Chaque semaine, le Groupe de recherche Achac, en partenariat avec CNRS Éditions et les Éditions La Découverte, vous propose un article du livre en open source. L’objectif, ici, est de participer à une plus large diffusion des savoirs à destination de tous les publics. Les 45 contributions seront disponibles pendant toute l’année 2020.
Découvrez cette semaine l’article d’Arlette Gautier, professeure de sociologie à l’Université de Bretagne ocidentale et spécialiste des transformations des régimes de genre en contexte colonial et postcolonial aux Antilles et au Méxique. Intitulé Possessions et érotisation violentes des femmes esclaves, cet article explore la question de l’appropriation sexuelle des femmes racisées dans les systèmes esclavagistes du XVIe au XIXe siècles. L’auteure avance que viol des femmes esclaves était non seulement une pratique extrêmement répandue mais aussi bien souvent justifiée par des discours savants et légitimée par des dispositifs légaux.
Article ? «Possession et érotisations violentes des femmes esclaves» issu de la partie 4 Dominations, violences et viols de l’ouvrage Sexualités, identités & corps colonisés (p.319-331)*
© CNRS Éditions / Éditions la Découverte / Groupe de recherche Achac / Arlette Gautier (Sexualités, identités & corps colonisés, 2019)
Possessions et érotisation violentes des femmes esclaves
Par Arlette Gautier
L’évocation de relations sexuelles entre hommes européens et femmes esclaves fait surgir des images aussi fortes que contradictoires. Celles de femmes fouettées et violées, qui paradoxalement peuvent faire jouir des voyeurs, mais aussi celles de « nuits chaudes »[1] d’où a disparu le fouet car les femmes esclaves désiraient, selon les colons, être pénétrées sans fin, parfois sous l’effet d’une constitution voluptueuse, parfois par intérêt. Enfin, plus rarement, on imagine de paisibles concubinages. Toutes ces représentations sont nées pendant la période esclavagiste moderne, à partir de la fin du XVe siècle, et sont reprises à des titres divers par les historiens, même si l’explication par la sensualité des Africaines-Américaines a disparu, dans les années 1970, mais était encore utilisée par l’historien Gilberto Freyre en 1933[2]. Aujourd’hui, l’étude de la sexualité – qui constitue un continuum allant du désir au viol – est redevenue un objet central des recherches sur l’esclavage[3]. Le premier livre de synthèse sur cette question conclut d’ailleurs que l’obligation d’accepter des relations sexuelles peut être vue comme une caractéristique première de l’esclavage[4].
Qu’en est-il dans le contexte spécifique de l’Amérique où l’esclavage a, dans un premier temps, un double objectif : la production dans les mines et les plantations et l’évangélisation, laquelle est contradictoire, en théorie, avec l’appropriation sexuelle ? Comment écrire cette histoire, du côté des esclaves, alors que tous les textes ont été écrits jusqu’au XIXe siècle par des hommes blancs, que les esclaves ne savaient pas écrire et que de plus, la honte du viol retombait sur elles et non sur leurs agresseurs ? Les sources seront de première main pour les colonies françaises, des monographies et des synthèses pour les autres colonies, ce qui permet d’explorer ces enjeux jusqu’au début du XIXe siècle (1830).
« Un désordre épouvantable et presque sans remèdes[5] »
Les écrits de l’époque considèrent tous que les relations sexuelles entre les femmes esclaves et les hommes blancs sont très nombreuses dans les colonies esclavagistes[6]. Les raisons évoquées n’en évoluent pas moins, selon cinq grandes explications : la lubricité de certains hommes, la stratégie des femmes esclaves, la nature voluptueuse des originaires d’Afrique, la constitution de paisibles relations domestiques et enfin la violence sexuelle inhérente à l’esclavage.
