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Dossier de presse

« Les amours exotiques franco-indochinois durant l’ère coloniale » (pp.131-140)

Découverte, vous propose un article du livre en open source. L’objectif, ici, est de participer à une plus large diffusion des savoirs à destination de tous les publics. Les 45 contributions seront disponibles pendant toute l’année 2020.

Découvrez cette semaine l’article de Marie-Paule Ha, historienne et maîtresse de conférence retraitée en histoire à l’Université de Hong Kong (Chine). Intitulé Les amours exotiques franco-indochinois durant l’ère coloniale, cet article analyse la stigmatisation des unions inter-raciales en Indochine en tant qu’elles étaient perçues comme attentatoires à la « politique de prestige » mise en place par l’administration coloniale. L’auteure montre que la réprobation qui touchait ce type d’union était encore plus forte lorsqu’elle impliquait des femmes « blanches » et des hommes « indigènes » car, dans ce cas, le racisme se conjuguait au sexisme et au patriarcat.

Article « Les amours exotiques franco-indochinois durant l’ère coloniale » issu de la partie 2 Sexualité, prostitution, corps de l’ouvrage Sexualités, identités & corps colonisés (p.131-140)*

© CNRS Éditions / Éditions la Découverte / Groupe de recherche Achac / Marie-Paule Ha (Sexualités, identités & corps colonisés, 2019)


Les amours exotiques franco-indochinois durant l’ère coloniale

Par Marie-Paule Ha

« Il y a ici des femmes avec des beaux yeux noirs qui seraient beaux partout, même en France, et ce qui est charmant, c’est que pour une modique somme variant de 50 à 500 francs, tu peux les acheter et les épouser en toute propriété ; ce qui est plus charmant encore, c’est que lorsque vous faites mauvais ménage, tu peux la revendre et quelquefois à bénéfice[1]. » Ces arrangements économico-sexuels domestiques entre Européens et femmes « indigènes », évoqués ici par le capitaine Jules Petitjean Roget dans une lettre datée de 1881, adressée à son frère, font partie de l’expérience coloniale de nombreux Européens qui séjournaient en Indochine française. Durant la période de conquête et de pacification (1858‑1897), ces ménages irréguliers mixtes étaient assez bien tolérés par la communauté blanche, mais à mesure que l’administration civile s’établissait dans la colonie, cette promiscuité commençait à être perçue comme une source de menace pour l’ordre colonial.

Ce changement était particulièrement marquant parmi les administrateurs. Ainsi, dans une circulaire confidentielle datée de septembre 1897, le procureur général de la Cochinchine et du Cambodge informa ses subordonnés qu’il avait dû prendre des mesures rigoureuses à l’égard d’un certain magistrat qui vivait publiquement en état de concubinage avec une femme « indigène ». Il trouvait tout à fait déplorable ces cohabitations irrégulières qui, selon lui, « dégradent le magistrat, compromettent son autorité et son prestige – ce qui est pis encore – son honneur ». Il termina sa missive en invitant ceux qui se trouvaient dans des situations similaires à « rompre immédiatement avec leurs habitudes ». En 1901, le résident supérieur du Cambodge écrivait au gouverneur général Paul Doumer[2] pour lui faire part du fait qu’il avait déplacé un fonctionnaire « pour le seul motif que sa vie privée était devenue trop publique ». Paul Doumer lui-même s’est aussi exprimé sur le sujet : « L’expérience a démontré que l’influence des concubines indigènes est presque toujours funeste à la réputation des fonctionnaires qui les admettent dans l’intimité de leur existence[3]. »

Ce souci des conséquences préjudiciables que les cohabitations interraciales pourraient avoir sur la réputation et l’autorité du colonisateur, dérive de ce qu’on appelait à l’époque la « politique du prestige », un dispositif aussi indispensable que l’usage de la force pour maintenir la domination coloniale. La logique de la politique du prestige, comme le souligne l’historienne Emmanuelle Saada[4], repose sur une différence supposée entre colonisateur et colonisé qui requiert le maintien de la « bonne distance » entre eux. Or, aux yeux de l’administration coloniale, cette « bonne distance » aurait vite fait de se dissoudre dans les ménages interraciaux où le partenaire européen courrait le risque de « s’indigéniser » sous l’influence néfaste de sa concubine. Il était donc impératif de contrecarrer ces unions par tous les moyens possibles. Notre propos ici est de dégager les différents enjeux de « race », de genre et de classe qui sous-tendent les amours exotiques tels qu’ils figurent dans le monde imaginaire de la littérature, ainsi que le vécu colonial.

