Memoire Combattantes

Dossier de presse

« Mondialisation et sociétés métissées : les nouveaux paradigmes postcoloniaux» (pp.95-106)

Chaque semaine, le Groupe de recherche Achac, en partenariat avec CNRS Éditions et les Éditions La Découverte, vous propose un article du livre en open source. L’objectif, ici, est de participer à une plus large diffusion des savoirs à destination de tous les publics. Les 45 contributions seront disponibles pendant toute l’année 2020.

Découvrez cette semaine l’article de Nicolas Bancel, historien, professeur ordinaire à l’Université de Lausanne (Suisse), Pascal Blanchard, historien, membre du laboratoire Communication et Politique (CNRS), codirecteur du Groupe de recherche Achac (colonisation, immigration, postcolonialisme), et Dominic Thomas, professeur en littérature comparée, directeur du département d’études françaises et francophones à l’Université de Californie Los Angeles (UCLA, États-Unis). Cet article s’intitule Mondialisation et sociétés métissées : les nouveaux paradigmes postcoloniaux et analyse la notion de métissage dans la construction de l’imaginaire colonial et posctolonial. Depuis l’émergence des immigrations Nord-Sud, la perception du métissage a fortement évolué au sein des sociétés postcoloniales, passant de stigmate à qualité, de figure sans identité à celle de chantre des altérités. Cette contribution participe d’un programme plus vaste destiné à étudier les relations entre sexe et imaginaires coloniaux.

 

 

Article 7 « Mondialisation et sociétés métissées : les nouveaux paradigmes postcoloniaux» issu de la partie 1  Discours, fantasmes et imaginaires de l’ouvrage Sexualités, identités & corps colonisés (pp.95-106)*

© CNRS Éditions / Éditions la Découverte / Groupe de recherche Achac /  Nicolas Bancel, Pascal Blanchard & Dominic Thomas (Sexualités, identités & corps colonisés, 2019)

 


 

Mondialisation et sociétés métissées : les nouveaux paradigmes postcoloniaux[1]

Par Nicolas Bancel, Pascal Blanchard & Dominic Thomas

 

Les sociétés et États européens se sont appuyés sur diverses conceptions de la différence et de la hiérarchisation raciales pour justifier l’expansion des régimes et pouvoirs coloniaux en Afrique, en Amérique, en Océanie et en Asie aux XIXe et XXe siècles. Ces conceptions ont trouvé leurs concrétisations dans des prescriptions réglementant la gestion des corps et des relations sexuelles et matrimoniales[2]. La réglementation de la reproduction biologique, du statut et du rôle des enfants métis dans les colonies et leurs métropoles a constamment préoccupé les États et les sociétés coloniales, influençant les relations sociales jusqu’à aujourd’hui et, dans ce processus, la période correspondant aux indépendances s’affirme comme un moment charnière[3].

Le métissage est devenu un débat contemporain, mondialisé et pluriculturel. C’est aussi un nouvel horizon démographique, culturel et esthétique, contesté par certains, revendiqué par d’autres. C’est une ligne de fracture, entre deux visions du monde. Un siècle plus tôt, le métissage hérité de l’esclavage et de la colonisation, mais aussi des flux migratoires contemporains, était perçu négativement dans les univers coloniaux et les sociétés occidentales.

Aujourd’hui, au temps de la mondialisation et des immigrations Sud-Nord, ce modèle[4] s’affirme comme une référence esthétique de la « société-monde ». Dans ce contexte, la société métissée serait la manifestation d’une société postraciale, sans conflit, et « belle ». Selon la sociologue Marie-Christine Bureau, « au niveau individuel, le métissage se présente [désormais] comme expérience vécue de construction d’une identité narrative ; au niveau de la société civile, comme un processus de création collective qui permet de dépasser certains écueils du vivre ensemble ; au niveau politique, comme un projet de dépassement de l’opposition simpliste entre universalisme et culturalisme[5] ». Le métissage est aussi le produit des chocs de l’histoire impériale et serait donc devenu, dans le temps postcolonial, une idéologie en soi. Contre elle, se dressent notamment les « petits Blancs » pour qui c’est un diktat progressiste qu’il faut combattre.

