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Dossier de presse

« Le viol dans l’imaginaire colonial britannique : les leçons de la Mutinerie de 1857 » (pp.333-342)

Chaque semaine depuis le mois de janvier 2020, le Groupe de recherche Achac, en partenariat avec CNRS Éditions et les Éditions La Découverte, vous propose un article du livre en open source. L’objectif, ici, est de participer à une plus large diffusion des savoirs à destination de tous les publics. Les 45 contributions seront disponibles pendant toute l’année 2020.

Découvrez cette semaine l’article d’Nancy L. Paxton, professeure émérite à l’Université de Northern Arizona à Flagstaff (Etats-Unis) et spécialiste de la littérature britannique des XIXe et XXe siècles. Intitulé Le viol dans l’imaginaire colonial britannique : les leçons de la Mutinerie de 1857, cet article montre en quoi les viols de femmes anglaises perpétrés par des Indiens au cours de la révolte de 1857 sont devenus au XIXe et XXe siècle une image d’Épinal de la littérature britannique qui décrit, à grands renforts de stéréotypes raciaux, la lubricité et la brutalité des Indiens. Ces viols, dont la véracité fait encore aujourd’hui débat parmi les historiens, ont ainsi conforté les britanniques dans la justification civilisatrice donnée au projet colonial tout en les déculpabilisant quant aux exactions sexuelles qu’eux-mêmes perpétraient à l’égard des femmes indiennes.

Article ? « Le viol dans l’imaginaire colonial britannique : les leçons de la Mutinerie de 1857 » issu de la partie 4 Dominations, violences et viols de l’ouvrage Sexualités, identités & corps colonisés (p.333-342)*

© CNRS Éditions / Éditions la Découverte / Groupe de recherche Achac / Nancy L. Paxton (Sexualités, identités & corps colonisés, 2019)

 


Le viol dans l’imaginaire colonial britannique : les leçons de la Mutinerie de 1857

Par Nancy L. Paxton

 

Les représentations du viol constituent une histoire particulière – ou prévisible – dans le discours colonial britannique sur l’Inde aux XVIIIe et XIXe siècles, mais les chercheurs en histoire ou en lettres l’identifient ou ne l’identifient pas en fonction des hypothèses théoriques qu’ils posent et des choix méthodologiques qu’ils opèrent. Dans Writing under the Raj: Gender, Race, and Rape, j’ai décrit l’émergence du récit du viol dans le discours colonial britannique sur l’Inde en montrant la structuration de ce discours à la fin du XVIIIe siècle et sa transformation radicale après l’établissement du Raj britannique en 1858[1]. Dans les années 1780, Edmund Burke a choqué son auditoire en décrivant les actes « sans nom » que Warren Hasting et d’autres agents de la Compagnie des Indes orientales avaient commis : extorsion, sévices et viol de riches Indiennes. Mais ce « récit du viol »[2] a été complètement revu après 1857, lorsqu’il fut remplacé par des descriptions sensationnalistes d’Anglaises emprisonnées, torturées et violées par des Indiens.