La Jaune et le Blanc

Dans son étude sur la littérature coloniale, Eugène Pujarniscle estime que « la proportion des romans coloniaux qui prennent pour héros un blanc marié avec une jaune ou noire, est environ de deux sur trois[5] ». Les amours exotiques dans ces récits reproduisent souvent les rapports de force entre colonisé et colonisateur : l’homme blanc, en tant que maître, s’achète « pour une somme modique » une femme « indigène » qui lui procure des services à la fois sexuel, domestique, voire familial. Vu la nature économico-sexuelle de ces liaisons, il n’est guère étonnant que la « petite épouse » ainsi acquise ne soit aux yeux de l’Européen qu’une chose qu’il pourrait soit revendre, comme le prétend le capitaine Petitjean-Roget, soit « léguer » à un compatriote qui vient s’installer aux colonies. Ravalées au rang d’objets, les « petites épouses » sont souvent représentées en termes peu flatteurs. On leur attribue d’ailleurs les traits les plus contradictoires : elles sont tout à la fois perverses, fourbes, vénales, paresseuses, dévouées, soumises, dociles, naïves et infantiles. Ainsi le personnage éponyme de Thi-Ba fille d’Annam de Jean d’Esme (1925) est dépeint en « petite idole asiatique, étrange Vénus orientale, Vénus mièvre et perverse » que son amant français traite comme « un petit animal à l’âme fruste et mystérieuse ». Ces « Èves asiatiques », davantage connues sous le vocable exotique de congaïs[6], s’avèrent extrêmement habiles à manipuler leurs conjoints français qu’elles volent et dupent sans le moindre scrupule. Tel est le thème du roman La Jaune et le Blanc de Jean Marquet (1926) qui met en scène les mésaventures d’un colon français en Indochine dont la vie se trouve psychologiquement et financièrement ruinée par ses deux « petites épouses » qui le trompent avec leurs amants « indigènes ».

En plus de gâcher sa vie, l’Européen encongayé, terme péjoratif pour désigner un blanc se mettant en ménage avec une congaï, court le risque de se « déciviliser ». Selon l’écrivain et journaliste Pierre Mille, il n’est d’agent de « décivilisation » plus redoutable que la « petite épouse » qui, par sa docilité même, entraîne son compagnon blanc dans l’engrenage de l’indigénisation. Un cas classique d’encongayé ayant effectué en entier le parcours décivilisant, est le commissaire Raffin Su-su, protagoniste éponyme du roman de Jean Ajalbert (1911), qui se met à s’indigéniser peu après son union avec une Laotienne. Sous l’influence de l’entourage de celle-ci, Raffin Su-su « ne quitta plus le logis, achevant d’apprendre le laotien, et ne se nourrissant plus que de riz, de bananes et de cocos : même, il se fit tatouer au-dessus de la cheville gauche le signe en losange bleu qui met en fuite les mauvais génies des eaux[7] ». Il atteignit l’étape finale de sa déchéance en consentant à pratiquer la polygamie. Vers la fin du récit, lors de son retour en France pour revoir sa sœur, le commissaire s’est décivilisé à un tel degré qu’il n’arrive plus à se réadapter à la vie métropolitaine et meurt peu de temps après son arrivée à Paris.

