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Dossier de presse

« La mélodie déchaînée de l’Empire américain : le « Hootchy-Kootchy », Sol Bloom et l’histoire des désirs impériaux lors des expositions universelles américaines » (pp.431-439)

Découverte, vous propose un article du livre en open source. L’objectif, ici, est de participer à une plus large diffusion des savoirs à destination de tous les publics. Les 45 contributions seront disponibles pendant toute l’année 2020.

Découvrez cette semaine l’article de Robert W. Rydell, historien, chercheur indépendant, spécialiste de l’histoire de l’Indochine, de la littérature coloniale et de la propagande coloniale française. Intitulé La mélodie déchaînée de l’Empire américain : le « Hootchy-Kootchy », Sol Bloom et l’histoire des désirs impériaux lors des expositions universelles américaines, cet article retrace le parcours de Sol Bloom, propriétaire de la concession du village algérien à la foire de Chicago et inventeur du « Hootchy-kootchy », une chanson à succès qui accompagnait les représentations stéréotypées des danseuses du ventre dans les spectacles ethnographiques. Par son ascension sociale exceptionnelle, Sol Bloom incarne, à sa manière, le rêve américain, mais Il est aussi un des artisans de la diffusion de l’idéologie raciale dans la société américaine.

Article  « La mélodie déchaînée de l’Empire américain : le « Hootchy-Kootchy », Sol Bloom et l’histoire des désirs impériaux lors des expositions universelles américaines » issu de la partie 5 Spectacles, nouveaux territoires de l’érotisme, cinéma et mises en scène de l’ouvrage Sexualités, identités & corps colonisés (p.431-439)*

© CNRS Éditions / Éditions la Découverte / Groupe de recherche Achac / Robert W. Rydell (Sexualités, identités & corps colonisés, 2019)

 


La mélodie déchaînée de l’Empire américain : le « Hootchy-Kootchy », Sol Bloom et l’histoire des désirs impériaux lors des expositions universelles américaines

Par Robert W. Rydell

Il n’est pas nécessaire de chercher très loin pour identifier l’inspiration et les désirs à la base de l’exhibition érotique du corps dominé dans les expositions universelles américaines. L’un des éléments centraux du stand américain dans le Crystal Palace de la Great Exhibition londonienne de 1851, qui a lancé le mouvement des expositions internationales dans le monde entier, était L’Esclave grecque, la statue de Hiram Powers[1].

À la fois érotique et asservie, cette silhouette solitaire attira fortement l’attention de la presse des deux côtés de l’Atlantique et jeta les bases de l’engagement des États-Unis dans les expositions universelles. Ces expositions s’appuyèrent sur le principe des « spectacles ethnographiques » et la tradition des représentations exotiques et érotisantes. Il ne s’agissait pas seulement du « plaisir des yeux », mais aussi d’un regard posé sur le monde et notamment l’Orient. Dans ce cadre, l’une des principales contributions des États-Unis à ce que qu’il faut bien appeler « l’orientalisme » sera une chanson à succès, « Hootchy-Kootchy », qui allait dépasser le cadre des expositions universelles et accompagner par la suite les dessins animés de Hollywood sur le Moyen-Orient ou même trouver un écho lointain dans une chanson récente de Ke$ha.

Comment ce Moyen-Orient érotisé en est-il venu à jouer un rôle aussi important dans les expositions américaines ? La réponse tient à un homme, Sol Bloom, et à cette chanson « Hootchy-Kootchy » (ou Hoochie-Coochie), qu’il composa en 1893 afin d’accompagner musicalement la prestation de la légendaire « danse du ventre » lors de l’Exposition universelle à Chicago, et dont le jeu de mot onomatopéique suggérait de manière explicitement grivoise « couche-toi là ».

Il est toujours complexe d’expliquer un succès et pourquoi cette chanson s’est installée dans l’imaginaire américain. Mais une récente étude offre des repères utiles pour comprendre cet écho[2], soulignant notamment le fait que le titre désignant explicitement un rapport sexuel, ceci a sans aucun doute participé à son succès populaire. Par la suite, cette chanson deviendra un standard de blues, « Hoochie-Coochie man », et rencontrera toujours le même succès.

