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Découvrez cette semaine l’article de Christian Béthune, docteur en philosophie, musicologue, chercheur associé au Centre International d’Etude et de Recherche sur les Expressions Contemporaines (CIEREC) et spécialiste des musiques africaines-américaines. Intitulé Mother Queen of Hip-Hop ?, cet article s’intéresse au blues et au Hip-Hop comme vecteurs d’expression d’un féminisme noire aux États-Unis au cours du XXe siècle. Par un effet de retournement du stigmate, les « Babylon girls » ont exalté, dans leurs chansons, une sexualité luxuriante et, ainsi, proclamé leur droit à disposer de leur propre.
« Mother Queen of Hip-Hop ? » issu de la partie 5 Spectacles, nouveaux territoires de l’érotisme, cinéma et mises en scène de l’ouvrage Sexualités, identités & corps colonisés (p.471-480)*
© CNRS Éditions / Éditions la Découverte / Groupe de recherche Achac / Christian Béthune (Sexualités, identités & corps colonisés, 2019)
Mother Queen of Hip-Hop ?
Par Christian Béthune
Dans cet article dédié au rap féminin, Cheryl L. Keyes considère les rappeuses comme les « filles du blues » : « Les rappeuses appartiennent à un continuum initié par les premières chanteuses de blues, qui, à l’instar des femmes MCs, ont su faire entendre une voix distincte qui reflétait et célébrait l’ethos des femmes de la classe laborieuse[1]. »
Dans un univers du hip-hop dominé par les clichés machistes, les rappeuses auraient repris le flambeau jadis brandi par leurs consœurs du blues en retournant à leur profit les stéréotypes en vigueur et en revendiquant leur autonomie sexuelle et artistique, comme l’avaient fait en leur temps les Ma Rainey, Bessie Smith, Ida Cox, Memphis Minnie, Alberta Hunter… Et surtout – Cheryl L. Keyes ne l’évoque pas –, Lucille Bogan : « En fin de compte, les chanteuses de blues classiques défiaient la manière dominante de considérer les femmes noires, souvent dépeintes par l’idéologie patriarcale des médias comme des mamies asexuées. Non seulement les chanteuses de blues classique ont privilégié les figures de fortes femmes noires, mais elles les ont rendues sexuellement désirables et elles ont valorisé leur sexualité active[2]. »
Discipliner le corps des femmes noires
Depuis la fondation, en 1896, de la NACW, il s’est toujours plus ou moins agi, pour les Africaines-Américaines de la classe aisée, de monnayer l’affirmation de leur féminité et de leur indépendance contre l’apostasie de leur ethnicité en adoptant les stéréotypes culturels et les postures morales conformes aux exigences puritaines de la classe dominante blanche. La respectabilité des associations féministes noires s’est construite pour lutter contre le stéréotype de la femme noire à la sexualité luxuriante – pendant de celui de la « mamie asexuée ».
bell hooks (de son véritable nom Gloria Jean Watkins) souligne que le stéréotype de la mamie asexuée constitue un déni de l’usage charnel bien réel que les maîtres faisaient presque systématiquement de leurs domestiques africaines-américaines[3]. Un cliché véhiculé par l’idéologie suprématiste, mais également à partir d’un rejet massif de la tradition et de la culture du Sud profond, jugée trop fruste, trop grossière, tant dans les prétendues outrances de ses pratiques religieuses que par l’inconvenance de ses distractions profanes. D’une façon générale, la lutte des associations de féministes noires s’est accomplie, comme le souligne Cynthiam Blair, au prix d’un silence en matière de sexualité : « Le silence était déterminant dans le cadre de la politique de respectabilité qui poussait les femmes noires à nier les accusations d’une sexualité inconvenante et d’un relâchement moral, refus au nom duquel les citadins noirs revendiquaient une égalité politique et économique[4]. »
À ce titre, l’un des objectifs que se fixeront les ligues urbaines noires et les clubs féministes, sera de chaperonner les migrantes fraîchement débarquées du Sud dans les grandes métropoles du Nord. Le but de ce patronage aura été, souligne Hazel Carby[5], de discipliner le corps des migrantes en régulant leur liberté sexuelle, source d’une véritable panique parmi les représentantes de la middle class africaine-américaine : « La circulation des femmes noires entre zones rurales et zones urbaines, entre régions du Sud et régions du Nord suscita tout une série de paniques morales[6]. »
À aucun prix les femmes de la bourgeoisie noire des centres urbains du Nord ne voulaient se voir confondues avec leurs consœurs du Sud. L’enjeu, souligne Evelyn Hammonds[7], aura donc été d’évincer la question des désirs propres des femmes noires en s’efforçant de fondre leur sexualité dans le moule victorien d’une « féminité sanctifiée », c’est-à-dire invisible sur le plan du désir charnel.