De nombreux reportages préliminaires d’officiers de l’armée et de journalistes britanniques sur la grande révolte indienne de 1857 et sur la campagne britannique visant à reprendre le contrôle de Meerut, Delhi, Cawnpore et Lucknow, incluaient des descriptions sensationnalistes de femmes britanniques capturées pendant les combats, avec souvent une profusion de détails sur leur maintien en captivité pour être torturées, violées puis tuées. Dès 1865, des chroniqueurs et des historiens britanniques commencèrent à arguer que ces récits de viols ne pouvaient être vérifiés. Pourtant, de nombreux romans sur la vie en Inde britannique publiés entre 1858 et 1914, continuaient de diffuser ces images terrifiantes de femmes anglaises victimes de viol. En menant mes recherches pour cette étude, j’ai lu plus de cinquante romans et découvert des différences significatives entre les romans destinés au marché intérieur et ceux écrits par des citoyens britanniques ayant vécu quelque temps dans la « zone de contact colonial » de l’Inde britannique. Pour illustrer le travail culturel réalisé par ces « récits du viol », j’ai exploré la manière dont ces premières représentations du viol intègrent des thèmes orientalistes issus de la littérature romantique du début du XIXe siècle et j’ai décrit comment les romans traitant de la vie en Inde se transforment lorsque l’Empire oriental britannique passe sous l’administration directe de la Grande-Bretagne. J’ai essayé d’expliquer pourquoi le récit du viol des colonisatrices par des Indiens a persisté longtemps après que le très estimé historien George Trevelyan eut déclaré, en 1865, qu’il n’existait aucune preuve historique de leur perpétration[3]. Mon analyse s’inspire de l’ouvrage d’Edward Said, L’Orientalisme[4], et intègre les travaux de théoriciens et théoriciennes féministes et postcoloniaux, des Subaltern Studies et de l’analyse de récits de viols comparables dans d’autres territoires de l’Empire britannique (notamment les colonies de peuplement comme la Nouvelle-Zélande ou l’Australie et dans des colonies plus précoces comme les États-Unis).

Depuis vingt ans que mon ouvrage Writing under the Raj a été publié, des dizaines de nouvelles études ont été menées sur le discours colonial britannique sur l’Inde aux XVIIIe et XIXe siècles, mais la question du viol interracial reste en grande partie occultée, comme je souhaite le montrer dans cette courte enquête. Comme Ann Laura Stoler l’explique avec éloquence, les histoires coloniales « sont construites autour de problèmes contemporains, adhèrent aux logiques de gouvernance, sont mêlées de distinctions racialisées et sont ancrées dans des situations émotionnelles moins tangibles instaurées par les humiliations, indignités et ressentiments qui peuvent se manifester par les actes audacieux de ceux qui refusent de respecter les restrictions territoriales[5] ». Lorsque le viol apparaît dans le discours sur l’Inde britannique entre 1780 et 1914, il concerne les « détritus » de l’Empire, « une pression exercée, un état physique perturbé, une force qui s’applique sur les muscles et sur l’esprit[6] ».

Plusieurs histoires récentes du discours colonial sur l’Inde britannique au cours du long XVIIIesiècle cherchent à décrire comment et pourquoi les références au viol ont été « sensationnalisées » à cette époque. Nicholas Dirks, par exemple, détaille le rôle crucial qu’Edmund Burke a joué dans la critique des méthodes employées par les agents de la Compagnie des Indes orientales et dans la réforme de la politique coloniale britannique au cours des cinquante années qui suivirent le procès pour corruption de Warren Hastings (gouverneur général des Indes de 1873 à 1884). Comme Nicholas Dirks le montre, Edmund Burke a tenu le rôle vedette dans le « scandale » britannique le plus spectaculaire de la seconde moitié du XVIIIe siècle, lorsqu’il a compilé ses fameux « Actes d’accusation » et qu’il les a présentés à la Chambre des Communes, « Actes d’accusation » qui ont conduit au procès de Warren Hasting à la Chambre des Lords, ouvert en 1787 pour neuf longues années[7].

Les critiques de la politique coloniale britannique en Inde par Edmund Burke avaient déjà émergé lors des débats de 1783 sur le malheureux projet de loi sur l’Inde présenté par Charles James Fox. Edmund Burke désignait alors Paul Benfield, gouverneur de Madras, comme l’un des moins scrupuleux des « nababs de retour qui ont utilisé leurs fortunes constituées abusivement pour s’acheter des positions et du pouvoir politique ». En 1785, Edmund Burke déclara que Paul Benfield buvait au « calice des fornications, de la rapine, de l’usure et de l’oppression qui lui est tendu par la splendide catin de l’Est ». Cette accusation a choqué son auditoire britannique, car il avait compris, à l’époque, que cette référence à une « séductrice » indienne se rapportait en fait au nabab d’Arcot travesti en femme. En définissant l’Inde comme une « séductrice et victime » de sexe ambigu, Burke est parvenu à blâmer l’Orient pour le scandale en suggérant, comme le montre cet exemple, que le viol homosexuel était une possibilité incluse dans cette métaphore orientaliste[8].