Sol Bloom, un imprésario hors norme

Sol Bloom est né en 1870 dans les environs de Peoria, dans l’Illinois, de parents juifs récemment émigrés de Pologne. Trois ans plus tard, la famille déménage à San Francisco, où elle connaît la misère. C’est en vendant des fleurs au coin de la rue et en travaillant occasionnellement dans le quartier des théâtres de San Francisco que Sol Bloom commence à s’enrichir. Handicapé par sa petite taille, il avait en revanche d’incroyables compétences en calcul dont il usait pour aider ses divers employeurs à améliorer leur comptabilité.

C’est ainsi qu’il se fait connaître. Et le voilà bientôt embauché par l’éditeur de journaux Michel de Young, qui possédait également à San Francisco le magnifique théâtre de l’Alcazar. Sol Bloom commence par vendre des billets et devient rapidement le trésorier du théâtre. À l’âge de 18 ans, il fréquente certains des self-made men les plus riches… et aussi les plus corrompus de la ville. À 19 ans, il entreprend un tour du monde et se rend à Paris où, en 1889, il est fasciné par les spectacles « orientaux » de l’Exposition universelle, notamment par les danseuses du village algérien[3]. Les spectacles de la rue du Caire retiennent toute son attention. Il gardera en mémoire rythmes et accents exotiques, notamment les fameuses notes cadencées d’un air algérien introduit en France par les militaires et qui deviendra la chanson paillarde « Travadja la moukère », dont les paroles grivoises sont mémorables : « Viens, viens, sous ma guitoune/Viens, viens, dans ma casbah/Tralala les jambes en l’air/Tralala les jambes en bas[4]. »

Quelques années plus tard, reproduisant le modèle parisien, il fera tout pour obtenir la « concession » du village algérien à la foire de Chicago en 1893, et entreprendra une carrière de plus de dix ans en tant qu’éditeur de musique, spécialisé dans les « Coon songs » (« chansons de nègres », au sens le plus péjoratif du terme) et les airs ragtime qui feront sa fortune. Puis, après avoir déménagé à New York où il fait de florissantes affaires immobilières, il se porte candidat à la Chambre des représentants des États-Unis en 1923 et devient président du Comité des affaires étrangères sous l’administration de Franklin Delano Roosevelt.

En 1945, cinquante-six ans après avoir quitté San Francisco, Sol Bloom retourne à « Bagdad by the Bay » – le surnom parfois donné à cette ville – en tant que membre de la délégation américaine officielle pour écrire la Charte des Nations unies, sur laquelle se trouve sa signature. À sa mort, en 1949, il eut encore une raison d’être célèbre : il avait poussé le président Harry Truman à devenir le premier chef d’État à reconnaître la nouvelle nation d’Israël. Parcours incroyable pour cet enfant d’immigrés, qui avait commencé au plus bas de l’échelle et connut un destin hors du commun dans cette période charnière de l’histoire des États-Unis. Cette fascination de jeunesse pour la mise en scène érotique des spectacles orientaux dans les expositions universelles aura des conséquences majeures sur sa carrière, mais aussi sur les fondements culturels de la politique étrangère américaine.

Le « Hootchy-Kootchy »

L’attrait initial de Sol Bloom pour les exhibés du village algérien de l’Exposition universelle parisienne de 1889 s’explique aisément. En tant que trésorier du théâtre Alcazar, il était entouré de décors pseudo-mauresques et il était particulièrement sensible à cet univers. Selon un journal de l’époque, lorsque le rideau s’ouvrait, le public était fasciné par une toile de fond peinte où « des chameaux paissaient, avec des hommes et des femmes costumés de façon pittoresque et caractéristique, dans des attitudes gracieuses[5] ».

Des murs et plafonds de couleur saumon et lavande avec des traces de fil d’argent et d’or ajoutaient à l’effet général. Dans le même temps, lorsque Sol Bloom se retrouve dans la Rue du Caire à l’Exposition universelle de Paris, il retrouve un univers et une ambiance qui est un peu la sienne. Il est facile d’imaginer l’émoi du jeune homme, « flâneur » de 19 ans, fasciné par cette Rue du Caire reconstituée, comme l’ont été Émile Zola ou le critique littéraire Edmond de Goncourt, qui raconte dans son Journal en 1895 avoir visité « la rue du Caire, où le soir, converge toute la curiosité libertine de Paris, dans cette rue aux âniers obscènes, aux grands Africains en leurs attitudes lascives, à cette population en chaleur ayant quelque chose de chats pissant sur la braise, – la rue du Caire, une rue qu’on pourrait appeler la rue du rut[6] ». Edmond de Goncourt y assiste à une « danse du ventre, une danse qui serait intéressante, dansée par une femme nue ». Obnubilé par le ventre et les déhanchements des fesses de la danseuse, Edmond de Goncourt avoue ses fantasmes, éprouvant à l’égard de ces femmes orientales un désir sexuel non dissimulé.

