervention de Bertrand Réau qui analyse ici, Big Kisses from Africa, carte postale de McCann Lowe d’après les photograhies de David Davis, Alex Branwell, Jérôme Dancette, Antonio Nunes, Mateo Pearson, Scoot McLean, Stéphanie Van der Vinde, éditée par Boomerang [Belgique], 2005.Vous retrouverez cette image au sein de l’ouvrage Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours (La Découverte, 2018) à la page 418.
Article 4 « La construction du corps sexualisé de la Polynésienne dans l’imaginaire européen» issu de la partie 1 Discours, fantasmes et imaginaires de l’ouvrage Sexualités, identités & corps colonisés (p.67-76)*
© CNRS Éditions / Éditions la Découverte / Groupe de recherche Achac / Serge Tcherkézoff (Sexualités, identités & corps colonisés, 2019)
La construction du corps sexualisé de la Polynésienne dans l’imaginaire européen
Par Serge Tcherkézoff
S’il est un stéréotype majeur qui a constitué l’imaginaire européen de la région des « Mers du Sud », c’est bien celui de la femme polynésienne, la « Vahiné » comme on a dit et écrit en français en reprenant le mot tahitien pour « femme » (ajoutons une majuscule pour rappeler que le mot est devenu le nom propre d’un cliché bien particulier et même d’un mythe). On a construit de toutes pièces un corps féminin dérobé à la Polynésie mais remodelé – « sexualisé » – par un regard européen-et-masculin, figé depuis les premières rencontres au XVIe siècle jusqu’aux affiches touristiques contemporaines. On connaît ces affiches : une plage de sable blanc, bordée de cocotiers, sur le fond bleu du ciel et de la mer, mais qui reste incomplète si l’on n’y dessine pas, au premier plan, une femme aux longs cheveux noirs, le corps cuivré, en partie dénudé, ondulant au rythme d’un chant qu’on devine langoureux, les yeux de braise fixés sur l’horizon, en attente du visiteur – européen bien entendu – qui pense déjà, par cette affiche, qu’il sera le bienvenu. Le résultat de cette construction est connu, mais on ignore souvent l’accumulation du hasard et des malentendus qui ont constitué cette longue histoire. Nous allons la dérouler sur trois plans.
D’une part, il y eut le hasard des routes maritimes suivies et d’une succession de publications dont la leçon fut trompeuse car elle ne correspondait pas à la chronologie des visites sur place. D’autre part, ces récits qui racontaient ce que les visiteurs avaient cru voir étaient une suite d’interprétations abusives, où toutes les actions des insulaires étaient expliquées par les visiteurs à la manière dont chacun commenterait ces faits s’ils se déroulaient chez soi, en l’occurrence sur le sol français ou anglais. Comment pouvait-il en être autrement lors d’un « premier contact »[1] ? Ensuite, on a manqué de s’interroger sur cette attirance spontanée pour les Vahinés de la part des marins européens. Car elle ne fut pas la même pour les femmes d’autres régions de l’Océanie, en raison d’une classification des « variétés » ou « races » humaines, installée dans la vision européenne depuis longtemps, bien avant les premiers voyages dans le Pacifique[2].
Rencontres imprévues et chronologie improbable
Dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, les expéditions européennes de « découvertes », si elles continuent d’avoir pour instructions de trouver et prendre de nouvelles terres dans l’espoir d’y trouver de substantielles richesses (en minerais ou en épices), ajoutèrent désormais à leur visée le désir de mieux comprendre la mécanique divine universelle. Il convenait d’étudier toutes les formes de vie, depuis la flore et la faune jusqu’aux peuples « naturels » et de tenter, en déchiffrant les langues et les « coutumes » de ces peuples, de compléter l’étude du « jardin de la création » (divine). On se mit à parcourir le Pacifique, non plus seulement pour trouver des routes nouvelles vers les îles aux épices ou repérer la grande Terra Australis (qui devait bien exister dans le sud du monde pour faire « équilibre » à la masse européenne au nord du monde), mais aussi on devint intéressé à s’arrêter sur chaque île ou archipel rencontré.
L’Anglais Samuel Wallis, poursuivant un projet de circumnavigation, entra dans le Pacifique par le détroit de Magellan et suivit ensuite une route nord-nord-ouest qui lui fit apercevoir au loin – car cette terre est pourvue de montagnes – une île jusque-là inconnue des géographes européens, l’île haute de Tahiti.