Edmund Burke a répété cette figure orientalisée en 1786, lorsqu’il a accusé Warren Hastings et ses hommes d’avoir malmené et violé de riches Indiennes, incités par les récits de Philip Francis, qui avait servi en Inde avec Hastings. Edmund Burke a énuméré vingt-deux chefs d’accusation contre Warren Hastings dans ses fameux « Actes d’accusation » présentés au Parlement, et la Chambre des Communes en a reconnu sept dans sa décision de mise en accusation… qui a abouti au procès de Warren Hastings devant la Chambre des Lords. Les audiences qui ont suivi ont attiré la foule à Westminster, parmi laquelle de nombreuses dames de la haute société et des auteurs célèbres comme Fanny Burney, ainsi que d’autres icônes culturelles comme Edward Gibbon. Edmund Burke, à l’apogée de sa carrière et de son pouvoir politique et rhétorique, décrivit les méthodes condamnables et scandaleuses employées par les agents de la Compagnie des Indes orientales pour extorquer des fonds aux bégums d’Awadh en déclamant : « Des vierges, qui étaient protégées par leurs pères de la vue du soleil, ont été traînées sur la voie publique » et « cruellement violées par ce que l’humanité compte de plus vil et de plus mauvais. » Les descriptions d’Edmund Burke sont tellement explicites que certains de ses auditeurs protestèrent ou s’évanouirent, mais l’accusation de viol était, comme le remarque Nicholas Dirks, « précisément de celles qui fascinent et captivent le public britannique, qui trouve plus difficile de pardonner à Hastings pour ce crime que pour ses autres délits présumés[9] ».

Après l’ouverture de l’Inde aux missionnaires britanniques en 1813, les mœurs indiennes en général ont remplacé les abus personnels en tant que « scandale » central, alors que dans les rapports des missionnaires qui commençaient à circuler en Grande-Bretagne, les colonisateurs sauvaient les Indiennes de la sati (sacrifice des veuves qui se jettent dans le bûcher crématoire de leur époux), illustrant ainsi le glissement idéologique que la théoricienne Gayatri Spivak a résumé il y a de nombreuses années par la rhétorique coloniale rémanente des « hommes blancs sauvant des femmes de couleur des griffes d’hommes de couleur[10] ». Au cours de cette période, la Compagnie des Indes orientales « acquit de nombreuses caractéristiques de l’émergence de l’État moderne, menant la guerre, faisant la paix, levant l’impôt, frappant la monnaie et rendant la justice » sur le territoire qu’elle contrôlait, redéfinissant la « souveraineté » et remplaçant les « nababs » corrompus par des « bureaucrates honnêtes, principalement issus de la classe moyenne et de plus en plus professionnalisés ». Après la grande révolte indienne de 1857, le gouvernement britannique prit le contrôle direct du Bengale et d’autres provinces auparavant administrées par la Compagnie des Indes orientales. Lorsque les scandales associés à Paul Benfield et à Warren Hastings furent oubliés, ils devinrent « les résidus refoulés de l’Empire, les détritus nécessaires à la consolidation de l’État et de sa souveraineté dans l’idéal nationaliste ».