En sus des romans coloniaux, la perversité des « petites épouses » a été aussi le sujet d’ouvrages non fictionnels dont Métis et congaïs d’Indochine rédigé par un certain Doucet (1928), un colonial qui disait avoir connu une expérience malheureuse avec une femme annamite. Selon lui, la congaï « n’aime pas le Français avec lequel elle n’a consenti à vivre que par intérêt, sans amitié ni amour ». Une fois qu’elle a obtenu les avantages financiers convoités, elle se met même à le haïr pour l’avoir empêchée de vivre avec un homme de sa « race ». Après une courte période de bonne entente avec l’amant français, la congaï se révèle sous sa vraie nature de mégère : « [elle] devient autoritaire, injurieuse, acariâtre, heureuse d’exercer, en la circonstance, sur un homme de la race conquérante la revanche de la race conquise. » Selon Doucet, la perversion des « petites épouses » vient du fait que, sans aucune exception, elles sont des individus de « basse extraction » au sein de la société « indigène ».

Un autre ouvrage traitant de la question des concubinages interraciaux est le reportage satirique Kỹ Nghệ Lấy Tây (The Industry of Marrying Europeans) du journaliste vietnamien Vũ Trọng Phụng (1934)[8]. Ce récit documentaire est basé sur une enquête menée par l’auteur à Thị Cầu, au Tonkin (Nord du Vietnam), auprès de femmes vietnamiennes – qui disaient « exercer le métier d’épouses d’Européens » – et de leurs conjoints, la majorité étant des légionnaires. D’après ces « dames » (traduction de me tây, appellation vietnamienne pour les épouses « indigènes » des Européens) interviewées par Vũ Trọng Phụng, les hommes qui se mettaient en ménage avec elles se regroupaient en trois catégories en pente descendante : civils, soldats coloniaux et légionnaires. Dans leur « carrière », explique dame Kiểm Lâm au journaliste, les dames débutaient souvent avec des civils. Après le retour de ceux-ci en France, elles passaient à un degré inférieur en se mettant en ménage avec des soldats pour finir comme concubines des légionnaires avec lesquels elles avaient souvent des rapports orageux, voire violents.

En dépit de leur personnalité peu attrayante, ces congaïs continuaient néanmoins à être très recherchées par les coloniaux, tant dans l’imaginaire romanesque que dans la vie réelle, comme en témoigne la nombreuse progéniture eurasienne présente dans les orphelinats pour métis en Indochine. La raison la plus souvent évoquée pour expliquer la « popularité » des congaïs est le manque de femmes blanches aux colonies. Confrontés à l’absence de compagnes plus dignes, les Français se trouvaient dans l’obligation de recourir aux « petites épouses » comme remède-ersatz contre cette « bête malfaisante » qu’était le « cafard colonial ». Pour résoudre ce problème d’encongayement, certains prônaient une plus forte émigration des Françaises aux colonies. Ce projet a été mis en œuvre par l’Union coloniale française qui fonda, en 1897, la Société française d’émigration des femmes dont la mission était de faciliter les mariages entre Françaises et colons. Mais une plus importante présence des femmes blanches en Indochine n’a pas réussi à décourager totalement les cohabitations entre Français et Indochinoises[9].

Si ces ménages temporaires étaient, de loin, le type de rapport sexuel interracial le plus répandu en Indochine, il existait aussi des unions franco-indochinoises légales, certes beaucoup moins fréquentes que les concubinages. D’après Pierre Huard et Do-Xuan-Hop, sur un total de six cent trente-six mariages célébrés à Hanoi de 1932 à 1941, cent un ont été contractés entre Français et femmes « indigènes »[10]. À la différence des concubines « indigènes », dont la plupart appartenaient aux couches populaires, certaines Indochinoises mariées à des Français provenaient de la classe supérieure. Telle était l’épouse de Mathieu Francini, directeur du fameux hôtel Continental à Saigon, qui était issue d’une grande famille vietnamienne[11]. Il y avait aussi des couples franco-« indigènes » de provenance plus modeste comme le montre le cas de Chatillon, un garde forestier, qui a épousé Ho-thi-Nha à Kompong-Cham. Durant les deux guerres mondiales, certains coloniaux réservistes se mirent à légaliser leur liaison avec leur concubine « indigène » avant leur départ pour le front, afin que celles-ci puissent recevoir les allocations attribuées par le gouvernement colonial aux familles des mobilisés.