Nous sommes en juin 1767. C’est alors une rencontre violente. Les insulaires grimpent à bord des navires, touchent et prennent ce qui leur paraît intéressant (comme partout ailleurs dans les premières rencontres en Polynésie). Les Anglais (comme tous les autres visiteurs lors de ces « premiers contacts ») prennent peur, veulent chasser ces « voleurs », à coups de sabre puis avec les mousquets. Les insulaires sautent à l’eau et reviennent en très grand nombre et en armes. Wallis fait donner ses canons, de nombreux Tahitiens sont tués. Plus tard, lorsque les Anglais de Wallis débarquent, les insulaires sont évidemment « pacifiques » et ils semblent « offrir » à la fois des objets de valeur et proposer des rencontres sexuelles avec des « jeunes femmes ». Les Anglais en oublient les violences initiales – même si le récit de Wallis en fera part –, passent une fin de séjour idyllique, et repartent ravis à la fin de juillet 1767. Un autre hasard fit que Louis-Antoine de Bougainville, parti lui aussi pour faire le tour du monde, suivit la même route et aperçut au loin Tahiti en avril 1768, sans du tout savoir que Samuel Wallis y avait séjourné (l’Anglais ne revint qu’en mai 1768 et était encore en mer quand le Français quitta Saint-Malo en novembre 1766).
Nous sommes en avril 1768. Les Français sont reçus de manière pacifique et même fastueuse, les dons de nourriture et l’accès « aux femmes » semblant spontané et sans limites. Louis-Antoine de Bougainville ne peut deviner que cette attitude des Tahitiens est, sans aucun doute, le résultat de la « pacification » violente infligée par les boulets anglais moins d’un an plus tôt. Lui et ses hommes ne peuvent en tirer qu’une conclusion : ces dons sont spontanés ! Dans leurs journaux, ils ne tarissent pas d’éloges sur l’hospitalité merveilleuse de ces « naturels » et repartent ravis, subjugués même.
De retour en France, Louis-Antoine de Bougainville, homme de lettres, rédigea immédiatement un récit élégant qui reçut très rapidement l’approbation royale. Son Voyage autour du monde… fut publié début 1771, tout entier porté par les chapitres de la visite à Tahiti (« O-Taïti ») qui racontaient la découverte d’un peuple où toutes les femmes étaient encore « comme Ève avant son péché » : une « Nouvelle-Cythère », écrit-il, appellation qu’il donna à l’île pour vanter la beauté des femmes, en pensant à l’île mythique qui vit naître Aphrodite, et un « Jardin d’Éden », écrivit-il encore, puisqu’aucune femme ne semblait voir de péché à l’acte d’amour ; bref, une nation dont l’hospitalité ne pouvait qu’être vantée, aussi étonnante soit-elle : « Chaque jour nos gens se promenaient dans le pays […]. On les invitait à entrer dans les maisons, on leur y donnait à manger ; mais ce n’est pas à une collation légère que se borne ici la civilité des maîtres de maison ; ils leur offraient des jeunes filles[3]. »
Le récit de Louis-Antoine de Bougainville est traduit en anglais dès l’année suivante, en 1772, de façon superbe, par l’un des grands savants naturalistes d’alors, et compagnon de James Cook pour le premier voyage du fameux capitaine anglais, Johann Reinhold Forster. Le livre devint le centre des conversations de tous les salons européens. Il se trouve qu’un autre hasard intervint. L’Amirauté britannique ne voulut pas publier le récit de Samuel Wallis avant d’avoir lu celui du (premier voyage du) capitaine James Cook, pour soumettre au roi un tableau exemplaire des premiers voyages anglais dans le Pacifique (en ajoutant John Byron et Philip Carteret). James Cook était parti fin août 1768, et il avait eu le temps de voir Samuel Wallis revenir et de recueillir de ce dernier les indications d’une escale où l’abondance de nourritures et la tranquillité des habitants, maintenant « pacifiés », valait le détour : Tahiti. James Cook y abordera mi-avril 1769. Il reviendra de ce premier voyage mi-juillet 1771. Or James Cook, à l’inverse de Louis-Antoine de Bougainville, n’était pas un homme de lettres et, à la lecture du journal, l’Amirauté dut faire appel à un directeur de collège, maître de littérature, pour réécrire le récit de James Cook, ce qui prit du temps. Avec deux conséquences. L’une fut que le récit de Samuel Wallis, publié avec celui de James Cook, ne sortit des presses que milieu 1773, deux ans après celui de Louis-Antoine de Bougainville, un an après que toute l’Europe anglophone avait déjà à sa disposition le récit de ce dernier traduit en anglais. L’autre conséquence, encore un hasard, fut que le rédacteur en charge de réécrire le récit de James Cook était déjà un admirateur du récit de Louis-Antoine de Bougainville (qu’il avait lu dès sa parution en français) et on peut voir aujourd’hui avec précision de quelle manière il a plusieurs fois modifié le texte de James Cook en renforçant, parfois en inventant, un commentaire dans la veine de Louis-Antoine de Bougainville, sur la propension de la société tahitienne à ne célébrer que l’Amour.