L’arrière-plan colonial

Dans les anciens espaces coloniaux (mais aussi aux États-Unis), individus, communautés, et États débattaient âprement de la question des « couples mixtes ». Les communautés colonisées avaient des pratiques et des conceptions différentes de celles des États coloniaux quant à la manière de déterminer qui était métis ou « de couleur », participant à la difficulté d’estimer le nombre de personnes métisses dans les divers Empires d’Asie, d’Océanie et d’Afrique. Les recensements effectués dans les colonies n’étaient pas exempts de contradictions et de problèmes de méthodologie mais reposaient globalement sur l’idée que le nombre de métis était « statistiquement faible ». Ces recensements dénombraient, par exemple, autour de deux mille cinq cents à dix mille adultes et enfants métis d’origine africaine, européenne et asiatique dans les années 1950 en Afrique centrale britannique ; environ dix à douze mille enfants non-reconnus sur un total de, sans doute, plusieurs dizaines de milliers de métis d’origine française et asiatique dans les années 1930 en Indochine[6] ; et environ trois mille cinq cents à quatre mille métis d’origine européenne et africaine dans les années 1950 en Afrique Occidentale Française (A-OF)[7].

Dans les colonies belges du Congo, du Rwanda et du Burundi, les statistiques sont confuses, mais on peut estimer le nombre de métis entre douze mille et quinze mille en 1945. Dans les colonies britanniques en Asie, le métissage était répandu, puisque plus de 50 % des adultes britanniques étaient recensés, dès 1900, comme « Eurasiens ». Dans la colonie hollandaise de Java, à la même date, plus de 70 % des Européens étaient issus de couples interraciaux, faisant de cette colonie une exception. Une exception provisoire, cependant, puisque l’arrivée massive de femmes blanches et/ou de familles de colons blancs, combinée à la rigidification des lois sur les relations interraciales allaient mettre fin, après la Première Guerre mondiale, à cette situation[8].

Dans l’Algérie française, les enfants métis nés d’unions entre un père européen et une mère algérienne – considérés comme fort nombreux sans qu’aucune statistique ne vienne corroborer cette impression – furent d’autant moins reconnus que le métissage était précisément peu visible du fait de la « proximité de couleur » entre les rives nord et sud de la Méditerranée. Ceci explique pourquoi le racisme y fut, dès l’origine, plus culturel que biologique. Ainsi « être métis » ne fut jamais une question véritable – comme ce fut le cas, par exemple, pour l’Union indochinoise – durant les cent trente ans que dura la présence française en Algérie.

De même que pour l’Algérie française, nous manquons de données statistiques en ce qui concerne les enfants afro-asiatiques, nés pendant les deux guerres mondiales (dans les colonies, en Europe ou dans le Pacifique) et pendant la guerre d’Indochine (1946‑1954) et du Vietnam (1955‑1975) ; les métis dans les Indes britanniques, mais aussi concernant les populations métissées dans l’ex-Empire colonial japonais, sans oublier les métis issus des relations entre des soldats africains, maghrébins, ou africains-américains et des femmes asiatiques lors de l’occupation du Japon (1945‑1952) ou bien des conflits de guerre froide qui commencent avec la guerre de Corée en 1950.

Grâce au livre de l’historienne Nelcya Delanoë, on connaît mieux le destin des soldats marocains du corps expéditionnaire français en Extrême-Orient qui ont déserté celui-ci pour rejoindre le Viet-Minh pendant la guerre d’Indochine. Ayant souvent épousé des femmes vietnamiennes, ces derniers n’eurent le droit de rentrer au Maroc qu’en 1972, y constituant avec leurs femmes et leurs enfants métis une catégorie singulière que les Marocains appellent, encore aujourd’hui, les « Chinouis »[9]. C’est aussi de cette histoire peu connue, mais cette fois-ci du côté algérien, qu’il est question dans le roman de l’écrivaine franco-algérienne Leïla Sebbar Le Chinois vert d’Afrique[10].

Quant aux États-Unis, bien qu’ils aient été une société multiraciale depuis leur fondation au XVIIIe siècle, les débats à propos des relations sexuelles interraciales et de l’identité raciale se sont focalisés sur les catégories binaires de « Noir » et de « Blanc », interrogeant rarement les métissages liés aux guerres (Philippines) ou aux occupations militaires (Haïti, Japon, Corée…) hors des États-Unis.