Il est beaucoup plus difficile d’accéder à des preuves historiques de la manière dont les femmes vivant dans la « zone de contact coloniale » de l’Inde britannique vivaient ces actes de viol ou de violence domestique. Dans une étude pionnière de la partie des archives de la Compagnie des Indes orientales (les « archives coloniales ») compilées entre 1760 et 1840, qui a subsisté jusqu’à nous, l’historienne Durba Ghosh sélectionne et lit avec talent des documents qui vont à contre-courant, afin de montrer comment « les frontières sexuelles et raciales entre différentes communautés ont été gérées et renforcées, donnant lieu à des relations hiérarchiques qui ont finalement permis de garantir, avec l’autorité du pouvoir judiciaire, la domination des hommes européens sur le corps des femmes autochtones et sur d’autres individus considérés comme insignifiants[11] ». Peu de temps après son établissement à Calcutta en 1774, la Cour suprême élabora et négocia des codes juridiques « genrés et communaux, scindés et appliqués de différentes manières à différentes populations : chrétiens, musulmans, hindous, hautes castes, basses castes, hommes et femmes ». Les actions en justice pour violation de ces lois qui apparaissent dans les archives judiciaires révèlent que, « au cœur des débats sur l’intervention de la Compagnie dans les affaires familiales, on trouve le problème des relations qui échappaient aux définitions conventionnelles de la famille, comme le concubinage, l’esclavage domestique ou la polygamie ».

Les recherches de Durba Ghosh suggèrent au moins quatre raisons pour lesquelles les informations sur les colonisateurs violant des Indiennes sont restées « occultées » dans ces archives coloniales. Tout d’abord, pour qu’une femme hindoue ou musulmane épouse un colonisateur, elle devait se convertir au christianisme, la communion anglicane reconnaissant exclusivement les unions entre chrétiens. Cependant, si une Indienne se convertissait au christianisme, elle était frappée d’une « mort légale » qui la séparait de sa communauté religieuse ou de sa caste et qui invalidait toute revendication de sa part sur ses biens ou ses enfants. De ce fait, de nombreuses femmes autochtones ont vécu avec des colonisateurs sans passer par le mariage. Deuxièmement, comme l’explique Durba Ghosh, « le viol et l’adultère étaient considérés comme des “crimes privés” qui, en tant que tels, ne méritaient pas l’intervention de l’État colonial », mais « l’esclavage et les sévices infligés aux domestiques étaient considérés comme des infractions contre l’État[12] » s’ils se produisaient dans les foyers des colonisateurs. Troisièmement, dans la période allant des années 1780 aux années 1830, la Haute Cour s’est mise à considérer les Indiennes non mariées vivant chez un colonisateur comme faisant partie de son ménage. Lorsque des viols avaient lieu au sein de ces ménages, ils n’étaient pas reconnus par la loi car le tribunal appliquait les normes de la common law britannique qui n’admettait pas de viol entre partenaires mariés.

Enfin, au cours de cette période, l’âge du consentement des Indiennes était fixé à dix ans. Par conséquent, si un colonisateur violait une Indienne célibataire vivant dans son foyer et ayant atteint cet âge, elle ne pouvait pas porter plainte. Les recherches de Durba Ghosh illustrent les raisons pour lesquelles « l’ombre subalterne » s’est constituée et approfondie autour de la rhétorique du viol dans les descriptions dramatisées d’Edmund Burke des colonisateurs violant et maltraitant des Indiennes, ce qui suggère pourquoi cette figure a été transformée dans les discours coloniaux britanniques après la grande révolte indienne de 1857.

Lorsque le viol est mis au jour dans les récits victoriens sur l’honneur national, comme le montrent The Indian Mutiny and the British Imagination de Gautam Chakravarty[13] et War of No Pity: The Indian Mutiny and Victorian Trauma de Christopher Herbert[14], il en est gommé. Gautam Chakravarty souligne que « militairement, le xixe siècle a peut-être été la période la plus chargée de l’histoire britannique[15] », avec les guerres napoléoniennes et le cycle continu des guerres en Inde, la guerre de Crimée et la guerre des Boers. Mais les écrivains de l’époque victorienne étaient en grande partie focalisés sur la Mutinerie indienne, qui a pourtant causé des pertes de guerre britanniques « modestes par comparaison » (totalisant quelques milliers de victimes). Les premiers récits de mutinerie comprenaient des descriptions sinistres des viols brutaux de femmes anglaises capturées pendant les combats, mais ces actes ont rapidement été supprimés des textes parce que la Mutinerie fournissait un autre « modèle de conflit radical entre cultures, civilisations et races […] qui justifiait la conquête et la domination et prouvait l’impossibilité d’assimiler et d’acculturer les peuples soumis ». Gautam Chakravarty a analysé plusieurs histoires britanniques précoces de la Mutinerie, et notamment The Mutiny of the Bengal Army: A Historical Narrative de George Bruce Malleson publié en 1857[16], History of the Indian Mutiny de Charles Ball publié en 1859[17] et Cawnpore de G.O. Trevelyan publié en 1865[18]. Il a montré comment ces récits « fonctionnaient en tandem avec les besoins administratifs de l’État colonial ».