Tout cela fit que la présence des violences initiales, signalées par Samuel Wallis au début de son récit de son séjour tahitien, passa inaperçue. Et Voltaire lui-même, avec son esprit critique, se laissa prendre. Il commenta largement ces publications en disant, en bref, que le récit de Louis-Antoine de Bougainville sur un peuple soi-disant préoccupé uniquement par l’Amour l’avait laissé plus que sceptique, mais que maintenant, puisque le récit anglais disait la même chose (sous-entendu : alors que les Anglais ne sont jamais d’accord avec les Français), il faut se rendre à l’évidence. Tahiti est bien comme un « Jardin d’Éden », les femmes y sont bien comme « Ève avant son péché ».
L’image de la Vahiné fut alors fixée une fois pour toutes. La suite de l’histoire n’apporte pas de surprises. Au fur et à mesure que d’autres rencontres eurent lieu dans la région, et même lorsqu’elles furent au début violentes, comme celle impliquant Lapérouse à Samoa en 1787, les descriptions, ou plutôt les simples allusions aux rencontres sexuelles des marins européens avec les Vahinés du lieu, contribuèrent à faire du mythe « tahitien » un mythe « polynésien », désormais étendu à toute une région.
Les interprétations abusives
Pour Louis-Antoine de Bougainville et les siens, puisqu’ils pensaient être les premiers Européens à visiter les Tahitiens, tout ce que firent ces derniers ne pouvait être qu’un effet de leur « coutume » ancestrale. Les cadeaux de nourriture et d’objets de valeur étaient un signe de leur hospitalité traditionnelle envers le voyageur étranger. Et quand on voit que Louis-Antoine de Bougainville associe dans la même phrase (que nous avons citée) les dons de nourriture et « […] la civilité des maîtres de maison ; ils leur offraient des jeunes filles », on comprend que cette seconde offrande ait été également interprétée comme une « hospitalité », une hospitalité sexuelle selon la croyance déjà bien établie dans l’Europe des Lumières qui voulait que ce fût une coutume courante dans les contrées lointaines[4]. À l’époque, pour tout savant, le plus philosophe et critique soit-il, la « sexualité » ne pouvait pas faire partie d’un rituel et relever d’une stratégie répondant à des schèmes cosmologiques. Elle était, au XVIIIe siècle du moins, l’expression « naturelle » du désir, y compris chez les femmes. Louis-Antoine de Bougainville rappelait à son lecteur, en évoquant les rencontres sexuelles avec les Tahitiennes, que leur spontanéité à ouvrir leurs bras aux visiteurs était une caractéristique naturelle des femmes.
Les bateaux étaient à l’ancre, entourés de pirogues : « Les pirogues étaient remplies de femmes qui ne le cèdent pas, pour l’agrément de la figure, au plus grand nombre des Européennes et qui, pour la beauté du corps, pourraient le disputer à toutes avec avantage. La plupart de ces nymphes étaient nues, car les hommes et les vieilles qui les accompagnaient leur avaient ôté le pagne dont ordinairement elles s’enveloppent. Elles nous firent d’abord, de leurs pirogues, des agaceries où, malgré leur naïveté, on découvrit quelque embarras ; soit que la nature ait partout embelli le sexe d’une timidité ingénue, soit que, même dans les pays où règne encore la franchise de l’âge d’or, les femmes paraissent ne pas vouloir ce qu’elles désirent le plus. Les hommes, plus simples ou plus libres, s’énoncèrent bientôt clairement : ils nous pressaient de choisir une femme, de la suivre à terre, et leurs gestes non équivoques démontraient la manière dont il fallait faire connaissance avec elle[5]. »
On sait aujourd’hui, en confrontant certains journaux de bord détaillés (restés longtemps inédits) avec ce récit publié qui généralise abusivement à chaque page, à quel point ce fut une illusion. Les « jeunes femmes » étaient conduites par des adultes âgés, dénudées par eux (ce que Louis-Antoine de Bougainville évoque en passant), mais encore, elles furent placées de force dans les bras des hommes européens et ne purent retenir leurs larmes (ce que le récit publié ne laissait pas deviner si peu que ce soit).