Au XVIIe siècle, les esclaves sont encore peu nombreux (le véritable tournant s’amorce dans les années 1670 avec la création, en Angleterre, de la Compagnie royale d’Afrique et, en France, de la Compagnie du Sénégal) et ils sont définis par un statut et non par une « race ». Leur captivité est justifiée par les nécessités en main-d’œuvre mais aussi de l’évangélisation ou encore par les conséquences d’une guerre sainte menée, en Afrique, contre des mécréants. Les relations sexuelles hors mariage, entre Blancs et esclaves, sont alors dénoncées et même punies, les missionnaires dénonçant simultanément la lubricité de certains hommes blancs et les viols subis par les femmes esclaves. Ainsi, le frère prêcheur Jean-Baptiste Du Tertre, qui a passé six ans aux Antilles françaises, écrit en 1667 : « Il faut pourtant avouer que si l’on pouvait excuser un crime que Dieu déteste, il n’y a personne qui ne portât compassion à ces pauvres malheureuses qui ne se laissent ordinairement aller aux désirs sales de ces hommes perdus que par des sentiments de crainte d’un mauvais traitement, par la terreur des menaces dont ils les épouvantent ou par la force dont ces hommes passionnés se servent pour les corrompre[7]. » Il rapporte que deux esclaves refusèrent pourtant les propositions de leurs maîtres, l’une en le souffletant, l’autre en le menaçant d’un tison de fer. Cette « lubricité » masculine s’expliquerait par le très faible nombre de femmes blanches, ce qui n’est pas loin d’une justification par le caractère soi-disant irrépressible de la sexualité masculine. Cependant, la situation ne s’améliore guère au XIXe siècle alors que la proportion de femmes et d’hommes blancs s’équilibre.
Les officiels prennent toutefois des ordonnances pour « empêcher l’immoralité ». D’une part, les auteurs de violences sont punis par des coups de liane et peuvent même être marqués à la joue en cas de récidive. De plus, « leurs » enfants mulâtres sont libérés, ce qui induit une perte financière. D’autre part, dans les colonies françaises, espagnoles et portugaises, le mariage permet d’effacer la faute car ce qui est condamné – et donc condamnable – n’est ni le viol ni la sexualité interraciale mais la relation sexuelle hors du sacrement du mariage. L’édit français de mars 1685 – rebaptisé le Code noir quelques décennies plus tard – encourage d’ailleurs les maîtres à affranchir et épouser leurs esclaves enceintes pour éviter les amendes. De fait, les mariages mixtes sont encore assez fréquents au milieu du XVIIe siècle, sans éveiller l’attention des autorités coloniales qui jugent la situation marginale.
Cependant, avec le développement de l’économie de plantation et la déportation massive d’Africains, au XVIIIe siècle, l’esclavage se racialise. Ainsi, les différents codes coloniaux, tant français qu’anglais ou espagnols, instituent que les enfants des femmes esclaves appartiennent à leurs maîtres et non aux pères, et font ainsi de la sexualité un moyen de reproduction de l’esclavage, en le rendant héréditaire, et du genre, un élément essentiel du discours de la « race », puisqu’une femme blanche donne naissance à un enfant libre de naissance et une femme esclave à un esclave[8]. Le Conseil souverain de Martinique interdit, en 1670, de nommer les pères dans les registres de naissance, ce qui empêche ensuite les recherches en paternité. De plus, le mariage, s’il invalide le péché et permet d’accroître la population libre, n’est nullement une réponse au caractère forcé des relations sexuelles.