La « règle de la goutte de sang », l’idée qu’un seul ascendant d’origine africaine faisait d’un individu – quelle que soit l’origine de ses autres ancêtres – un Noir, rend très difficile à estimer le nombre d’individus issus de relations interraciales aux États-Unis[11]. Le métis présentant certaines caractéristiques physiques « blanches » faisait tout pour se faire passer pour blanc, afin d’échapper à la discrimination sociale, politique et culturelle[12]. D’où cette représentation de « mulâtres » et de « mulâtresses tragiques » qui irriguent la littérature américaine des XIXe et XXe siècles. L’interdit du couple interracial reste une donnée structurante de la société états-unienne jusqu’à la fin des années 1960, avant de devenir un axe majeur de la déconstruction du racisme.

Partout, les administrateurs coloniaux, missionnaires, législateurs, militaires, savants et organisations caritatives privées étaient partagés entre la volonté de préserver le « prestige banc » et l’obligation morale des sociétés européennes d’offrir un minimum d’aide ou de recueillir les enfants métis. Dans l’Union indochinoise, aussi bien au Vietnam, au Cambodge, qu’au Laos, des « sociétés de protection de l’enfance », financées par le gouvernement français et gérées par des citoyens français blancs et métis, retirèrent des milliers d’enfants à leur mère, souvent par la force, pour les confier à des institutions dirigées par des Français en Asie du Sud-Est ou en France[13]. En Indochine, la loi de 1928 accorda la possibilité de l’accession à la nationalité française aux métis pouvant prouver qu’ils étaient issus d’un père français (même sans la reconnaissance paternelle de ce dernier) et « assimilés » à la culture française.

Ce principe a été promulgué dans plusieurs colonies de l’Empire colonial français dans les années 1930, selon des critères variables, afin de mettre un terme à une situation perçue par l’Administration comme potentiellement dangereuse, les métis constituant, à ses yeux, une population de frustrés et d’asociaux pouvant, éventuellement, se retourner contre l’ordre colonial. Concrètement, ce sont les femmes asiatiques, caribéennes, africaines-américaines et africaines et leur famille qui assumèrent la tâche d’élever les enfants d’ascendance métisse et la plupart de ceux-ci conservèrent un statut légal de « natif » dans les colonies anglophones et d’« indigène » dans les colonies francophones[14].

Aux lendemains des indépendances, et après la fin de la ségrégation aux États-Unis, les lois interdisant ou limitant les relations sexuelles et maritales interraciales disparurent, sauf bien sûr en Afrique du Sud, qui maintint le régime d’Apartheid. Pour autant, l’expérience métisse, culturellement et socialement, demeura une épreuve complexe. De l’interdit légal ou de la ségrégation institutionnelle, on est ainsi passé à une forme implicite d’interdit moral et/ou politique. En Afrique du Sud, jusqu’à la fin officielle de l’Apartheid au début des années 1990, la loi stipulait encore qu’un homme européen qui aurait eu des « relations charnelles illicites avec une native » ou une « native qui permettrait à un Européen d’avoir des relations charnelles illicites avec elle » serait coupable d’une infraction et passible d’emprisonnement. Les hommes noirs ayant noué des relations sexuelles interraciales ou suspectés de l’avoir fait pouvaient également être accusés de viol et étaient susceptibles d’être battus ou même tués par la police. La loi de 1927 faisait des femmes natives des sujets passifs, exclusivement victimes des avances sexuelles des hommes blancs. En résumé, puisqu’il était illégal d’être métis, l’existence d’un enfant métis faisait en permanence courir à ses parents le risque d’être emprisonnés ou d’être victimes de violences.

Le métissage, thème majeur de la littérature postcoloniale

Ces enjeux autour du métissage se retrouvent dans le contexte postcolonial, notamment dans le regard porté sur la sexualité interraciale et les rapports entre homme « Autre » et femme blanche dans le cinéma au travers de films allant de Hiroshima mon Amour (1959) d’Alain Resnais à Chocolat (1988) de Claire Denis[15]. La fascination pour les métropoles des populations des Suds se traduit aussi dans la rencontre avec l’« Autre ». Deux mondes s’y observent, s’y affrontent et sont dorénavant dans un rapport complexe et ambigu aux héritages du passé colonial. En 1967, c’est un livre coup de poing que propose Claire Etcherelli, avec Élise ou la vraie vie[16], prix Femina la même année, qui raconte, au cœur des Trente Glorieuses, l’histoire d’amour entre une jeune Française et un travailleur immigré algérien, membre du FLN.