L’attirance pour les Vahinés
L’acte de baptême du nom « Polynésie » date de 1756, mais à ce moment-là, l’étiquette s’appliquait à toutes les îles du Pacifique ; puis, graduellement, la région ainsi nommée fut ramenée aux dimensions que nous lui connaissons aujourd’hui, et ses limites fixées sur les cartes européennes en 1832, en raison de la proximité des langues, mais aussi de ce qui paraissait être l’unité d’un type physique que les Européens observaient des Tonga à l’île de Pâques et de Hawaii à la Nouvelle-Zélande. Cette unité fut d’autant plus remarquée que, déjà dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, et bien davantage au début du XIXe siècle, les naturalistes-géographes-navigateurs européens élaboraient des classifications sur les « variétés » humaines ou « races » (le terme prenant un sens substantialiste-raciste au début du XIXe siècle). Une distinction revenait constamment, pour le Pacifique et ailleurs : la variété de « couleur jaune » et celle de « couleur noire ».
Ces « observations » européennes sur l’aspect physique sont un arrière-plan essentiel pour répondre à une question qu’on a totalement manqué de soulever. Comment comprendre l’attirance spontanée pour les Vahinés de la part des marins européens ? Car, les récits le montrent bien, la fascination fut immédiate du côté des visiteurs (et on en a déjà un aperçu avec les mots de Louis-Antoine de Bougainville).
On pensera sans doute qu’il n’y a rien d’étonnant de la part de marins privés de contact féminin durant les semaines ou les mois de navigation qui avaient précédé, une fois quitté les ports espagnols, anglais ou français. Mais l’explication est insuffisante, car ces mêmes marins ne montrèrent pas la même attirance quand ils abordèrent des rivages loin de la Polynésie, avant d’arriver chez les Vahinés s’ils voguaient d’ouest en est dans le Pacifique, ou après avoir quitté ces Vahinés s’ils naviguaient dans la direction opposée. C’est l’histoire des classifications « raciales » élaborées par les « savants » européens qui explique que les corps des Polynésiennes parurent « admirables », donc attirants et désirables. Bien avant d’être entré dans le Pacifique, l’Occident avait déjà un modèle de l’altérité, partagé entre, d’une part, l’« Indien » vivant en « corps de nation », avec des « chefs » et une hiérarchie sociale, et un physique à « la peau cuivrée » (l’habitant des Indes orientales d’abord, rejoint ensuite par celui des « Indes occidentales » quand l’Amérique fut « découverte »), et d’autre part, le « Nègre » vivant en bandes ou tribus inorganisées, tout juste bon à tomber en esclavage. Quand les Européens entrèrent dans le Pacifique, ils y virent des « Indiens » et des « Nègres » et l’on devine aisément les jugements de valeur contrastés qui ont accompagné ces rencontres, selon que l’escale était en Polynésie ou plus à l’ouest (Mélanésie, Australie).
Avec un autre hasard : les jeunes femmes polynésiennes parurent « vraiment blanches », encore plus « claires » que les « Indiennes ». Il se trouve que, pour des raisons cosmologiques, relativement universelles quant à elles (clarté solaire ou lunaire associée à la vie ; ombre et couleurs sombres évoquant la mort), les familles polynésiennes eurent une pratique particulière : elles prenaient soin que leurs filles et jeunes femmes évitent l’exposition prolongée au soleil. De ce fait, ces jeunes femmes parurent encore « plus blanches » que les hommes aux yeux des visiteurs : ainsi à fois proches des femmes européennes, mais avec la touche d’altérité nécessaire pour rendre l’autre à la fois reconnaissable et attirant (les yeux « de braise », les cheveux « noirs » souvent évoqués, la « nudité naturelle »…).