Cette politique se maintiendra pourtant dans les colonies espagnoles, dont seule Cuba deviendra une économie de plantation à la fin du XVIIIe siècle. En revanche, elle devient très rare dans les colonies françaises, où il faut désormais une autorisation administrative pour se marier avec une esclave, laquelle n’empêche pas d’ailleurs une forte stigmatisation. Seuls de rares hommes blancs créoles (nés dans les îles) de condition modeste se marieront encore avec des femmes esclaves. Dans l’Empire colonial français, les lettres patentes prises par le roi de France pour les îles de Mascareignes, en 1723, et pour la Louisiane française, en 1724, interdiront, purement et simplement, les mariages mixtes. On trouve, dès 1680, une autre représentation des relations sexuelles entre hommes blancs et femmes esclaves dans un texte du Conseil de la Guadeloupe : « la malice des négresses esclaves est parvenue jusqu’au point que la plupart des filles méprisent leurs semblables, refusent de les épouser et s’abandonnent facilement à des artisans et domestiques de maison, même à des garçons de famille dans l’espérance de concevoir des mulâtres libres et non esclaves, que d’autres négresses mariées s’adonnent à des gens libres dans l’envie de faire des enfants libres[9]. »
Ainsi, ces relations sexuelles deviendraient une stratégie de libération, au moins des enfants. Les termes changent également : on ne parle plus de « débauche », de « libertinage » ou de « concubinage » mais de prostitution (soit « l’abandon à la lascivité » selon le Dictionnaire de l’Académie française de 1694), ce qui fait de la femme esclave la principale responsable de ces comportements et dédouane le Blanc qui n’impose plus de relations sexuelles mais les achète[10]. L’argument est repris et généralisé dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : ce ne serait pas le maître qui abuserait de son esclave, mais celle-ci qui l’entraînerait au libertinage. Un administrateur de Saint-Domingue, Pierre-Victor Malouët, indique ainsi, en 1788 : « Certainement le commerce et l’emploi des nègres produisent une grande licence de mœurs, mais c’est à cette espèce d’hommes et à leur constitution qu’est inhérent le goût du libertinage. Libres ou esclaves, chrétiens ou idolâtres, les hommes et les femmes noirs ont une propension invincible au plaisir, et la facilité de s’y livrer corrompt un grand nombre de Blancs[11]. » On retrouve d’ailleurs ce type de description à travers toute l’Amérique des plantations. Cette racialisation préscientifique s’appuie donc sur l’idée que la sexualité des Blancs et des Noirs est, par nature, différente.
Une image distincte qui se déploie, à la fin du XVIIIe siècle, dans une littérature à la fois locale et de voyageurs philosophes, tant aux Antilles françaises qu’anglaises ou espagnoles (et aussi dans les colonies d’Amérique du Nord), vise à rendre plus présentables les colonies. Les relations entre Blancs et « femmes de couleur » y sont décrites comme des concubinages, ce qui permet d’indiquer que l’esclavage peut civiliser les esclaves[12]. Dans le même temps, les abolitionnistes font de l’appropriation sexuelle des femmes esclaves un de leurs arguments principaux pour dénoncer l’esclavage qui démoralise le Blanc comme l’esclave en permettant un accès sexuel illimité aux femmes. Une appropriation qui commence dès le bateau négrier où les femmes et les hommes déportés sont séparés et où marins et officiers choisissent leurs maîtresses pour la traversée : un processus faisant partie intégrante de la fabrique d’esclaves soumis et de la rétribution « en nature » des Blancs[13].
Témoignages, réticences et révélations
À la Jamaïque, à la fin du XVIIIe siècle où, selon les auteurs de l’époque, il n’y aurait pas de contrainte sexuelle et où le concubinage Blancs/esclaves déploierait ses vertus civilisatrices, un gérant de plantation, James Thistlewood[14], décrit précisément sa vie sexuelle dans son journal. Il vit trois concubinages, dont le dernier avec Phibbah, esclave de son propriétaire, lequel impose à celle-ci des relations sexuelles. James Thistlewood l’achète et peut lui imposer la fidélité. Malgré un concubinage de trente-sept ans, Phibbah n’a reçu qu’une fois la visite de voisines blanches, sa position restant donc marquée par son statut d’esclave. Elle deviendra propriétaire de deux jeunes esclaves et obtiendra la liberté mais seulement après la mort de son concubin.