Dans cette entreprise de déminage, il s’agira au premier chef, de dissuader les nouvelles arrivantes de rejoindre la cohorte des « Babylone girls », ces jeunes filles en rupture familiale qui décidaient de gagner leur subsistance et de conquérir leur autonomie sociale en choisissant de s’enrôler dans l’industrie du spectacle au sein d’une troupe de chorus girls, comme figurantes dans la distribution d’une comédie musicale ou comme comédiennes plus ou moins dénudées pour un spectacle « burlesque », voire entraîneuses dans un bar ou un cabaret, ou, éventuellement, en monnayant leurs charmes… Ou pire encore, en devenant chanteuse de blues ! Chacune de ces aspirantes espérait gravir au plus vite les échelons de la renommée. « Pour les femmes, les arts du spectacle représentaient une alternative au travail en chambre offert par l’industrie du sexe autant qu’aux éreintantes corvées, piètrement rétribuées, de blanchisserie ou de domesticité dans les maisons bourgeoises[8]. »
Les chanteuses de blues, figures de la dépravation
Aux yeux des représentantes de la middle class africaine-américaine, les chanteuses de blues seront la cible favorite dans la mesure où non seulement, à l’instar des autres « Babylon girls », elles entendent conquérir leur autonomie de femme sans renoncer à leur ethnicité, ni chercher à policer leurs désirs, mais surtout parce que, dans un souci de vérité, le contenu de leurs blues tend à déchirer le voile en disloquant les tabous que s’impose la classe moyenne.
Dans leurs paroles, et parfois dans leur mode de vie, les chanteuses de blues ont rendu manifestes des réalités sociales et des traits culturels auxquels les membres de la bourgeoisie noire, par volonté d’intégration et par souci de respectabilité, auraient voulu tourner le dos : « L’expression idiomatique du blues exige une honnêteté absolue quand il s’agit de décrire la vie noire[9]. »
Le blues féminin soulève le coin du tapis sous lequel se dissimulent des conduites que la bourgeoisie voudrait ignorer. Pour la société dominante, le discours sur la sexualité, même formulé de manière licencieuse, demeure acceptable du moment qu’il s’insère à l’intérieur du cadre discursif masculin et patriarcal de la sexualité auquel les femmes ne sont pas censées prêter l’oreille. Or, Angela Davis insiste, c’est précisément ce cadre patriarcal et le discours « masculiniste » sur la sexualité que les chanteuses de blues font voler en éclats. À ce titre, par rapport à la plupart de ses consœurs blueswomen, Lucille Bogan apparaît de loin comme la plus radicale en la matière. D’abord parce qu’enracinée dans la capitale industrielle de l’Alabama, elle a fait de Birmingham le lieu géographique de son expression et a toujours explicitement revendiqué la black belt comme sa région d’origine : « Boy, you know where I’m from? I’m from the Black Belt/If you be all right with me, I carry you back there too[10]. »
Par son franc-parler, Lucille Bogan balaie les euphémismes en usage dans la culture urbaine du Nord et dénonce les hypocrisies en vigueur parmi les représentantes de la middle class africaine-américaine. De plus, contrairement à Ma Rainey ou à Bessie Smith, Lucille Bogan n’a jamais confié à d’autres – en particulier à des hommes – le soin de rédiger les textes qu’elle interprète. Enfin, notre chanteuse, n’ayant jamais été reconnue comme une « star », ni même envisagé de crossover, elle n’a pas eu à faire les concessions afférentes à ce genre d’ambitions.
Comparons par exemple Hustlin Blues[11], interprété par Ma Rainey – mais coécrit avec Thomas Dorsey – et le fameux Tricks Ain’t Walkin No More[12] de Lucille Bogan. On retrouve dans ces deux blues le thème de la prostituée dont le racolage s’avère infructueux, une situation soulignée par une formule similaire : M. R : « Tricks ain’t walkin’tonight » (le tapin ne marche pas ce soir). L. B. : « Ticks ain’t walkin’no more » (le tapin ne marche plus). Toutefois, entre nos deux « tapineuses », la différence reste de taille. La narratrice de Hustlin’Blues, chanté par Ma Rainey, est censée rendre des comptes au souteneur qui l’exploite : « I ain’t made no money, and he dared me to go home. He followed me up and he grabbed me for a fight/He said, “Oh, do you know you ain’t made money tonight?”[13] » Ce schéma, qui fait de la prostituée une mineure sous la tutelle de son maquereau – fût-elle en rébellion contre lui –, reste conforme à une conception patriarcale de l’institution prostitutionnelle : les femmes n’y sont que des jouets à la disposition des désirs des hommes, usant de leurs charmes et les instruments des intérêts de ceux qui tirent profit de ce commerce.