Mais la légalité des unions interraciales ne garantissait pas toujours aux couples franco-« indigènes » leur acceptation par la communauté blanche. Certains se trouvaient en rupture de ban avec la « bonne société » même s’ils étaient issus d’un milieu honorable. Dans le récit de son séjour à Saigon (1994) où elle accompagnait son époux Antoine, ingénieur de la Compagnie française des chemins de fer d’Indochine et du Yunnan, Madeleine Jay évoque l’ostracisme qu’ont subi deux couples franco-« indigènes » de la part de leurs pairs. Dans un cas, le mari était ingénieur et sa conjointe une Vietnamienne de la haute société. Dans le second, l’homme était directeur des Chemins de fer de l’Indochine et supérieur hiérarchique d’Antoine, et son épouse vietnamienne une institutrice[12]. La stigmatisation des unions interraciales se retrouvait aussi parmi les militaires. Dans le récit de son enfance tonkinoise (1987), Suzanne Prou, dont le père était un militaire, se rappelle que les officiers encongayés étaient bannis du quartier européen où sa famille résidait[13].

Le Jaune et la Blanche

Si les ménages entre hommes blancs et femmes « indigènes » étaient souvent réprouvés par le milieu colonial, les « unions mixtes inversées »[14], à savoir celles entre femmes blanches et « hommes de couleur » provoquaient des sanctions bien plus sévères dont le cas le plus notoire serait l’histoire de la liaison de la jeune Marguerite Duras avec un Chinois en Cochinchine. Bien avant L’Amant (1984) et L’Amant de la Chine du Nord (1991) de Duras, le thème des alliances interraciales inversées figure déjà dans des romans francophones indochinois dont Homme jaune et femme blanche (1933) de Christiane Fournier[15]. Cet ouvrage met en scène l’histoire tragique d’une jeune Française, Marie-Claire Danfreville, qui brava l’opinion publique pour épouser Xuan, son camarade de lycée à Hanoi. Sitôt après leur mariage, celui-ci reprit très vite les us et coutumes locaux et amena sa femme vivre dans le village de ses parents. Malgré sa bonne volonté, Marie-Claire se sentait complètement déconcertée par la conduite de sa belle-famille et son monde s’écroula quand Xuan consentit à prendre une concubine sous la pression de ses parents qui voulaient un héritier mâle, ce que leur bru occidentale n’avait pas pu leur donner. Le récit se termine par la mort de l’héroïne, terrassée par son trop grand malheur. Selon Christiane Fournier, l’échec des alliances interraciales était surtout occasionné par l’incompatibilité entre les coutumes ancestrales de la famille du conjoint « indigène » et les habitudes et valeurs occidentales de l’épouse française ; un raisonnement également avancé pour expliquer la rupture de l’héroïne Janine Lassiat avec son époux vietnamien Nguyên-van-Sao dans Bà-Dâm d’Albert de Teneuille et Truong Dinh Tri (1930).

Tout en comportant une part de vérité, l’attribution des différences culturelles entre les conjoints comme cause de leur désunion n’explique que partiellement la rupture des relations interraciales inversées. Car ces mêmes divergences culturelles ne semblent pas poser de problèmes aux Français dans leurs relations avec leurs conjointes « indigènes ». Par rapport à ces dernières, celles nouées entre Françaises et Vietnamiens se révèlent bien plus complexes, étant donné que la question de la « race » s’y entrecroise avec celles du genre et de la classe. Ces unions inversées comportent une dimension politique qui est bien plus difficile à gérer, comme le montre l’écrivain Nguyên Tiên-Lang dans une enquête menée en 1938 par Christiane Fournier sur les relations interraciales pour la Nouvelle Revue indochinoise : « Le cas de la femme annamite mariée à un Français est beaucoup plus facile à résoudre, semble-t‑il ; la femme peut se donner à l’être aimé totalement dans l’oubli de tout, dans l’effacement complet des sentiments familiaux ou nationaux. C’est pour l’homme, qui a droit à son bonheur, certes, mais qui a aussi et avant son bonheur, son “métier d’homme” à faire, avec tout ce que ce mot comporte de grandioses servitudes à l’égard de tels grands idéaux : la famille, la patrie, c’est pour l’homme que cette recherche du bonheur pose des questions complexes quand celui-ci s’incarne dans une femme de la race dominatrice. » Il est évident qu’aux yeux de Nguyên Tiên-Lang, l’exogamie de la femme vietnamienne ne pose aucun problème étant donné le caractère inessentiel de son sexe dont le destin est de servir l’homme, qu’il soit de sa « race » ou d’une autre. Mais la situation devient bien plus ambivalente quand il est question de l’alliance entre un Vietnamien et une Française. En tant que membre de la « race » conquérante, celle-ci est censée occuper une position supérieure à tout sujet colonisé, quels que soient le sexe et le rang social de ce dernier. Cette hiérarchie indexée sur la « race » engendre forcément des problèmes d’ordre multiple dans la relation du couple.