L’ouvrage War of No Pity de Christopher Herbert illustre la tendance persistante de l’histoire impériale britannique à freiner les recherches sur les viols commis pendant et après la Mutinerie indienne. Contrairement à Gautam Chakravarty, Herbert rejette catégoriquement les idées d’Edward Said, les théories du discours colonial et des études subalternes. Au lieu de cela, Herbert cite l’argument de Cathy Caruth selon lequel des répétitions frappantes peuvent être un symptôme de traumatisme psychologique[19], et soutient que l’History of the Indian Mutiny de Charles Ball et le récit de Robert Montgomery Martin sur la Mutinerie dans l’Empire indien[20] montrent une répétition obsessionnelle de détails explicites sur les viols des colonisatrices britanniques dans leurs descriptions de la campagne punitive qui a permis aux troupes britanniques de reprendre le contrôle de Cawnpore, Delhi, Lucknow et d’autres régions tenues par des cipayes (soldats indiens servant dans l’armée britannique). Il soutient que ces historiens, et plus généralement les Victoriens, ont vécu la Mutinerie comme un traumatisme culturel profond. Christopher Herbert cite le commentaire de George O. Trevelyan selon lequel il avait « honte » d’admettre qu’il croyait autrefois aux « histoires révoltantes » sur les viols de femmes anglaises, mais il soutient que cette honte est un autre symptôme de traumatisme, même si, en 1865, il insistait sur le fait qu’il n’existait pas de preuves crédibles que des femmes anglaises aient effectivement été violées à Cawnpore ou sur d’autres sites de bataille, une conclusion que John William Kaye a rappelée dans son histoire en trois volumes[21]. Herbert soutient que ces récits et d’autres historiographies de la Mutinerie ne sont pas aussi uniformément « racistes » ou « patriotes » comme l’affirment les chercheurs contemporains, citant le fait que George O. Trevelyan évitait soigneusement le mot « nègre » et critiquait d’autres historiographies, articles de journaux et romans sur la Mutinerie qui répétaient ce « terme haineux » comme une preuve à sa décharge[22].

Gautam Chakravarty et Christopher Herbert examinent également plus de soixante romans sur la Mutinerie publiés avant la Première Guerre mondiale. Gautam Chakravarty identifie les commémorations publiques organisées en Angleterre pour les 50 ans de la Mutinerie comme l’une des causes de la demande constante de romans historiques sur la grande révolte indienne, notant que vingt-sept romans ont été publiés sur ce thème entre 1890 et 1910. Les romans sur la Mutinerie sont restés populaires parce qu’ils exposaient « un mélange agressif de nationalisme et d’expansionnisme » qui a conforté la foi des Victoriens dans l’Empire jusqu’à un XXe siècle déjà bien entamé. Gautam Chakravarty identifie deux « figures héroïques » nationales qui apparaissent dans ces romans. La première est le héros « auréolé et quasi religieux » bien connu et qui a fait l’objet d’une recherche approfondie. Il incarne « l’honneur et la vertu christiano-chevaleresques », exprimant les idéaux du « christianisme musculaire ». La seconde figure est un « héros local » qui représente « un fantasme de connaissance et de surveillance » dans son habile « mimétisme » des peuples autochtones. L’auteur cite le Kim de Kipling comme exemple typique.