La narratrice de Tricks Ain’t Walkin No More n’a, en revanche, de comptes à rendre à personne. C’est un électron libre du « sexe vénal » : elle gère elle-même sa pratique et la dispense sans le contrôle d’un souteneur ; d’une certaine manière, son indépendance rend peut-être son insuccès plus sordide, voire plus tragique, car sa survie se trouve, dès lors, directement menacée.
Totalement hors cadre, la prostituée malchanceuse campée par Lucille Bogan doit assumer seule les conséquences de son échec et envisager les solutions les plus extrêmes pour remédier à ce fiasco : « Times is done got hard, money’s done got scarce/Stealin’and robbin’, is goin’to take place./’Cause tricks ain’t walkin’, tricks ain’t walkin’no more[14]. » Certes, chez Ma Rainey, la narratrice se rebiffe contre le souteneur qui l’exploite et la brutalise, mais la solution qu’elle trouve reste conforme aux principes d’un certain ordre moral : elle balance son souteneur au juge qui devient implicitement une sorte de figure paternelle pour la « fille perdue ».
La tutelle du juge vient se substituer à celle du maquereau. Contrairement à ce qui se passe avec Lucille Bogan, la conclusion du blues chanté par Ma Rainey laisse entrevoir un espoir de rédemption : fatiguée de mener une existence précaire, la fille de mauvaise vie semble envisager une révision de son mode d’existence, comme le suggère son accointance avec le juge, affirmée à la fin de l’avant-dernière strophe : « Judge I told him he better leave me alone[15] » et confirmée à la fin de la dernière strophe : « Oh, Judge, tell him I throught/I’m tired of this life, that’s why I brought him to yourself. » Peut-être, pour mener à bien sa réinsertion, la repentie sera-t‑elle éventuellement prise en charge par une « ligue urbaine » affiliée à la Colored Women’s League ou la National Federation of Afro-American Women, une de ces associations d’entraide mise en place sous l’égide de la bourgeoisie noire pour prendre en charge les filles du Sud et préserver « l’image de la race » en protégeant leur vertu.
Un dénouement qui ne surprend qu’à moitié quand on sait qu’à partir des années 1930, Thomas Dorsey – l’autre signataire de Hustlin’Blue –, après s’être fait connaître sous le nom de « Barrelhouse Tom » aux côtés de Tampa Red, s’est exclusivement tourné vers le gospel et la religion. Rien de cet arrière-plan politiquement correct, moralement rassurant et consensuel sur le plan social n’apparaît chez Lucille Bogan : outre le crime envisagé comme substitut au trottoir, son héroïne songe à une amélioration de sa technique de racolage : « And I’ve got to make my livin’, don’t care where I go./I’m going to learn these walkin’tricks, what it’s all about[16]. »
Il n’est pas impossible qu’à l’instar de l’héroïne de Groceries on the Shelf[17] (épicerie en rayon), la narratrice ait l’idée d’ouvrir, pour se renflouer, une sorte de libre-service du sexe, un « Piggly Wiggly[18] » de la débauche : « My name is Piggly Wiggly, and I swear you can help yourself/And you’ve got to have your greenback, and it don’t take nothin’else[19]. »
Les « filles du blues »
La rupture de ton, d’image et de projet entre les chanteuses de blues et les organisations féministes noires se retrouve, toutes choses égales par ailleurs, quelque soixante ans plus tard avec les rappeuses. Jugé, non sans quelques raisons, misogyne dans sa forme comme dans ses contenus, ou les images qu’il véhicule, le rap a généralement mauvaise presse parmi les féministes. Or, de la même manière que les chanteuses de blues des années 1920‑1930 ont su se réapproprier certaines formules à coloration machiste de la culture africaine-américaine, les rappeuses ont infléchi les stéréotypes misogynes en circulation dans le hip-hop pour affirmer leurs propres désirs et manifester, à leur manière, leur autonomie sexuelle.