C’est en effet sous ce rapport de conquis et conquérants que Xuan inscrit son alliance avec Marie-Claire dans le roman de Christiane Fournier [1933]. D’abord, il se félicite d’avoir pris pour épouse non seulement une fille d’Occident, mais aussi et surtout « une fille de conquérant ». Car c’est en épousant une de ces femmes que Xuan pensait pouvoir sortir de l’ornière de l’indigénat et être admis au sein de la communauté blanche. Mais au moment même où il atteint ce but, il fait volte-face, en insistant sur le fait que leur vie de couple devrait suivre les normes vietnamiennes qui confèrent un statut plus élevé à l’homme. Ainsi, lors de leur nuit de noces, Xuan fait comprendre à la nouvelle mariée que dorénavant, ce sera lui le maître : « Petite sœur, je ne suis plus Xuan, le camarade, le collégien. Je suis l’Époux… le Seigneur. Il ne faut plus m’appeler Xuan… Moi, je serai pour vous le frère aîné, car je vous garderai, et je saurai vous montrer le chemin du devoir envers les Ancêtres, et du Bonheur. »

Durant l’ère coloniale, les unions interraciales inversées étaient peu communes. L’Annuaire statistique de l’Indochine enregistre seulement deux mariages entre Vietnamiens et Françaises en Indochine en 1922 et trente-trois en 1940. En revanche, c’est en France que se nouent de nombreuses relations entre Françaises et Indochinois quand ces derniers s’y rendent par milliers comme tirailleurs et travailleurs durant la Grande Guerre. Au grand dam des administrateurs coloniaux, l’exploration de la métropole par les Indochinois s’accompagnait de leur découverte sexuelle de la femme blanche[16]. Dans la majorité des cas, ces rencontres se passaient soit dans les maisons de tolérance, soit dans les usines où les Indochinois travaillaient à côté des ouvrières françaises.

Durant leur séjour en métropole, les travailleurs et tirailleurs indochinois avaient non seulement accès aux services des prostituées, mais ils se procuraient aussi des photographies et des cartes postales de femmes déshabillées qu’ils expédiaient chez eux, accompagnées souvent de commentaires scabreux et injurieux et de réflexions obscènes. Dans une lettre saisie par le contrôle postal, l’expéditeur, un travailleur déployé dans une poudrerie à Toulouse, partage ses impressions sur les femmes françaises avec son destinataire : « Quand j’ai vu les belles femmes françaises pour la première fois, je les prenais pour des épouses de hauts fonctionnaires, sinon du rang de Président de tribunal, du moins celui de Procureur, mais c’étaient des femmes de trottoir qui semaient la maladie et qu’on appelait “femmes clandestines”. Vraiment elles sont agréables. Quant aux filles possédant des cartes d’identité, elles sont innombrables. Le prix d’une passe est d’un franc… Dans les ateliers nous travaillons en commun avec les femmes et après le travail on s’en va soit avec les uns soit avec les autres. C’est aussi à cause d’elles que nos galants dépensent tout leur argent. Ces femmes ne sont point comme les femmes annamites. » Dans une autre lettre que cite Jean-Yves Le Naour, l’expéditeur, un sergent indochinois, écrit à propos des femmes françaises : « À Saigon, j’en avais peur comme de ma mère, à présent je me moque d’elles. » À travers ces remarques désobligeantes vis-à-vis des femmes blanches, les Indochinois cherchaient à subvertir la supériorité et l’autorité de leurs « maîtres coloniaux ». Comme contre-mesure, les autorités mirent en place un contrôle postal pour s’assurer que ni les lettres, ni les photographies et/ou les cartes postales n’arrivent à leurs destinataires.