Sol Bloom, dans son autobiographie, ne nous dit pas s’il a joui des plaisirs illicites de la Rue du Caire. Il raconte néanmoins que de toutes les « expositions présentées à la foire, celles [qu’il a] trouvées les plus fascinantes sont celles des colonies françaises, et [sa] préférée, parmi celles-ci, était le Village algérien ». Il savait que c’était un spectacle dont il « est douteux que quoi que ce soit de semblable n’ait jamais été vu en Algérie[7] ». Les artistes algériennes fascinaient Sol Bloom du fait de leur sensualité, mais il était également attiré par leur performance physique, et l’ambiance orientaliste et coloniale qui entourait le spectacle. À ses yeux, l’exposition parisienne avait réussi à réunir deux mondes : celui du divertissement et celui de l’impérialisme.

Mais, avant d’acquérir le spectacle de la Rue du Caire, Sol Bloom avait compris que « concession » avait un double sens. Le mot s’emploie à la fois pour désigner l’espace accordé aux divertissements rentables de l’exposition et la mise en scène elle-même. L’exposition de Paris avait fusionné les deux entités, un modèle qui allait inspirer Sol Bloom pour imaginer la mise en scène orientaliste qu’il comptait introduire aux États-Unis. C’était pour lui une façon de fusionner plusieurs intérêts distincts et de soutenir une conviction de plus en plus profonde : la production de spectacles exotiques pour un public américain devait tout à la fois légitimer l’idée d’une nation impérialiste et permettre à Sol Bloom de construire son petit empire personnel.

En raison de ses relations antérieures avec Michel de Young, devenu entre-temps commissaire national de l’exposition de Chicago de 1893, Sol Bloom n’aura aucun mal à obtenir la « concession » d’un village algérien dans le Midway Plaisance, une avenue longue d’un mile dédiée à l’enseignement et au divertissement ethnographique, au cœur de l’Exposition universelle. Dès son ouverture, il était clair que les attractions du village algérien et de la Rue du Caire figureraient parmi les plus populaires de l’exposition. Un compte rendu publié par The Columbian Gallery en donne un aperçu. Le show de Sol Bloom commence avec une musique (le « Hootchy Kootchy ») qui accompagne l’apparition d’un corps féminin encore plus érotisé que l’esclave grecque de la Great Exhibition londonienne de 1851, « une créature majestueuse aux jupes de couleur chocolat, dont le cou et la poitrine sont lestés de chaînes de laiton et les pieds recouverts de babouches rouges ».

L’auteur anonyme d’une publication de souvenirs sur Midway Plaisance écrit à propos de la danseuse : « Le thème est l’amour, mais c’est la passion animale grossière de l’Orient, et non le sentiment chaste des terres chrétiennes. Chaque mouvement de son corps est à l’image de son animalité, les regards langoureux, les lèvres ouvertes, les mains qui ondulent, le corps qui balance, tous sont brutaux. » Mais ceci n’est pas sans attrait, comme le souligne ce texte qui s’accompagne d’un portfolio : « Puis, dans un paroxysme parfait d’ondulations, dans lequel les hanches, le ventre et le torse sont saillants et tourbillonnants, la jeune fille se soulève sur la pointe des pieds et s’accroupit en une série de frétillements et s’avance vers la scène, comme frappée d’une crise d’épilepsie. » La situation était encore plus « torride », selon certains observateurs, dans le palais persan où une danseuse commençait par « des contorsions qui marquent toutes les danses orientales ; ses mouvements sont vulgaires et semblables à ceux d’un serpent, et elle se baisse de plus en plus bas, se tortillant, se tordant, se secouant, le visage à moitié voilé avec son mouchoir, jusqu’à ce qu’elle touche presque la scène, à la manière mentionnée dans la description de la danse antérieure. » Et pour couronner le tout, l’auteur déplore : « Il est pour le moins surprenant de trouver la fameuse danse du ventre et ses expositions de vulgarité et d’indécence dans le cadre d’une exposition bénéficiant de la protection du gouvernement[8]. »