Il faut se souvenir d’un thème récurrent dans les récits des premières rencontres où des Européens arrivèrent sur des îles « polynésiennes » (au sens actuel de cette étiquette régionale, donc post-1832). Ce furent d’abord les Espagnols, aux Marquises, en 1595. Des dizaines de pirogues approchèrent : « Il y avait environ 400 Indiens, presque blancs, de très belle tournure, grands, bien charpentés, robustes, la jambe et le pied bien faits et, aux mains, de longs doigts ; les yeux, la bouche, les dents et le reste du visage, tout était fort beau ; […] Parmi eux […] son visage, qu’on aurait dit d’un ange, avait un bel aspect prometteur ; il avait un beau teint, pas opalin mais blanc. Quant aux femmes, […] tous ceux qui les virent affirment que certaines d’entre elles ont des jambes et des mains ravissantes, des yeux, un visage, une taille et une allure de toute beauté ; ils disent même que certaines sont plus belles que les dames de Lima où, pourtant, les femmes sont superbes ; on ne pourrait dire qu’elles sont pâles, mais elles ont le teint clair[6]. »
Voici donc, en 1595, le tout début d’une longue histoire, celle d’un regard européen-masculin admiratif posé sur les femmes polynésiennes. C’est la première fois que des Européens contemplent des Polynésiennes, et, d’emblée, l’appréciation laisse prévoir la suite. Mais quand les Européens sont en Australie : « Les habitants de ce pays sont le peuple le plus misérable du monde […]. Et s’il n’y avait le fait que leur forme est humaine, ils ne différeraient guère des brutes. Ils sont grands, le corps droit et fin […] la tête est large, le front arrondi et de grands sourcils […] Ils ont un visage allongé, et l’aspect général est très déplaisant ; aucun trait gracieux ne peut être décelé sur le visage. Leurs cheveux sont noirs, courts et frisés comme ceux des Nègres ; ils ne sont pas longs et droits comme ceux des Indiens en général. La couleur de la peau, que ce soit sur le visage ou sur le reste du corps, est d’un noir charbon comme c’est le cas des Nègres de Guinée[7]. »
Des Espagnols aux Français puis aux Anglais, le thème se répète à l’identique. Un membre (resté anonyme) du premier voyage de James Cook nota à propos des Tahitiennes que « leur peau est brune, mais beaucoup plus claire que celle des indigènes de l’Amérique : quelques-unes semblaient presque aussi blanches que des Européennes[8] ». Un autre, réputé observateur puisqu’il était le dessinateur officiel de l’expédition, ajouta que les « femmes sont généralement aussi jolies et presque de la même couleur [de peau] que les Européennes[9] ». Le naturaliste Johann Reinhold Forster (deuxième voyage de James Cook, 1772‑1775, qui comporta à nouveau une escale à Tahiti), traducteur enthousiaste de Louis-Antoine de Bougainville, eut ces mots pour les Tahitiens : c’est « la plus belle variété » de l’espèce humaine exotique car, estimait-il, la peau des Tahitiens est « moins basanée [less tawny] que celle d’un Espagnol, moins cuivrée [not so coppery] que celle d’un Américain, plus claire [lighter] que la peau la plus claire [fairest] qu’on puisse trouver aux Indes orientales[10] ».
François Vivès, le chirurgien de l’expédition de Louis-Antoine de Bougainville nota, en 1768 : « […] une fille ou femme de 16 à 18 ans paraissant très bien faite, ayant un pagne […] autour de la ceinture et le reste nu, blanc, on pourrait dire mieux qu’en Europe, au moins égal, à cet âge. À cet aspect charmant, nous ne tardâmes pas à faire des vœux pour une prompte relâche ; notre imagination politiqua beaucoup dès cet instant, pour savoir si cette beauté n’était point étrangère au pays. Comment est-ce qu’un peuple aussi charmant pouvait être aussi éloigné d’Europe ? Et comment il se trouvait dans cette île aussi blanc […][11] ? »
Si la Polynésie fut admirée grâce à ses Vahinés, si elle fut dépeinte sous les traits d’une sexualité féminine et soi-disant vécue en toute « liberté », alors que d’autres régions du Pacifique, en premier lieu la Mélanésie, furent symbolisées si souvent par des personnages masculins et par l’idée de sauvagerie ou même de cannibalisme, si l’image savante puis commerciale de la Polynésie fut/est « les Vahinés de Tahiti », alors que, pour la Mélanésie, ce furent les guerriers des « Cannibal Islands » (ancien nom des Fidji) ou ce sont encore les « Papous », c’est parce que des siècles de classification raciale avaient déjà produit une typologie qui produisit une attraction des hommes européens pour les femmes polynésiennes.