C’est sans aucun doute le premier livre portant sur un couple mixte franco-algérien qui connaît un tel retentissement. Le film sera porté à l’écran, en 1970, par Michel Drach avec Marie-José Nat et Mohamed Chouikh dans les rôles principaux, marquant en profondeur la société française et levant partiellement un interdit. L’auteure parle de son livre, à l’époque, en ces termes : « Un amour naît entre Élise et Areski, le militant algérien, un amour triste, parce qu’avant même d’être interrompu tragiquement, il se heurte aux interdits nés de la guerre, à la haine de ceux qui les côtoient, à leur humiliation commune à la chaîne[17]. »

La même année, en 1967, sort aux États-Unis un film majeur, Devine qui vient dîner ? Réalisé par Stanley Kramer, celui-ci met en scène un autre couple inédit, à l’époque, symbolisé par le retour dans sa famille de Joey Drayton (Katharine Houghton), une jeune femme blanche décidée à épouser un Noir, le docteur John Prentice (Sidney Poitier). Le contexte n’est pas neutre car, cette année-là, Sidney Poitier est devenu une star avec la sortie d’un autre film mythique, Dans la chaleur de la nuit, un an avant l’assassinat de Martin Luther King, en 1968.

La force du film réside dans son approche évitant la binarité : il montre que la réticence au métissage est alors présente dans les deux communautés. Omniprésent chez la gouvernante noire, Tilly, qui refuse le fait qu’un Noir puisse vouloir épouser une Blanche, ce refus se retrouve aussi chez les parents de John. Une discussion sur tous les interdits s’engage alors. Pour faire passer le message dans une société bloquée et confrontée à une grave crise raciale, le film va jouer sur des moments d’humour. Mais le personnage joué par Sidney Poitier est médecin, a réussi professionnellement, socialement ; il est poli, éduqué, charismatique. C’est aussi ce miroir qui est tendu à la population africaine-américaine. C’est ainsi qu’un jeune homme noir doit être ou devenir, s’il veut conquérir une jeune fille blanche et par conséquent s’intégrer à la société blanche, à ses règles et à ses valeurs. On n’est pas si loin ici de ce que pouvait écrire Frantz Fanon dans Peau noire, Masques blancs, dans les années 1950.

Dans les années 1970, des Américains issus de couples mixtes noir et blanc refusent la stigmatisation sociale associée à ces unions. Des personnages comme Rebecca Walker revendiquent des identités hybrides (noire, blanche, et juive dans son cas) ; dans les années 2000 le joueur de golf Tiger Woods se proclame « Cablinasian », en hommage à ses ascendances noire, blanche, indienne et asiatique ; et l’ex-président Barack Obama, né d’une mère blanche et d’un père noir, a évoqué en détail son identité multiculturelle et multiraciale[18].

La période postcoloniale est extrêmement riche en exemples figurant la « migritude » comme productrice de métissage et d’hybridité. Le fameux « Fessologue », narrateur ethnologue urbain spécialiste de la « face B » des femmes dans le roman du Franco-Congolais Alain Mabanckou, Black Bazar (2009), en est l’exemple le plus frappant[19]. L’intertextualité entre le XIXe siècle et la figure emblématique de la « Vénus hottentote » fait ainsi surface dans le roman de Bessora, 53 cm (1999), où la double appartenance de la protagoniste Zara, une jeune femme belge née à Bruxelles d’un père gabonais et d’une mère suisse, complique les mécanismes de classification lorsqu’elle se rend chez le médecin, en France, afin d’obtenir l’attestation médicale nécessaire pour ses papiers[20].

Dans la bibliothèque contemporaine héritière de ces années des postindépendances, les exemples de couples mixtes se multiplient, produits de la rencontre entre l’Afrique, la Caraïbe et l’Europe, mais surtout de l’Afrique en Europe. Tel est le cas avec L’Impasse (1996) de Daniel Biyaoula, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985), le premier roman de Dany Laferrière, Place des Fêtes (2001) de Sami Tchak, Le Ventre de l’Atlantique (2003) de Fatou Diome, et de manière d’autant plus révélatrice dans le roman qui a pour sous-titre « Séquences Afropéennes », Blues pour Élise (2010) de Léonora Miano, roman dans lequel un groupe de quatre amies, les « Bigger Than Life », se retrouvent régulièrement pour parler de leurs vies, mais aussi, et surtout, de sexe[21].