La lutte contre le sexe vénal constitue une constante du discours féministe ; on sait que les organisations féministes ont joué un rôle déterminant dans le mouvement qui aboutit à la fermeture des quartiers réservés au cours des années 1900‑1920. Libérées des mères maquerelles qui régnaient à la tête des bordels florissants des red light districts jusqu’au début des années 1920, les prostituées en rupture de maison close seraient progressivement tombées sous la coupe des souteneurs (pimps) officiant dans les cités du Nord.
Dans ce cadre, les Africaines-Américaines des classes populaires, fraîchement émigrées du Sud, envisagent de manière différente la question du sexe vénal. En effet, les prostituées comme « Barbecue Bess », « Piggly Wiggly » ; les bitches inflexibles à l’instar de « Pig Iron Sally » ou de ces « BD Women », mises en scène par Lucille Bogan, ne se laissent pas circonvenir par un maquereau beau parleur. Elles sont capables de tenir la dragée haute à n’importe quel représentant du sexe masculin : « They can lay theire jive, just like a naturel man[20] », et pratiquent la libre entreprise, notamment celle du vice tarifé sous toutes ses formes (sexe, alcool de contrebande, jeu…), revendiquant à ce titre une forme d’indépendance que ne sont en mesure d’atteindre ni l’épouse vertueuse dans le cadre de la famille patriarcale, ni l’humble domestique dans la sphère de l’économie bourgeoise, ni même l’ouvrière consciencieuse, vouée aux tâches subalternes.
Puisque les hommes font régulièrement preuve d’une dépendance au sexe et qu’ils paraissent incapables de maîtriser leurs pulsions, autant leur faire payer ce penchant, un peu comme la propriétaire d’un débit de boissons sait profiter de l’inclination de ses clients pour l’alcool ou comme le dealer tient sous sa coupe le toxico qu’il approvisionne.
Au lieu de satisfaire gratis le désir des hommes dans l’accomplissement de leur « devoir conjugal », ou de se voir imposer une relation sexuelle pour conserver un emploi mal payé, il semble plus judicieux, pour les héroïnes campées par Lucille Bogan[21], comme pour les rappeuses, de se faire rétribuer dans le cadre d’une relation charnelle vénale en évitant la norme patriarcale du mariage : « Sex, you said that/Now I know where your goddam head’s at/Marry you, don’t make me laugh/Don’t you know all I want is cash? Goddam right I’m a greedy ass bitch/That’s the only way I know to get rich[22]. »
Tandis que, lecteur assidu d’Iceberg Slim[23], le MC masculin cultive volontiers l’image flamboyante du pimp, pour leurs homologues féminines, les hommes se voient davantage considérés comme des michetons (suckers) prêts à casquer pour un service sexuel que comme des marlous (pimps) susceptibles de les circonvenir ou de les exploiter. Une aubaine dont les femmes auraient bien tort de se priver. Ainsi Trina sait-elle monnayer les relations avec ses partenaires mâles : « If you want me, you gotta wine and dine me/And cop me the biggest diamond you can find me[24]. » Quant à Jacki-O, son sexe est son meilleur ami puisque cette portion d’intimité féminine constitue pour elle une source inépuisable de revenus : « I love my pussy, pussy pay my bills » (J’aime ma chatte, elle règle mes factures).
En tout état de cause, pour les hommes, obtenir une satisfaction d’ordre sexuel a toujours son prix : « you gotta pay for pussy » (si tu veux de la chatte tu dois raquer), confirme Jacki-O un peu plus loin dans les paroles de sa chanson. On pourrait reprocher à cette posture ostensiblement revendiquée de la femme vénale de conforter le stéréotype raciste et sexiste qui fait volontiers de la femme noire une « fille perdue » ou d’une prostituée une « hoe » ou une « bitch », lorsqu’elle n’est pas présentée comme une vieille « nannie » asexuée : « Il suffit de regarder la télévision américaine 24 heures par jour durant une semaine pour être renseigné sur la façon dont les femmes noires sont perçues dans la société américaine : l’image qui prédomine est celle de la “fille perdue”, la putain, la salope, la prostituée[25]. »
Toutefois la posture vénale possède un atout : en obligeant les mâles à faire de la relation sexuelle une relation contractuelle tarifée, elle autonomise les femmes sur le plan économique et les libère d’une dépendance affective qui aurait tendance à faire d’elles des victimes. Autant se désinvestir du piège d’un engagement affectif avec des créatures – des hommes en l’occurrence – qui ne pensent qu’au sexe et leur faire concrètement payer leur dépendance, quitte, éventuellement à retirer soi-même quelque satisfaction physique de cet échange économiquement profitable.