La place nous manque, mais il resterait à compléter l’analyse en se plaçant de l’autre côté du miroir. Pour que cette construction « sexualisée » ait pu s’établir d’abord, et perdurer ensuite dans l’imaginaire européen, il a bien fallu aussi que certains gestes et attitudes des insulaires, en fait de véritables mises en scène, aient paru correspondre à l’attente des visiteurs européens. Car les récits n’ont pas pu inventer de toutes pièces le fait que les personnes âgées qui accompagnaient « ces nymphes […] leur avaient ôté le pagne […] et nous pressaient de choisir une femme, de la suivre à terre, et leurs gestes non équivoques démontraient la manière dont il fallait faire connaissance avec elle ». On retrouve les mêmes mises en scène dans plusieurs « premiers contacts » en Polynésie.
Il faut alors tenter de reconstruire la manière dont les Polynésiens ont imaginé la nature de ces nouveaux venus : non pas « des dieux » comme on l’a écrit trop rapidement, mais des envoyés des dieux, naviguant sur « les navires des dieux » (quelques paroles figées dans des chants rituels perpétués depuis le XVIIIe siècle nous sont parvenues), nécessairement porteurs des pouvoirs de vie du monde des dieux. Très significativement, les journaux décrivent la manière dont les Tahitiens dénudèrent et palpèrent de près les Français, avant de les pousser, parfois avec rudesse, à prendre sexuellement des jeunes femmes. La meilleure hypothèse reste une stratégie de captation de pouvoirs surhumains, au moyen d’une sexualité charnelle rejouant en pratique des schèmes mythiques[12].
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Pour citer cet article : Serge Tcherkézoff «La construction du corps sexualisé de la Polynésienne dans l’imaginaire européen », in Gilles Boëtsch, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sylvie Chalaye, Fanny Robles, T. Denean Sharpley-Whiting, Jean-François Staszak, Christelle Taraud, Dominic Thomas et Naïma Yahi, Sexualités, identités & corps colonisés, Paris, CNRS Éditions, 2019 : pp.67-76.
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[1]. Serge Tcherkézoff, Tahiti 1768, jeunes filles en pleurs. La face cachée des premiers contacts et la naissance du mythe occidental, Papeete, Au vent des îles, 2004 ; Serge Tcherkézoff, “First Contacts” in Polynesia: the Samoan Case, 1722‑1848. Western Misunderstandings about Sexuality and Divinity, Canberra, Australian National University Press, 2008.
[2]. Serge Tcherkézoff, Polynésie/Mélanésie : l’invention des « races » et des régions de l’Océanie, Papeete, Au vent des îles, 2008.
[3]. Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde par la frégate du Roi « La Boudeuse » et la flûte « L’Étoile » en 1766, 1767, 1768 et 1769, Paris, Saillant et Nyon, 1771.
[4]. Martin Wählberg, « L’anthropologie des Lumières et le mythe de l’hospitalité lapone. Regnard, Buffon, Maupertuis, Voltaire, Sade », in Cahiers de l’Association internationales des études françaises, no 61, 2009.
[5]. Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde par la frégate du Roi « La Boudeuse » et la flûte « L’Étoile » en 1766, 1767, 1768 et 1769, Paris, Saillant et Nyon, 1771.
[6]. Pedro Fernandes de Queirós, Histoire de la découverte des régions australes. Îles Salomon, Marquises, Santa Cruz, Tuamotu, Cook du Nord et Vanuatu, Paris, L’Harmattan, 2001.
[7]. Serge Tcherkézoff, Polynésie/Mélanésie : l’invention des « races » et des régions de l’Océanie, Papeete, Au vent des îles, 2008.
[8]. A Journal of a Voyage round the World, in His Majesty’s ship Endeavour in the years 1768, 1769, 1770, 1771, Londres, T. Becket et P.A. de Hondt, 1771.
[9]. Sydney Parkinson, A Journal of a Voyage to the South Seas in His Majesty’s ship “the Endeavour”, Londres, Stanfield Parkinson, 1773.
[10]. Serge Tcherkézoff, Polynésie/Mélanésie : l’invention des « races » et des régions de l’Océanie, Papeete, Au vent des îles, 2008.
[11]. Serge Tcherkézoff, Polynésie/Mélanésie : l’invention des « races » et des régions de l’Océanie, Papeete, Au vent des îles, 2008.
[12]. Serge Tcherkézoff, « A Reconsideration of the Role of Polynesian Women in Early Encounters with Europeans », in Margaret Jolly, Serge Tcherkézoff, Darrell Tryon (dir.), Oceanic Encounters: Exchange, Desire, Violence, Canberra, ANU Press, 2009.