Le droit aux relations sexuelles et aux mariages en dehors des frontières raciales fait, en effet, désormais partie des droits humains universels, même si, dans de nombreux pays, ce droit est encore refusé par les normes sociales ou les pressions politique et religieuse. Bien qu’ils soient encore réprouvés socialement dans de nombreuses sociétés, les comportements tendent à évoluer. Au tournant des XXe et XXIe siècles, ils se sont traduits par une plus grande tolérance face à certaines formes et combinaisons de mariages mixtes[22], y compris dans l’univers de la publicité ou l’industrie du luxe. Être métis est même parfois devenu à la mode.

Le métissage comme idéologie ?

Au XXIe siècle, la question de la « race » – et donc celle du métissage – demeure une constante des sociétés postcoloniales[23], à travers la persistance du racisme mais aussi parce qu’elle influence toujours les relations sociales. Pour les forces politiques et sociales qui s’opposent à la perte d’une « pureté raciale », la pensée métisse – une pensée du partage et de l’échange – est la pire des menaces, le cadeau empoisonné de la période coloniale et la conséquence la plus dévastatrice des flux migratoires (en Europe). Cette utopie s’incarne dans des sociétés « de minorités » (aux États-Unis) ou des sociétés « d’entre-deux » comme en Amérique du Sud. Ainsi, le métissage se profile-t‑il comme l’horizon absolu de la perte de la tradition.

Cette utopie du métissage « positif » a une histoire et celle-ci remonte au début des années 1980. Une marque en est la signature la plus visible, United Colors of Benetton. En 2016, la compagnie lance une nouvelle campagne publicitaire, « Le visage de la ville », à travers une vidéo morphing et des images tentant de créer le « visage type » d’une esthétique métisse. Selon le président de l’agence publicitaire responsable du projet, « le contexte actuel est favorable pour rappeler au monde que la diversité est, en effet, belle ». Sur le site de Benetton, on pouvait lire : « Depuis ses débuts, Benetton envisage la mode comme un village global où vivent des jeunes gens de toutes les races ». Et ce village global, ce dépassement des frontières, c’est justement l’apologie du « métissage total ».

Depuis plus de trois décennies, cette utopie Benetton, a suscité moult controverses, reposant sur deux perspectives antinomiques : le métissage et la pureté. Au début, les affiches de Benetton se concentraient sur une diversité liée à la jeunesse, mais progressivement s’est affirmée la mixité raciale et même sexualisée entre adultes. Plus qu’une simple image sur papier glacé, les affiches sont alors l’incarnation d’une société idéale qui est offerte au « consommateur-citoyen ». Le modèle devient le mélange, l’invention de nouvelles identités détachées des héritages coloniaux, dépassant le clivage du maître et de l’esclave. Certains y voient même un racisme inversé, à l’image de Jean-Loup Amselle qui parle d’un « racisme du métissage » qui « s’exprime de façon emblématique dans la représentation d’une France bigarrée, enrichie par la multiplicité de ses appartenances et de ses différences[24] ». Pour d’autres, c’est le but ultime à atteindre, qui nous ferait définitivement sortir de la « nuit coloniale ». Provocations benettoniennes reprises, par exemple en France, par les militants d’associations comme SOS Racisme, en 1986, avec le slogan « Touche pas à mon pote ».

En réaction, se met en œuvre le rejet d’une société métissée, c’est-à-dire définie comme multiethnique et multiculturelle, dans un temps où s’épanouissent, avec vigueur, le repli sur soi et la haine de l’« Autre ». Si cette angoisse est venue s’incarner, avec une violence extrême, dans le massacre de soixante-dix-sept personnes perpétré par Anders Behring Breivik, en Norvège en juillet 2011 ou la série d’attaques terroristes commise, en mars 2019, par Brenton Tarrant contre deux mosquées de la ville de Christchurch en Nouvelle-Zélande (mais aussi dans les attentats islamistes aux quatre coins du monde qui, eux aussi, manifestent le rejet d’une société métissée), elle se concrétise politiquement dans la création et l’essor de mouvements populistes et identitaires, tels l’AfD (l’« Alternative pour l’Allemagne », fondé en 2013) et Pegida (« Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident », créé en 2014) en Allemagne ou UKIP (« Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni », formé en 1993 et qui, en 2019, pour les élection européennes sous le nom de parti du Brexit – Brexit Party – a réalisé un score historique) en Angleterre, mais aussi le Front national (désormais Rassemblement National) depuis plus de quarante ans en France, la Ligua en Italie ou toute la branche des Républicains aux États-Unis que rassemble le Tea Party et qui a contribué à la victoire électorale de Donald Trump, ainsi que la victoire électorale en janvier 2019 de Jair Bolsonaro au Brésil.