Pendant leur vie commune, James Thistlewood a des relations avec cent trente-huit esclaves, la plupart étant sa propriété ou appartenant aux plantations qu’il gère. Il leur laisse souvent une petite somme, laquelle leur permet de combler leur faim et celle de leurs enfants, mais leur impose d’être définies comme prostituées. Il décrit parfois le viol, sans jamais employer le mot, comme méthode de punition dans le cadre du travail même, pour discipliner les femmes esclaves qui sont le plus souvent reléguées aux champs. Il raconte aussi des scènes de résistance. Ainsi, il impose trente-sept fois des relations sexuelles « insatisfaisantes » à Sally, à la suite desquelles elle fuit, mais elle est rattrapée, fouettée, affublée d’un collier et d’une chaîne et même marquée au visage. Il finit par la vendre. James Thistlewood est loin d’être le seul : il écrit que son patron organise deux viols collectifs, suite auxquels des esclaves marronnent (le marronnage consistant en la fuite d’un esclave hors de la propriété de son maître) et deux sont fouettées parce qu’elles ont résisté. La plupart des esclaves ne bénéficiaient guère des relations sexuelles qui leur étaient imposées puisque Phibbah est la seule des trois concubines et des multiples maîtresses de James Thistlewood qui en tire un « bénéfice ».
Malheureusement, nous ne disposons pas d’un tel texte pour les Antilles françaises à la même période. Le conseiller martiniquais Pierre Dessales, qui écrit au milieu du XIXe siècle, est moins honnête : il prétend être chaste, malgré les racontars colportés à son sujet et dont il se plaint, mais il décrit les turpitudes de ses voisins qui changent de maîtresses comme de chemises, couchent avec deux femmes esclaves en même temps ou avec un homme esclave[15]… Aux États-Unis, différents auteurs citent des marchands et des planteurs d’esclaves à la sexualité tout aussi vorace. Ainsi, James Henry Hammond, planteur – qui deviendra gouverneur de la Caroline du Sud en 1857 –, a des enfants avec une esclave et une de ses filles. Quant à certains marchands de Louisiane, devenus par la suite de gros planteurs, ils évoquent dans une longue correspondance leurs désirs et activités sexuels d’une façon où ils semblent être « des pénis animés, érigés[16] ». Tous considèrent qu’acheter une esclave c’est obtenir le droit de la pénétrer.
Propriétaires et gérants disposent d’ailleurs du corps des femmes esclaves à leur guise. C’est du moins ce qui ressort de plusieurs témoignages concernant Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle. Ainsi, l’habitant sucrier Galliffet déclare à propos de son charpentier : « Je lui ai au contraire permis de faire un choix sur mes négresses et il s’en est tenu là jusqu’ici. » De même, le lieutenant de marine marchande Jacques Proa raconte, en 1781, que : « Le soir on vous prépare un bain et le maître vous fait passer en revue les plus belles de ses esclaves, vous faites votre choix et ces négresses par vous choisies vont vous servir au bain et au lit[17]. »
L’effacement de la voix des femmes esclaves
Les témoignages d’esclaves sont, quant à eux, très rares, car très peu savent écrire, et ils datent généralement du XIXe siècle. Ils prennent donc trois formes : les récits, souvent publiés avec l’aide d’abolitionnistes, les entretiens réalisés dans le cadre du Worker’s Project américain des années 1920‑1930, parfois retranscrits par des Blancs assez méprisants, et les paroles transcrites durant les procès. S’y ajoutent les rares souvenirs de leurs descendants.
Mary Prince fut la première et la seule esclave antillaise à publier le récit de sa vie en 1831, à l’extrême fin de la période étudiée ici. Elle y évoque comment elle et une autre esclave, enceinte, étaient fouettées, nues, dénonçant ainsi le voyeurisme sadique de leur maître. Harriett Jacobs raconte dans Incidents dans la vie d’une fille esclave comment un maître essaie de forcer une esclave adolescente à avoir des relations sexuelles. La perte de la liberté sexuelle est montrée dans ce roman autobiographique comme la négation même de l’individualité[18]. Solomon Northup, militant abolitionniste, raconte dans ses mémoires (1853) le calvaire de Patsey, dont le dos est couvert de mille cicatrices à cause d’un maître libidineux et d’une maîtresse jalouse, ainsi que celui de sa tante, dont la famille est vendue parce qu’elle s’est refusée[19]. En revanche, les mille cinq cents témoignages de femmes esclaves américaines – sur les deux mille trois cents obtenus par le Worker’s Project Administration en 1936 – sont assez allusifs.