Que les danseuses algériennes de Sol Bloom soient devenues populaires lors de cette exposition universelle est indiscutable. Il s’agit ici d’analyser comment cette fascination a fonctionné et selon quels ressorts visuels et exotiques ce spectacle est devenu l’une des attractions majeures de l’exposition. Sol Bloom relate cet impact de la danse du ventre de la manière suivante : « Lorsque le public a appris que la traduction littérale était “danse du ventre”, il en a conclu avec plaisir que celle-ci devait être salace et immorale. La foule a afflué. J’avais une mine d’or[9]. » Mais, comme le soulignait Sol Bloom lui-même et comme le récit de la Columbian Gallery le rappelait, cette histoire ne se résumait pas seulement à ce qui était visible. Il fallait aussi utiliser ses oreilles pour vivre le plein effet du spectacle.

Avant l’ouverture de l’exposition, afin de faire de la publicité pour son spectacle, Sol Bloom a emmené une douzaine de danseuses au Chicago Press Club. Il raconte lui-même, dans son autobiographie, cette « exhibition ». Et sans doute s’est-il souvenu alors des premières notes des airs entendus à Paris : « Seul un pianiste était disponible pour jouer notre musique et pour lui donner une idée du rythme, je fredonnai une mélodie, puis je me suis assis au piano et l’ai jouée avec un doigt. À partir de cette improvisation, une partition a été arrangée et la musique est devenue beaucoup plus connue que la danse elle-même. » Le « Hootchy-Kootchy » était né (l’air prendra bien d’autres titres, comme « The Streets of Cairo » ou « La Chanson du charmeur de serpents »). Il est devenu la chanson à succès de l’exposition dès son ouverture, et a rapidement fait son chemin dans les parcs d’attractions, les foires, et dans toutes les salles où se donnait un spectacle nécessitant une partition évoquant le Moyen-Orient.

Au-delà de ce récit, trois anecdotes doivent aussi être soulignées à propos de cette chanson. Tout d’abord, Sol Bloom négligea de protéger la musique par le droit d’auteur. Une erreur qu’il allait vite compenser en devenant éditeur de musique. Deuxièmement, la chanson devint le symbole de ce spectacle envoûtant, qui saturait les sens du public d’images, de sons et d’arômes. Troisièmement, la chanson fut, comme d’autres jingles, le genre d’air que l’on ne peut se sortir de la tête, devenant populaire et même un des thèmes musicaux les plus signifiants aux États-Unis en cette fin de siècle. Par ce type de musiques, d’images et de spectacles, à l’ancrage quasi subliminal, on parvient à comprendre la persistance du racisme et de l’impérialisme.

Après l’exposition, portée par ce succès incroyable, Sol Bloom se lance donc dans l’édition musicale. Il se spécialise dans les chansons romantiques et ethniques, mais celle qui lui valut sa réputation parmi les éditeurs de musique de Tin Pan Alley, fut Coon, Coon, Coon. Les « Coon songs » ne se limitent pas aux formulations racistes envers les Africains-Américains. Ces chansons, souvent associées au ragtime, s’en prennent également aux Philippins, durant l’insurrection des Philippines (1899‑1902), et aux Amérindiens. Elles ont littéralement fourni la bande-son permanente des propagandes coloniales[10]. Bien entendu, les compositeurs de Tin Pan Alley n’étaient pas les seuls à soutenir ce message. Pensons, par exemple, à la musique de Pageant of Empire de Sir Edward Elgar composé en 1923 pour l’Exposition de l’Empire britannique de 1924‑1925 à Wembley ou à The Legionnaires de John Philip Sousa, composée pour l’Exposition coloniale internationale de 1931 à Paris.

Les exhibitions racialisées et exotiques dans les foires et les grandes expositions ont eu un impact puissant sur les visiteurs, car elles saturaient tous leurs sens. La musique jouait alors un rôle-clé, suscitant une émotion contagieuse, parfois, qui s’enfouissait profondément dans la mémoire. Des chansons comme le « Hootchy-Kootchy » ont agi comme des earworms, terme qu’on utilise aujourd’hui pour désigner ces jingles publicitaires dont nous nous rappelons parfaitement les airs alors que nous ne les avons pas entendus depuis des années.