Société métisse ou société repliée sur la « race » ?

Ainsi, le métissage n’est-il pour certains qu’un mythe face à une société en réalité fracturée. Pour d’autres, au contraire, comme Jean-Pierre Langellier, il faut encourager une « nation métisse par excellence et fière de l’être ». Il précise que le « Brésil possède un mélange humain encore plus réussi qu’il ne le pensait[25] ». Le recensement effectué dans le pays en 2010 « montre aussi que la population noire ou métisse est plus jeune que la population blanche » et que « de plus en plus de personnes se déclarent noires ou métis[26] ». Être métis devient une identité en soi, une façon d’être, une forme de modernité qui dépasse l’héritage colonial. Mais le Brésil n’échappe pourtant pas à la vague internationale de repli identitaire… comme vient de le montrer le succès électoral de Jair Bolsonaro. Et derrière ces statistiques, les hiérarchies socio-raciales perdurent.

Ce débat se joue par contre différemment dans une Europe où prévaut toujours l’identité « blanche » et chrétienne ; un débat dominé par les populistes qui, « au lieu de reconceptualiser l’Europe afin de les inclure [les minorités raciales], le processus d’unification crée un récit qui non seulement continue à exclure les minorités raciales mais aussi les définit comme l’essence même de la non-européanité dans des termes qui lient la migration à des différences de race, culture, et religion prétendument invincibles[27] ». En Europe, on assiste à un blocage face à la dynamique du métissage, et désormais aussi en Amérique, avec par exemple les débats concernant « l’identité » de Barack Obama (fils d’une femme blanche et d’un père noir kenyan, et non africain-américain descendant d’esclave) durant l’élection présidentielle de 2008 ainsi que la polémique sur le boycott de l’hymne national américain par certains sportifs pour protester contre les inégalités raciales et la brutalité policière. Ce que symbolise le repli « petit-Blanc » que vient de connaître l’Amérique est la limite de ce que l’on appelait, au temps de la fin des Empires coloniaux, le melting-pot, à partir du moment où celui-ci impliquerait la fin de l’hégémonie démographique et culturelle des WASP.

Dans son livre Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures, Samuel Huntington constatait, en 2004, que l’évolution du discours sur la « race » et l’émergence d’une prise en compte et d’une valorisation du multiculturalisme, allait créer une crise d’une nouvelle forme. « Dans les années 1960, le mot d’ordre était “Black is beautiful”. Un mot d’ordre équivalent pour les années 1990 serait sans doute “Biracial is beautiful” ou “Multiracial is beautiful”. Un indicateur souvent cité de l’évolution des attitudes en la matière est la couverture du numéro hors série de Time de 1993, consacré au “Nouveau visage de l’Amérique”. On y voyait une femme extrêmement séduisante dont le visage virtuel était généré par ordinateur à partir de nombreuses races différentes[28]. »

C’est cette mise en scène du métissage comme modèle de référence qui est désormais récusée dans les urnes et à travers la virulence nouvelle de discours racistes qui s’enracinent en grande partie dans les expériences historiques de la colonisation et de la ségrégation[29]. L’immigration est, partout, le catalyseur de ces peurs, désormais perçue comme une invasion, une colonisation inversée, un « remplacement » des nationaux par les « Autres » : thème que l’on retrouve par exemple dans la propagande du Front national sur la « France algérienne ».