Les archives judiciaires américaines n’évoquent pas les violences sexuelles envers les esclaves et les Amérindiennes, car les juges ne les reconnaissent qu’envers les Blanches ayant un certain statut social. Cependant, le procès de Célia, en 1855 aux États-Unis, est l’occasion de dévoiler le calvaire vécu par une fille de 14 ans, violée entre 1851 et 1855 par son maître, qui lui fait deux enfants. Amoureuse d’un autre homme qui veut qu’elle lui soit fidèle, elle exige que cessent les agissements du maître à son égard ; ce dernier n’obtempère pas. Elle le tue et sera condamnée à mort. Il n’y a procès que parce qu’elle l’a assassiné. De même, l’analyse des archives judiciaires des colonies esclavagistes françaises ne trouve aucune trace de viol. Un seul cas de violence sexuelle contre une esclave est évoqué, dans les archives du Conseil souverain de la Guadeloupe en 1844, réalisé par une maîtresse, femme de couleur libre, statut qui explique sans doute que la plainte ait été prise en compte : « Là, derrière son lit, elle a commandé qu’on perçat un trou pour me mettre aux fers et a appelé “Sans nom” pour me tenir les jambes écartées et fourrer ses mains dans mes parties génitales[20]. »
Ce silence des archives souligne le travail d’effacement des violences réalisé par les élites. En revanche, à Lima, où les mariages interraciaux sont permis, des esclaves domestiques peuvent raconter leurs expériences de la violence sexuelle de leur propre point de vue. Ainsi l’une d’entre elles précise-t‑elle, au début du XIXe siècle : « J’ai été forcée d’accepter pour deux raisons : la première, c’est qu’il était le maître, la seconde… parce qu’il est certain que plus le maître a d’intérêt pour vous, mieux il vous traite. J’ai cherché l’amélioration de mon sort en faisant semblant d’avoir du plaisir[21]. » L’histoire orale est très controversée car elle peut faire l’objet de réécritures. À la lecture de l’ouvrage Paroles d’esclavage. Les derniers témoignages, paru en 2011, il est intéressant, cependant, de noter que sept des vingt-neuf descendants d’esclaves martiniquais disent descendre d’une relation entre un maître et une esclave, et surtout d’écouter ce qu’ils en disent[22].
Ces témoignages confirment à la fois la lubricité, non seulement de « quelques » hommes mais de beaucoup, et surtout son acceptation par le système esclavagiste. Ce contexte de forte contrainte correspond à la définition actuelle des violences sexuelles, qui sont considérées aggravées lorsque l’auteur est en position d’autorité, ce qui est bien le cas du maître ou du gérant qui abuse de l’esclave ou qui dit à ses employés de « se servir parmi elles ». Dans ce contexte de grande coercition, il n’est même pas nécessaire qu’il y ait violence physique si la menace est présente et elle l’était, comme le soulignent les instruments de torture présents dans chaque habitation[23] mais aussi les souvenirs des esclaves. On peut, bien sûr, voir un anachronisme dans cette définition du viol, appliqué ici aux femmes esclaves, puisqu’il n’est condamné, à l’époque, que pour les femmes de l’élite blanche : les hommes le pratiquant alors, ayant les moyens de redéfinir la coercition en « consentement », ce qui interdit précisément qu’ils soient, dès lors, définis comme des violeurs. Toutefois, ne pas l’utiliser revient à accepter l’idée que le pouvoir de définir les catégories soit le monopole des hommes de l’élite blanche.