Il existe de nombreux exemples des effets sensoriels et érotiques dans les expositions universelles aux États-Unis. Par exemple, The Illustrated American a alimenté son récit du Midway Plaisance en demandant aux lecteurs d’imaginer les odeurs de chameaux, les accents de la musique, les parfums des villageois (et l’absence d’utilisation de savon par les exhibés), ainsi que « l’indécence flagrante » de la danse du ventre et de la « franche nudité du Dahomey et des Samoa[11] ». Cette fixation sur les personnes de couleur cherche à souligner la « sauvagerie » du Midway Plaisance. Elle ignore d’ailleurs l’érotisation du corps blanc masculin qui s’incarne en la personne du légendaire boxeur « Gentleman » Jim Corbett, un ami de Sol Bloom.

Pendant qu’il travaillait à l’Alcazar, Sol Bloom, un homme exceptionnellement petit, avait compensé sa stature en boxant de temps en temps durant quelques rounds avec Jim Corbett, qui s’entraînait dans le gymnase intégré au théâtre. Jim Corbett et Sol Bloom sont devenus amis et lorsque Sol Bloom a pris en charge la gestion de Midway Plaisance, il a immédiatement contacté Jim Corbett, qui a accepté de faire la démonstration quotidienne de ses méthodes de « boxe scientifique » dans les différents cafés qui longent l’avenue. Comme le souligne Constance Crompton, Jim Corbett qui « se présentait seulement en short, bottes et gants de boxe tout neufs, tout en frappant un sac de boxe de la taille d’un homme[12] », avait récemment fait la une des journaux en combattant le boxeur noir australien Peter Jackson lors d’un match qui avait compté plus de soixante rounds et s’était terminé en match nul. Un affrontement que les autres boxeurs blancs avaient évité par crainte d’essuyer une défaite face à Peter Jackson.

Sur Midway Plaisance, Jim Corbett exposait son corps, aux côtés des corps exotiques, sous l’œil du public des cafés qui le regardait décrocher ses coups de poing « scientifiques ». Il était impossible pour le public de ne pas saisir ce que cette démonstration du pouvoir blanc, viril, érotique (et fondé scientifiquement) signifiait au regard de l’exhibition des « exotiques ».

Impressions et désirs impériaux

Dire que l’inspiration nourrie par l’érotisation des spectacles exotiques lors des expositions américaines a nourri les aspirations impériales du gouvernement américain peut sembler un peu exagéré, mais les liens entre l’inspiration et les aspirations sont clairement évidents dans la carrière ultérieure de Sol Bloom et son engagement idéologique. Lorsque Sol Bloom entre au Congrès en 1924 et lors de sa présidence du puissant Comité des affaires étrangères de la Chambre, il continue à apporter son soutien aux expositions, grandes et petites, en particulier celles organisées aux États-Unis pendant la Grande Dépression.

Elles constituaient pour lui des filets de protection culturelle destinés à contenir les peurs des Américains quant à l’avenir et à promouvoir l’idéologie raciale de la société américaine. Sol Bloom a également eu un impact important sur la politique américaine et son refus de participer aux expositions coloniales européennes, tradition qui remonte à l’Exposition coloniale d’Amsterdam (1883). En effet, tout au long des années 1920, alors que les expositions coloniales proliféraient de Marseille à Londres, les États-Unis refusèrent fermement de construire des pavillons américains officiels, arguant que les États-Unis n’étant pas une puissance impériale, il n’était pas opportun d’y participer. Pourtant, l’acquisition américaine des îles Philippines en 1898 attestait du contraire. Sol Bloom contra cette stratégie et s’engagea pour que le gouvernement américain participe à la plus grande exposition coloniale européenne de l’entre-deux-guerres, l’Exposition coloniale internationale de 1931 à Paris.

Le retour de Sol Bloom à Paris, avant l’ouverture de l’exposition parisienne, est sans aucun doute un voyage dans le passé, le ramenant à l’exposition de Paris de 1889 et à son Village algérien. Mais Sol Bloom a aussi compris que l’exposition de 1931 constituait un tremplin pour faire avancer les intérêts américains dans le monde et la politique impérialiste de son pays. Sol Bloom a contribué à former le récit central du gouvernement américain selon lequel, en tant qu’ancienne colonie britannique, les États-Unis offraient tout à la fois un modèle de libération coloniale et en même temps une nouvelle forme d’impérialisme.