En effet, par-delà ces perspectives intéressées sur le plan matériel, les rappeuses n’entendent pas pour autant renoncer à la satisfaction de leurs désirs érotiques propres. Si, à l’instar de leurs homologues masculins, les rappeuses se situent le plus souvent dans un cadre hétérosexuel, elles demandent et, au besoin, imposent à leurs partenaires mâles de combler leurs exigences de femmes. À l’image de Trina : « Open up my legs put your head in between em/Till I bust like lead from a heater[26] » ; ou encore HWA : « Pussy ain’t nothing but skin on a bone/Fuck it, suck it, or leave it alone. I’m a lay right here on my back/While you stick your tongue in the center of my crack/Now make like my pussy is a fucking horn/And blow on that sucker ‘till the break of dawn[27]. »
Difficile, à la lecture de ces rimes hardcore de ne pas évoquer Till The Cows Come Home, gravé près de soixante ans plus tôt par Lucille Bogan[28]. Les architectes de la compilation où ce titre figure aujourd’hui[29] précisent d’ailleurs cette généalogie en prenant soin d’imprimer en couverture du CD le fameux logo « Parental Advisory Explicit Content » inauguré pour les rappeurs. Un logo devenu label d’authenticité : « Dites-leur que j’ai une bonne chatte, elle a quatre foutus noms. Le sommet râpeux, la chatte rugueuse, la chatte solide, la chatte sans os. Tu peux baiser ma chatte, sucer ma chatte ou la laisser tranquille. On parle de baiser, on parle de limer toute la nuit, chéri. Tu peux m’le faire mon chou jusqu’à la Saint-Glinglin. »
Dernier point, mais non des moindres, Lucille Bogan est sans doute la première chanteuse à faire ostensiblement référence, en termes explicites, à sa morphologie opulente d’Africaine-Américaine, à la détailler avec fierté comme un aspect désirable de sa personnalité, à cent lieues de l’idéal fantasmatique de la quarteronne à la peau claire et à la silhouette gracile dont la Josephine Baker des Années folles serait le modèle : « I got a big fat belly, I got a big broad ass/And I can fuck any man with real good class[30]. » Une fois de plus l’auteure et interprète de Till the Cows… aura précédé les rappeuses sur le terrain de la fierté morphologique[31], en convertissant en objet de désir un ensemble de traits physiques ostensiblement moqués et hypocritement invoqués comme prétextes à répulsion, derrière laquelle s’embusque – au moins depuis le succès de la tournée européenne de la « Vénus Hottentote » – une curiosité malsaine[32].
Qu’elle évoque la prostitution, les plaisirs charnels, les conduites addictives, ou que ses héroïnes manifestent une farouche volonté d’indépendance dans la conduite de leur existence, qu’elle fasse enfin l’éloge de ses formes opulentes de « négresse » à la peau couleur de phoque (sealskin brown), Lucille Bogan – dont la tête ne fut couronnée d’aucun laurier de son vivant –, peut bien, à titre posthume, être légitimement élevée au rang de « Mother Queen of the Hip-Hop ».
[1]. Cheryl L. Keyes, Rap Music and Street Consciousness, Urbana/Chicago, Illinois University Press, 2002.
[2]. Cheryl L. Keyes, Rap Music and Street Consciousness, Urbana/Chicago, Illinois University Press 2002.
[3]. bell hooks, Ain’t I a Woman: Black Women and Feminism, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2015.
[4]. Cynthiam Blair, I’ve Got to Make My Livin’, Chicago, Universiy of Chicago Press, 2010.
[5]. Hazel Carby, « It’s Jus’ Be’s Dat Way Sometimes: The Sexual Politics of Women’s Blues » (conférence prononcée au Mount Holyoke College, septembre 1986), in Robert O’ Meally, The Jazz Cadence of American Culture, New York, Columbia University Press, 1998.
[6]. Hazel Carby, « Policing the Black Woman Body in an Urban Context », in Critical Inquiry, no 18, 1992.
[7]. Evelyn M. Hammonds, « Toward a Genealogy of Black Female Sexuality: The Problematic of Silence », in Jacqui Alexender, Chandra Talpade Mohanty, Feminist Genealogies, Colonial Legacies, Democratic Futures, New York/Abingdon-on-Thames, Routledge, 1997.