Des contextes variés
Si les discours tenus sur la sexualité dans les diverses colonies esclavagistes sont souvent assez proches, les contextes, eux, sont bien différents. Le contexte démographique mais aussi d’emploi implique des possibilités et des modes de relations sexuelles bien différents[24]. Ainsi, si l’on prend pour exemple la fin du XVIIIesiècle, il y a beaucoup plus d’esclaves par Blanc à Saint-Domingue – les esclaves représentant 88 % de la population et les Blancs seulement 5 % –, comme dans les autres Antilles françaises ou à la Jamaïque d’ailleurs, qu’au Brésil où il y a deux esclaves pour un Blanc et que dans le sud des États-Unis où il y a deux Blancs pour un esclave. Devenir concubine pour une esclave est davantage possible d’un point de vue purement démographique sur le continent qu’aux Antilles, où il y dix-sept esclaves pour un Blanc. Par ailleurs, l’affranchissement a été plus fréquent au Brésil et aux Antilles, où il y a à peu près autant de libres de couleur que de Blancs (au Brésil, il y a 25 % de Blancs et 25 % de libres de couleur), à l’opposé du sud des États-Unis, où leur nombre est insignifiant (les libres de couleur ne représentant que 2 % de la population). L’affranchissement, même féminin, peut être lié à des relations avec des libres, blancs ou pas, mais il est aussi très souvent le fruit de leur travail.
Les possibilités de relations diffèrent en effet selon le type d’emploi et la proximité qu’elle inclut ou pas avec les Blancs. Dans les grandes plantations, ce peut être le viol de la jeune esclave, par le maître, le gérant, un domestique blanc, un voyageur de passage. Ainsi, toujours à la fin du XVIIIesiècle, 60 % des femmes esclaves du sud des États-Unis risquaient, entre 15 et 30 ans, d’être « approchées » par un homme blanc[25]. Quelques-unes en garderont un enfant mulâtre, mais toutes les relations ne sont pas fécondes, de plus les esclaves connaissaient des procédés abortifs, certes pas toujours efficaces.
Les plus jolies esclaves, d’après les opinions des maîtres, qui ont souvent la peau plus claire – et qui, de ce fait sont vendues à très haut prix par les marchands d’esclaves de Louisiane – deviendront domestiques à la grand’case, ce qui les rendra davantage soumises aux attentions des Blancs. Certaines formeront avec eux de véritables familles, dans l’ombre de la famille officielle, accompagnant même les colons-esclavagistes en France[26]. Elles auront plus de probabilités de devenir ménagères en titre et d’être affranchies si elles ont un enfant mulâtre à Saint-Domingue et à la Jamaïque où les jeunes hommes avides de faire fortune et de plaisirs sont plus nombreux et la proportion de femmes blanches plus faible, que dans les Îles du Vent françaises ou les colonies de peuplement américaines, où les épouses blanches luttent individuellement et collectivement contre leurs rivales de couleur, comme elles le firent à la Nouvelle-Orléans de 1731 à 1790.
En revanche, le sud des États-Unis refuse la reconnaissance légale de ces familles. Un homme qui légitime publiquement sa maîtresse et ses enfants doit faire face à la disgrâce sociale. S’il meurt en demandant par testament qu’elle soit émancipée, ou hérite de ses biens, il y a de fortes chances pour que sa famille conteste et obtienne l’annulation de celui-ci. Ainsi, Thomas Jefferson, président des États-Unis de 1801 à 1809, n’offre que la liberté et une éducation de base à ses sept enfants nés de Sally Hemings, qu’il n’affranchit d’ailleurs pas[27]. De plus, dans le milieu des planteurs, lorsque ceux-ci possèdent plusieurs plantations, il n’était pas rare de les voir cumuler, dans chacune, des familles de l’ombre. Dans la plupart des cas, les femmes esclaves devenues « maîtresses de Blancs » ne sont considérées que comme des objets sexuels, certes très désirables, mais revendables au moment du départ ou quand elles ne plaisaient simplement plus, comme le montrent certaines annonces de journaux antillais ou les fréquents achats de fancy maids par des planteurs dans le sud des États-Unis. Certaines travailleront enfin dans des bordels, quand d’autres seront simplement renvoyées vers les champs, l’âge venant.
Dans les villes, les esclaves ont plus de possibilités de négociations et sont plus fréquemment affranchis car ils ne travaillent pas à plein temps pour leurs maîtres et se louent contre un salaire. Ils ont aussi plus de possibilités de rencontres. Cela dit, les femmes sont parfois contraintes à la prostitution pour payer leur dû à leurs propriétaires. Toutefois, ces esclaves urbains sont peu nombreux, sauf à la fin de l’esclavage et au Brésil, pays qui compte l’histoire la plus longue de l’esclavage et le plus grand nombre d’esclaves, mais aussi de « gens de couleur libres »[28].