Sur leurs lieux de travail, les travailleurs indochinois ont aussi noué des relations romantiques avec leurs collègues françaises. Dans leurs lettres saisies par la commission de censure de Marseille, certains annonçaient à leurs familles qu’ils vivaient maritalement avec leurs petites amies françaises ou qu’ils pensaient se marier avec elles. Ces unions étaient fort mal vues par les administrateurs pour qui la transgression du tabou sexuel de la femme blanche constituait une menace pour la domination française. Ce qui rendait la situation encore plus intolérable est que bon nombre des recrues indochinoises provenaient des couches sociales inférieures et certains d’entre eux étaient même illettrés[17]. Pour enrayer autant que possible les liaisons interraciales, des mesures draconiennes furent introduites partout en France. On interdisait aux soldats « indigènes » de passer le temps de leurs permissions chez des familles françaises et on essayait de les isoler de la population civile.

Dans un rapport confidentiel daté de 1917 adressé au procureur général, le garde des Sceaux exposait les problèmes que pourraient causer ces unions mixtes inversées, non seulement aux individus concernés mais aussi à la nation. De fait, sur le plan politique, on pensait que ces alliances ne pouvaient que porter atteinte au prestige de la France dans les milieux « indigènes ». Quant aux Françaises qui s’engageaient dans ces unions, elles risquaient d’essuyer de grands déboires car la plupart des Indochinois étaient déjà mariés dans leur village ; leur conjointe française ne pourrait être que « femme de second rang ». Et même si le futur mari était encore célibataire, la loi de son pays lui permettrait de prendre des concubines. À ces inconvénients s’ajoutaient des arguments d’ordre financier. On était persuadé que les salaires qu’allaient percevoir les Indochinois à leur retour ne leur permettraient pas d’offrir à leur épouse française une vie « décente » à l’européenne. En conclusion, le garde des Sceaux ordonnait à tous les maires des communes concernées par ces mariages mixtes d’avertir les intéressées et leurs parents des dangers encourus.

Mais ces efforts n’ont pas toujours réussi à décourager les femmes françaises de se rendre en Indochine pour retrouver leur fiancé « indigène ». En 1920, le résident supérieur Monguillot envoya au ministre des Colonies un rapport d’enquête que celui-ci lui avait demandé de mener sur un certain Vu Van Gioan, sergent annamite déployé à Limoges, qui demandait l’autorisation de contracter mariage avec sa fiancée Marie-Louise Bretagnolles. L’investigation révéla que le sergent en question gagnait sa vie à Namdinh comme coolie journalier et par conséquent ne disposait pas de ressources suffisantes pour subvenir à l’entretien d’une femme européenne. Quand Marie-Louise Bretagnolles se rendit à Haiphong, à ses propres frais, pour se marier avec Vu Van Gioan, la Sûreté essaya de la persuader de rentrer en France, mais elle refusa. Elle resta à Haïphong où la prétendue sœur de son fiancé offrit de lui procurer des amants européens lesquels rétribueraient généreusement ses faveurs.

L’effort de l’administration pour saboter les alliances inversées ne se limitait pas seulement aux Indochinois de « basse extraction », il fut dirigé aussi vers ceux issus de la classe des lettrés comme dans le cas de l’Annamite Dô-Khang-Hâp qui allait convoler en justes noces avec sa fiancée française Marcelle Lefèvre. Selon le rapport de l’enquête sur Dô-Khang-Hâp et sa famille, le jeune homme était le fils d’un mandarin connu pour son dévouement au gouvernement. Il avait fait des études de français et avait été reçu aux examens franco-annamites. En plus de son succès scolaire, il jouissait, dans son village, d’une bonne réputation pour sa conduite et son loyalisme. Malgré ses antécédents honorables, le résident supérieur Auguste Tholence restait convaincu qu’il était impératif « tant dans l’intérêt bien compris des familles en présence que pour sauvegarder notre prestige en Indochine, de contrecarrer, dans la mesure de nos moyens, les mariages entre jeunes filles françaises et jeunes gens annamites ». Il demanda donc au gouverneur général d’intervenir pour « rendre inopérant le projet d’union dont nous a saisis Mlle Lefèvre » en lui suggérant de s’abstenir d’envoyer à celle-ci les pièces d’état civil de son fiancé dont ils auraient besoin pour leur mariage.