[8]. Jayna Brown, Babylon Girls: Black Women Performers and the Shaping of the Modern, Durham/London, Duke University Press, 2008. L’auteure montre, entre autres, la perméabilité de la démarcation entre arts du spectacle et prostitution.
[9]. Angela Davis, Blues et féminisme noir, Paris, Libertalia, 2017
[10]. « Mon gars, tu sais d’où je viens ? Je viens de la Black Belt. Si vous êtes réglos avec moi, J’vous ramènerai aussi là-bas » (Baking Powder Blues, ARC, 1935).
[11]. Paramount Records, 1928.
[12]. Brunswick Records, 1930.
[13]. « J’avais pas ramassé de fraîche, et j’osais rentrer/Y m’a suivie en haut en cherchant l’embrouille/Y m’dit “Oh, tu sais que t’as pas fait d’pognon c’te nuit ?” »
[14]. « Les temps sont devenus durs, la braise est rare/ Va falloir que j’vole ou que je tue/Car le tapin ne marche pas, le tapin ne marche plus. »
[15]. « Juge, j’lui ai dit qu’il ferait mieux de me laisser tranquille. »
[16]. « Et y faut que j’gagne ma vie, peu importe où j’irai/j’vais apprendre ces trucs de pute, c’est tout c’que j’ai à faire. »
[17]. ARC, 1933. Sous le pseudonyme de Bessie Jackson.
[18]. Fondé par Clarence Saunders, Piggly Wiggly est le tout premier magasin de self-service, ouvert à Memphis en septembre 1916. En 1917, Clarence Saunders va faire breveter le concept de « supermarché ».
[19]. « Mon nom c’est Piggly Wiggly, et j’te jure que tu peux te servir/T’as juste besoin de tes biftons, t’as pas besoin d’aut’ chose. »
[20]. « Elles jactent l’argot aussi bien qu’un mec » (BD Woman blues, ARC, 1935).
[21]. Christian Béthune, Blues, féminisme et société : le cas Lucille Bogan, Rosières-en-Haye, Camion Blanc, 2018.
[22]. « Tu m’as parlé de sexe ?/Maintenant je sais où est ta putain de tête. T’épouser, ça m’fait pas marrer/Tu sais pas que le seul truc que j’veux c’est de l’oseille/C’est foutrement vrai que j’suis une salope intéressée/C’est l’seul moyen que j’connais pour devenir riche » (BWP, We Want Money, album « Bytches », No Face, 1991).
[23]. Pimp, les mémoires d’un maquereau, Paris, Éditions de l’Olivier/Seuil, 1998.
[24]. « Si tu me veux, va falloir que tu me paies des bons vins, que tu m’invites au resto/ et que tu me files le plus gros diamant que tu pourras trouver » (Trina, Do You Want Me, album « Diamond Princess », Slip-n-Slide/Atlantic, 2002).
[25]. bell hooks, Ain’t I a Woman: Black Woman and Feminism, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2015.
[26]. « Ouvre mes guibolles, fourre ta tête au milieu/Jusqu’à ce que je saute comme le couvercle d’un autocuiseur » (Trina, 69 Ways, album « Da Baddest Bitch », Slip-n-Slide/Atlantic, 2000).
[27]. « Un chatte c’est rien que de la peau sur un os/Baise-la, suce-la ou laisse-la tranquille/J’suis allongée sur le dos/Pendant que tu plonges ta langue en plein milieu de ma fente/Fais comme si ma chatte était un putain d’instrument à vent/Et continue à sucer jusqu’au petit matin » (Hoes With Attitude, Eat It, album « Living in a Hoes House », Drive By Records, 1990).
[28]. ARC, 1933. Sur les conditions d’enregistrement et l’analyse du contenu de ce morceau, voir Christian Béthune, Blues, féminisme et société : le cas Lucille Bogan, Rosières-en-Haye, Camion Blanc, 2018.
[29]. « Shave’Em Dry: The Best of Lucille Bogan », Columbia Legacy/Sony, 2004.
[30]. « J’ai un bon gros ventre et j’ai un gros cul bien large /Et j’peux baiser n’importe quel mec avec une très grande classe » (Lucille Bogan, Till the Cows Come Home, ARC, 1933).
[31]. HWA, « Az Much Azz Az We Want » [Autant de cul qu’on veut], Ruthless Records, 1994.
[32]. Janell Hobson, « The Batty Politic, Toward an Aestethic of Black Female Body », in Hypatia, vol. 18, no 4, 2003.