La comparaison des textes de l’époque, des témoignages et des données contextuelles permet donc de conclure en revenant sur les cinq explications concernant la fréquence et la nature des relations sexuelles entre femmes esclaves et Européens définies dans l’introduction de cette contribution. Selon la première, il s’agirait de viols essentiellement dus à la lubricité de « quelques » hommes ainsi qu’au trop faible nombre de femmes blanches disponibles. Cette dernière assertion ne semble guère convaincante alors que tous les observateurs de l’époque n’ont eu de cesse d’indiquer la fréquence constante de ces relations, y compris lorsqu’il y eut autant de femmes blanches que d’hommes.
La seconde prétend que les femmes esclaves recherchent ces relations pour leurs propres intérêts. Il faut cependant différencier les « gratifications » : une meilleure nourriture, quelques pièces ou cadeaux, des avantages plus substantiels ; l’affranchissement des enfants nés de cette union qui peuvent mieux prendre en charge leur mère, celui des femmes elles-mêmes, lequel a été plus fréquent au Brésil qu’aux Antilles et quasiment inconnu aux États-Unis. Cette stratégie est donc loin d’être ouverte à toutes les esclaves, mais elle a permis quelques « belles réussites ».
La troisième met en avant la lascivité des femmes esclaves, discours repris par d’honorables écrivains et magistrats qui s’imaginent désirés par de ravissantes et jeunes mulâtresses. Les nombreux refus, au péril de leur vie, actés par ces femmes autant que leurs aveux de simulacres viennent pourtant contredire ce point de vue fondé sur des préjugés raciaux et patriarcaux servant surtout à justifier les violences sexuelles commises.
La quatrième éclaire « d’honnêtes concubinages », ce qui est parfois le cas. Pourtant, de nombreux contre-exemples indiquent qu’il ne faut pas trop s’y fier. Avoir un ou même plusieurs enfants avec un homme blanc ne signifie pas toujours être dans une relation établie, et vivre en concubinage avec lui ne veut pas dire que celui-ci se prive d’avoir des relations sexuelles avec d’autres esclaves. De plus, ces « concubinages » étaient le plus souvent, comme nous l’avons montré, synonymes de familles « de l’ombre », n’impliquant pas une vie commune du fait de la forte racialisation de la conjugalité dans les colonies esclavagistes.
Enfin, la cinquième explication axe le propos sur la violence sexuelle comme rouage essentiel de l’esclavage. L’existence d’instruments de torture et de cachots dans toutes les plantations, les textes légaux tout comme la pratique qui empêchent les esclaves de porter plainte, les délires érotiques enflammés des élites masculines blanches – comprenant autant les discours des magistrats que ceux des philosophes – concourent tous, en effet, à une forte érotisation hétérocentrée des « marchandises » féminines et à l’impossibilité de penser la réalité et la légitimité de leur refus sexuel.
L’appropriation sexuelle des femmes esclaves est donc à la fois justifiée par des discours savants, légitimée par des dispositifs légaux – comme les Codes noirs – et permise du fait des us et coutumes pratiqués par les marchands, les marins et les planteurs, que ce soit au Brésil, dans les Caraïbes ou dans le sud des États-Unis. Elle structure, dès lors, l’ensemble des expériences des femmes esclaves, et ce même si certaines d’entre elles pouvaient, évidemment, subvertir ce cadre.
* Retrouvez le sommaire de l’ouvrage ici
Pour citer cet article : Arlette Gautier «Possessions et érotisation violentes des femmes esclaves», in Gilles Boëtsch, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sylvie Chalaye, Fanny Robles, T. Denean Sharpley-Whiting, Jean-François Staszak, Christelle Taraud, Dominic Thomas et Naïma Yahi, Sexualités, identités & corps colonisés, Paris, CNRS Éditions, 2019 : pp.383-392
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