Les histoires d’unions interraciales que nous venons d’examiner montrent que c’est surtout le point de vue masculin qui y est privilégié. Les femmes, qu’elles soient françaises ou indochinoises, ont rarement droit à la parole et si l’on parle beaucoup d’elles dans ces récits, on s’intéresse peu à ce qu’elles pensent. Elles se trouvent souvent réduites au rôle de simples pions dans l’échiquier politique où colonisateurs et colonisés s’affrontent et gèrent les conflits de « race », de genre et de classe.

* Retrouvez le sommaire de l’ouvrage ici

Pour citer cet article : Marie-Paule Ha « Les amours exotiques franco-indochinois durant l’ère coloniale », in Gilles Boëtsch, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sylvie Chalaye, Fanny Robles, T. Denean Sharpley-Whiting, Jean-François Staszak, Christelle Taraud, Dominic Thomas et Naïma Yahi, Sexualités, identités & corps colonisés, Paris, CNRS Éditions, 2019 : pp.131-140

Retrouvez l’ouvrage sur le site de CNRS Éditions ici 

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[1]. Jacques Borgé, Nicolas Viasnoff, Archives de l’Indochine, Paris, Éditions Michèle Trinckvel, 1995.

[2]. Paul Doumer occupait la position de gouverneur général de l’Indochine française de 1897 à 1902.

[3]. CAOM, fonds du gouvernement général de l’Indochine, dossier 7 770, circulaire confidentielle du 29 septembre 1901 du gouverneur général de l’Indochine, Paul Doumer, au lieutenant gouverneur de l’Indochine et aux résidents supérieurs au Tonkin, Annam, Cambodge et Laos.

[4]. Emmanuelle Saada, Les enfants de la colonie: les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007.

[5]. Eugène Pujarniscle, Philoxène ou de la littérature coloniale, Paris, Firmin-Didot, 1931.

[6]. Nguyên Xuân Tuê, « Congaï, une race de femmes annamites, produit de la colonisation », in Indochine : Reflets littéraires, Rennes, PUR, 1992.

[7]. Jean Ajalbert, Sao Van Di suivi de Raffin Su-su, Paris, Kailash, 1995.

[8]. Vũ Trọng Phụng, The Industry of Marrying Europeans, Ithaca/New York, Cornell University Press, 2006.

[9]. Marie-Paule Ha, French Women and the Empire, Oxford, Oxford University Press, 2014.

[10]. Pierre Huard, Do-Xuan-Hop, « Recherches sur l’importance numérique des Européens et des Eurasiens », in Bulletins et travaux de l’Institut indochinois pour l’étude de l’homme, 1941.

[11]. Philippe Francini, Continental Saigon, Paris, Orban, 1976.

[12]. Antoine Jay, Madeleine Jay, Notre Indochine (1936‑1947), Paris, Les Presses de Valmy, 1994.

[13]. Suzanne Prou, La Petite Tonkinoise, Paris, Calmann-Lévy, 1987.

[14]. Jennifer Yee, Clichés de la femme exotique. Un regard sur la littérature coloniale française entre 1871 et 1914, Paris, L’Harmattan, 2000.

[15]. Christiane Fournier, Homme jaune et femme blanche, Paris, L’Harmattan, 2008.

[16]. Mireille Favre-Lê Van Hô, Un milieu porteur de modernisation : travailleurs et tirailleurs vietnamiens pendant la Première Guerre mondiale, thèse nationale de l’École des Chartes, 1986 ; Jean-Yves Le Naour, « La question de la violation de l’interdit racial en 1914‑1918. La rencontre des coloniaux et des femmes françaises », in Cahiers de la Méditerranée, no 61, 2000.

[17]. Pierre Brocheux, « Une histoire croisée : l’immigration politique indochinoise en France (1911‑1945) », in Hommes et Migrations, no 1253, 2005.

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