Pourtant, d’après le recensement de 2010 aux États-Unis, « les répondants s’identifiant à plusieurs races ont augmenté de 32 % sur une décennie. Une étude du Pew Research Center publiée en février 2012 montre que le nombre de mariages mixtes a plus que doublé depuis 1980. Cette hausse est attribuée au fait que le public tolère de plus en plus les relations interraciales[30] ». Signe des temps : Mattel – la compagnie qui produit Barbie – a annoncé, en 2016, qu’elle « introduira une nouvelle diversité à leurs assortiments de poupées[31] ». Le modèle métis, y compris pour les enfants, envahit donc le quotidien. Il est d’ailleurs paradoxal que cette idée devienne, dans une certaine mesure, un « principe collectif », puisque le métissage « ne peut être considéré en termes d’appartenances collectives car il est d’abord un choix personnel dont la valeur repose sur le risque assumé de la perte identitaire[32] ». À l’inverse de ce que furent les sociétés coloniales, en tant que modèle sociétal, la société métisse deviendrait un contre-modèle universel, voire même « une croisade[33] ».

L’écrivain Édouard Glissant avait compris l’enjeu en question : « Nous vivons dans un bouleversement perpétuel où les civilisations s’entrecroisent, des pans entiers de culture basculent et s’entremêlent, où ceux qui s’effraient du métissage deviennent des extrémistes[34]. » En fin de compte, le métissage, fruit de plusieurs siècles de conquêtes, de colonisations, de rencontres, de violences et de viols, n’est-il pas devenu en ce début de XXIe siècle la troisième voie entre les discours d’assimilation et les revendications communautaires ?

La société métisse héritée de la violence coloniale s’oppose aux sociétés dites ségréguées et à leurs identités figées. Ceci explique pourquoi le métissage est un héritage complexe qui s’affirme, cependant, comme une utopie de notre contemporanéité, puisqu’il permet l’oubli, la mise à distance nécessaire – quoique toujours difficile – du passé colonial et esclavagiste et qu’il matérialise le rêve de sortir, « enfin », d’un monde régi par les stéréotypes racistes.

 

 

 

 

* Retrouvez le sommaire de l’ouvrage ici 

 

Pour citer cet article : Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Dominic Thomas «Mondialisation et sociétés métissées : les nouveaux paradigmes postcoloniaux », in Gilles Boëtsch, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sylvie Chalaye, Fanny Robles, T. Denean Sharpley-Whiting, Jean-François Staszak, Christelle Taraud, Dominic Thomas et Naïma Yahi, Sexualités, identités & corps colonisés, Paris, CNRS Éditions, 2019 : pp.95-106.

 

Retrouvez l’ouvrage sur le site de CNRS Éditions ici 

Le contexte de diffusion électronique ne retire rien à la conservation des droits intellectuels, les auteurs doivent être reconnus et correctement cité en tant qu’auteurs d’un document.

 

[1]. Article publié dans sa version originale dans Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours, Paris, La Découverte, 2018.

 

[2]. Jock McCulloch, Black Peril, White Virtue: Sexual Crime in Southern Rhodesia, 1902‑1935, Bloomington, Indiana University Press, 2000 ; Ruth Iyob, « Madamismo and Beyond: The Construction of Eritrean Women », in Ruth Ben-Ghiat, Mia Fuller (dir.), Italian Colonialism, New York, Palgrave Macmillan, 2005 ; Durba Ghosh, Sex and the Family in Colonial India: The Making of Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2006 ; Carina E. Ray, Crossing the Color Line: Race, Sex, and The Contested Politics of Colonialism in Ghana, Athens, Ohio University Press, 2015.

 

[3]. Emmanuelle Saada, Les enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007.

 

[4]. Roger Toumson, Mythologie du métissage, Paris, PUF, 1998.

 

[5]. Marie-Christine Bureau, « Penser le métissage. De la tragédie individuelle de l’identité au débat politique sur le multiculturalisme », in Recherches sociologiques et anthropologiques, vol. 43, n° 2, 2012.

 

[6]. Dominique Rolland, « Métis d’Indochine, l’inconfort d’un entre-deux », in L’Autre, vol. 8, n° 7, 2007.

 

[7]. Owen White, Children of the French Empire: Miscegenation and Colonial Society in French West Africa, 1895‑1960, Oxford, Clarendon Press, 1999 ; Christina E. Firpo, The Uprooted: Race, Children, and Imperialism in French Indochina, 1890‑1980, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2016 ; Christopher Lee, Unreasonable Histories: Nativism, Multiracial Lives, and the Genealogical Imagination in British Africa, Durham/Londres, Duke University Press, 2014.