Christopher Herbert examine également des dizaines de romans sur la Mutinerie dans son ouvrage War of No Pity, mais il soutient que la répétition sans fin de descriptions terrifiantes de violences de masse, qui incluaient initialement des détails sur le viol et la mort sacrificielle de femmes anglaises innocentes capturées dans des zones de combat ou par des troupes rebelles, met en évidence la persistance du traumatisme collectif causé par les premiers articles à propos de la Mutinerie. Dans un chapitre remarquable, il affirme que le récit Le Conte de deux cités de Charles Dickens fut l’un des premiers romans britanniques à figurer le « traumatisme » culturel de la Mutinerie, expliquant que l’écrivain avait été ému par les articles de presse faisant état de « violences de masse », y compris des récits de Britanniques violées pendant la Mutinerie, mais que l’auteur ne pouvant supporter de représenter directement ces événements, il transposa le lieu de la résistance violente de l’Inde britannique à la France révolutionnaire. Christopher Herbert ne propose pas de motif psychologique expliquant pourquoi Charles Dickens a aussi transformé les victimes de viol passives des premiers récits de la Mutinerie en personnages assoiffés de vengeance comme Madame Defarge. De même, Christopher Herbert affirme que l’ouvrage Lady Audley’s Secret de Mary Elizabeth Braddon[23] est un exemple des effets du traumatisme culturel provoqué par la Mutinerie. Il compare l’héroïne meurtrière du roman, Clara Talboys, à la légendaire Miss Wheeler, qu’il identifie comme la fille métisse du général Hugh Wheeler, le commandant de la garnison de Cawnpore. La plupart des romans sur la Mutinerie qu’il examine dans son étude approuvent les politiques impériales britanniques et font écho aux idées reçues sur la supériorité raciale qui permirent d’instaurer le Raj. Il n’a pas reconnu que les romans écrits par des auteurs restés au pays, comme Mary Elizabeth Braddon, diffèrent de ceux des hommes et des femmes qui ont vécu en Inde britannique, et notamment Philip Meadows Taylor, Flora Annie Steel ou Sara Jeanette Duncan.

Lorsque le viol apparaît dans la fiction britannique populaire après la Grande Guerre, le récit du viol éculé des romans sur la Mutinerie est à nouveau transformé dans des « romances du désert » comme le roman de 1919 d’E. M. Hull, The Sheik[24], qui est devenu un succès de librairie international après que son adaptation en film muet, avec Rudolph Valentino en vedette, a été vue dans les théâtres du monde entier. Dans ce nouveau récit du viol, l’héroïne anglaise est une belle féministe et intellectuelle rebelle qui refuse plusieurs propositions de mariage avant d’être enlevée par un élégant cheikh, emmenée à son camp dans le désert et violée à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’elle découvre qu’elle est tombée amoureuse de son ravisseur parce qu’il lui a appris à être une « vraie femme ». Le roman et le film ont été diffusés dans le monde entier, et une analyse comparative plus « mondialisée » peut montrer beaucoup plus d’éléments « occultés » dans la fiction populaire dépeignant le viol. Qu’il soit imaginé dans une guerre coloniale ou mondiale, le viol attire l’attention sur le pouvoir et sur sa définition par les vecteurs du sexe, du genre et de la race.

Comme le mouvement #MeToo nous l’a rappelé récemment, le viol est une question de pouvoir, symbolique et réel. Mais cette campagne a également montré que le viol apparaît sous de nombreuses formes dans la vie et dans la littérature à travers le monde[25]. Les récits de viols présents dans le discours et les romans britanniques avant et après la grande révolte indienne de 1857 montrent les « déchets » des ambitions impériales britanniques en Inde, mais la vie coloniale était vécue de manière inégale et les récits de viols évoqués par des écrivains ayant une expérience directe de la vie dans l’Inde britannique se différencient de manière subtile de ceux des auteurs restés au pays. Quand on compare le viol dans les récits britanniques au sujet du Raj avec des textes qui dépeignent la montée et la chute d’autres Empires, en Afrique, en Asie du Sud-Est, en Australie ou en Nouvelle-Zélande, on peut mieux comprendre le travail culturel accompli par ces récits de viol et les ambivalences nébuleuses qu’ils contiennent.