Ce qu’il propose, c’est la possibilité d’une relation néo-impériale qui traiterait les populations des colonies européennes comme des « élèves » qui pourraient passer sous tutelle américaine et patiemment apprendre à connaître la démocratie tout en s’adaptant en tant que producteurs et consommateurs sur les marchés en voie de mondialisation de l’Amérique. Cette stratégie va se poursuivre jusqu’à la participation des États-Unis à l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958. Dans le même temps, les expositions américaines exhibent des femmes africaines érotisées, comme lors du spectacle « Darkest Africa » de l’exposition « Chicago Century of Progress » de 1933.

L’imagination érotique de Sol Bloom l’a conduit du monde des théâtres de San Francisco jusqu’aux expositions universelles et à la musique populaire. Il a traversé toutes ces décennies en cherchant à favoriser la construction d’expositions sur la base de sa profonde certitude que l’érotisme et l’exotisme allaient contribuer à soutenir sa vision de l’impérialisme américain. Jusqu’au bout de son engagement politique et nationaliste, il est resté fidèle à cette passion première.

 

[1]. Menachem Wecker, « The Scandalous Story Behind the Provocative 19th Century Scuplture “Greek Slave” », in Smithsonian Magazine, 24 juillet 2015.

[2]. Robert W. Rydell, « In Sight and Sound with the Other Senses All Around: Racial Hierarchies at America’s World’s Fairs », in Nicolas Bancel, Thomas David, Dominic Thomas (dir.), The Invention of Race, New York, Routledge, 2014.

[3]. Sol Bloom, The Autobiography of Sol Bloom, New York, Putnam, 1948.

[4]. Pour un excellent aperçu de la longue histoire des représentations exotiques des danses du Moyen-Orient, voir : Jean-François Staszak, « Danse exotique, danse érotique. Perspectives géographiques sur la mise en scène du corps de l’Autre (XVIIIe-XXe siècles) », in Annales de géographie, n°s 660‑661, 2008.

[5]. « A Brilliant Affair », in San Francisco Chronicle, 7 novembre 1885.

[6]. Zeynep Çelik, Leila Kinney, « Ethnography and Exhibitionism at the Expositions Universelles », in Edmund Burke III, David Prochaska (dir.), Genealogies of Orientalism: History, Theory, Politics, Lincoln, University of Nebraska Press, 2008 ; Christiane Demeulenaere-Douyère, « World Exhibitions: A gateway to non-European cultures? », in Ana Cardoso de Matos, Christiane Demeulenaere-Douyère, Maria Helena Souto (dir.), The World’s Exhibitions and the Display of Science, Technology and Culture: Moving Boundaries, Barcelone, Quaderns d’Historia de l’Enginyeria, vol. 13, 2012.

[7]. Sol Bloom, The Autobiography of Sol Bloom, New York, Putnam, 1948.

[8]. World’s Columbian Exposition. The Columbian Gallery: A Portfolio of Photographs from the World’s Fairs Including the Chief Palaces, Interiors, Statuary, Architectural and Science Groups, Characters, Typical Exhibits, and Marvels of the Midway Plaisance, Chicago, The Werner Company, 1894.

[9]. Sol Bloom, The Autobiography of Sol Bloom, New York, Putnam, 1948.

[10]. Robert W. Rydell, « Soundtracks of Empire: “The White Man’s Burden”, the War in the Philippines, the “Ideals of America”, and Tin Pan Alley », in European Journal of American Studies, vol. 7, no 2, 2012.

[11]. Anonyme [sans doute Joseph Smith], « Within the Midway Plaisance », in The Illustrated American, 1893 (avec la permission du Special Collections Research Center, California State University, Fresno).

[12]. Constance Crompton, « Staging Gentility at the Columbian Exposition: Mas­culinity On and Off the Midway », in Celia Pearce, Laura Hollengreen, Rebecca Rouse, Bobby Schweizer (dir.), Meet Me at the Fair, Pittsburgh, Carnegie Mellon University ETC Press, 2014.

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