 

[8]. Frances Gouda, « Genre, métissage et transactions coloniales aux Indes néerlandaises (1900‑1942) », in Clio. Femmes, Genre, Histoire, n°s 33, 2011.

 

[9]. Nelcya Delanoë, Poussières d’Empires, Paris, PUF, 2002.

 

[10]. Leïla Sebbar, Le Chinois vert d’Afrique, Paris, Stock, 1984.

 

[11]. Daniel G. Reginald, More Than Black? Multiracial Identity and the New Racial Order, Philadelphie, Temple University Press, 2002.

 

[12]. Bernardo Guimarães, A Escrava Isaura, Rio de Janeiro, Casa Garnier, 1875 ; Danzy Senna, Caucasia, New York, Riverhead Books, 1998 ; Allyson Hobbs, A Chosen Exile: A History of Racial Passing in American Life, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 2014.

 

[13]. Christina E. Firpo, The Uprooted: Race, Children, and Imperialism in French Indochina, 1890‑1980, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2016.

 

[14]. Emmanuelle Saada, Les enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007.

 

[15]. Ferdinand Oyono, Une vie de boy, Paris, Julliard, 1956.

 

[16]. Claire Etcherelli, Élise ou la vraie vie, Paris, Denoël, 1967.

 

[17]. Le Monde des livres, 4 octobre 1967.

 

[18]. Barack Obama, Dreams from My Father: A Story of Race and Inheritance, New York, Times Books, 1995 ; Rebecca Walker, Black White and Jewish: Autobiography of a Shifting Self, New York, Riverhead Books, 2002.

 

[19]. Alain Mabanckou, Black Bazar, Paris, Seuil, 2009.

 

[20]. Bessora, 53 cm, Paris, Le Serpent à Plumes, 1999.

 

[21]. Daniel Biyaoula, L’impasse, Paris, Présence Africaine, 1996 ; Fatou Diome, Le ventre de l’Atlantique, Paris, Éditions Anne Carrière, 2003 ; Léonora Miano, Blues pour Élise, Paris, Plon, 2010.

 

[22]. Renee C. Romano, Race Mixing: Black-White Marriage in Postwar America, Gainesville, University Press of Florida, 2006 ; Susan Williams, Colour Bar: The Triumph of Seretse Khama and His Nation, Londres, Penguin Books, 2007. Voir aussi des films comme Loving (2016) et A United Kingdom (2016).

 

[23]. Jonathan Rutherford (dir.), Identity, Community, Culture, Difference, Londres, Lawrence & Wishart, 1990.

 

[24]. Jean-Loup Amselle, Vers un multiculturalisme français, Paris, Flammarion, 1996.

 

[25]. Jean-Pierre Langellier, « Les secrets révélés du métissage à la brésilienne », in Le Monde, 23 février 2011.

 

[26]. David Brooks, « Brésil. Un pays majoritairement métissé », in Courrier International, 23 novembre 2011.

 

[27]. Fatima El-Tayeb, European Others: Queering Ethnicity in Postnational Europe, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011.

 

[28]. Samuel P. Huntington, Who are we? The Challenges to America’s National Identity, New York, Simon & Schuster, 2004.

 

[29]. Gayatri Chakravorty Spivak, « Poststructuralism, Marginality, Postcoloniality and Value », in Peter Collier, Helga Geyer-Ryan (dir.), Literary Theory Today, Ithaca/New York, Cornell University Press, 1990.

 

[30]. Sharon Chang, « Mixed Race, Pretty Face », in Racism Review, 4 avril 2013.

 

[31]. Julie Wosk, « The New Diversity in Barbie Dolls: Radical Change or More of the Same? », in Huffington Post, 8 février 2016.

 

[32]. François Laplantine, Alexis Nouss (dir.), Métissages. De Arcimboldo à Zombi, Paris, Pauvert, 2016 [2001].

 

[33]. Evelyn J. Hinz, « What is Multiculturalism? A “Cognitive” Introduction », in Evelyn J. Hinz (dir.), Idols of Otherness: The Rhetoric and Reality of Multiculturalism, Winnipeg, University of Manitoba, 1996.

 

[34]. Frédéric Joignot, « Pour l’écrivain Édouard Glissant, la créolisation du monde est “irréversible” », in Le Monde, 4 février 2011.

 

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