 

* Retrouvez le sommaire de l’ouvrage ici

 

Pour citer cet article : Nancy L. Praxton « Le viol dans l’imaginaire colonial britannique : les leçons de la Mutinerie de 1857 », in Gilles Boëtsch, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sylvie Chalaye, Fanny Robles, T. Denean Sharpley-Whiting, Jean-François Staszak, Christelle Taraud, Dominic Thomas et Naïma Yahi, Sexualités, identités & corps colonisés, Paris, CNRS Éditions, 2019 : pp.333-342

 

Retrouvez l’ouvrage sur le site de CNRS Éditions ici 

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[1]. Nancy L. Paxton, Writing under the Raj: Gender, Race, and Rape in the British Colonial Imagination, 1858‑1947, New Brunswick, Rutgers University Press, 1999.

[2]. Mary Louise Pratt, Imperial Eyes: Travel Writing and Transculturation, Londres, Routledge, 1992.

[3]. George O. Trevelyan, Cawnpore, Londres, Macmillan, 1894 [1865].

[4]. Edward W. Said, Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978.

[5]. Ann Laura Stoler, Duress: Imperial Durabilities in our Times, Durham, Duke University Press, 2016.

[6]. Ann Laura Stoler, Duress: Imperial Durabilities in our Times, Durham, Duke University Press, 2016.

[7]. Nicholas Dirks, The Scandal of Empire: India and the Creation of Imperial Britain, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 2006.

[8]. Nicholas Dirks, The Scandal of Empire: India and the Creation of Imperial Britain, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 2006 ; Joseph Allen Boone, The Homoerotics of Orientalism, New York, Columbia University Press, 2014 ; Ali Behdad, Belated Travelers: Orientalism in the Age of Colonial Dissolution, Durham, Duke University Press, 1994.

[9]. Nicholas Dirks, The Scandal of Empire: India and the Creation of Imperial Britain, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 2006.

[10]. Gayatri Chakravarty Spivak, « Can the Subaltern Speak? », in Cary Nelson et Lawrence Grossberg (dir.), Marxism and the Interpretation of Culture, Urbana, University of Illinois Press, 1988.

[11]. Durba Ghosh, Sex and the Family in Colonial India: The Making of Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.

[12]. Durba Ghosh, Sex and the Family in Colonial India: The Making of Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.

[13]. Gautam Chakravarty, The Indian Mutiny and the British Imagination, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.

[14]. Christopher Herbert, War of No Pity: The Indian Mutiny and Victorian Trauma, Princeton, Princeton University Press, 2009.

[15]. Gautam Chakravarty, The Indian Mutiny and the British Imagination, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.

[16]. George Bruce Malleson, The Mutiny of the Bengal Army: A Historical Narrative, Plano, Normanby Press, 2014 [1857].

[17]. Charles Ball, History of the Indian Mutiny, Londres, The London Printing and Publishing Company, 1859.

[18]. George O. Trevelyan, Cawnpore, Londres, Macmillan, 1894 [1865].

[19]. Cathy Caruth, Unclaimed Experience: Trauma, Narrative, and History, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1996.

[20]. Robert Montgomery Martin, The Rise and Progress of the Indian Mutiny, Londres, 1859.

[21]. John William Kaye, History of the Sepoy War, 1864‑1876, 3 vol., Londres, Allen, 1877.

[22]. George O. Trevelyan, Cawnpore, Londres, Macmillan, 1894 [1865].

[23]. Mary Elizabeth Braddon, Lady Audley’s Secret, Londres, Penguin, 2012 [1862].

[24]. E. M. Hull, The Sheik, Londres, Nash and Gray, 1919.

[25]. Kaitlynn Mendes, Jessica Ringrose, Jessalynn Keller, « #MeToo and the Promise and Pitfalls of Challenging Rape Culture through Digital Feminist Activism », janvier 2017. https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/1350506818765318?journalCode=ejwa

 

 

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