Chaque semaine, le Groupe de recherche Achac, en partenariat avec CNRS Éditions et les Éditions La Découverte, vous propose un article du livre en open source. L’objectif, ici, est de participer à une plus large diffusion des savoirs à destination de tous les publics. Les 45 contributions seront disponibles pendant toute l’année 2020.
Découvrez cette semaine, l’article de Bernard Andrieu, philosophe, professeur en Staps à l’Université Paris-Descartes intitulé Sexe interracial sur le web. Il analyse, ici, les dispositifs à l’œuvre dans l’univers des films pornographiques en tant qu’inversion des rapports sociaux, des normes identitaires et des genres. Cette contribution inédite invite à déconstruire les regards coloniaux omniprésents dans nos représentations et nos imaginaires contemporains.
Le Groupe de recherche Achac met également à disposition, ici, une séquence vidéo du colloque Images, colonisation, domination sur les corps qui a eu lieu le 3 décembre 2019 au Conservatoire national des arts et métiers. Découvrez l’intervention de Bernard Andrieu, qui analyse, ici, Marin et deux femmes [Indonésie], photographie, tirage argentique, 1939. Vous retrouverez cette image commentée dans sa version originale au sein de l’ouvrage Sexe, race & colonies. La domination des corps du xve siècle à nos jours, (La Découverte, 2018).
Article 8 « Sexe interracial sur le web » issu de la partie 1 Discours, fantasmes et imaginaires de l’ouvrage Sexualités, identités & corps colonisés. (p.107-116)*
© CNRS Éditions / Éditions la Découverte / Groupe de recherche Achac / Bernard Andrieu (Sexualités, identités & corps colonisés, 2019)
Sexe interracial sur le web
Par Bernard Andrieu
L’interracialité sexuelle sur le web est le mélange des corps dans un acte pornographié de personnes hétérosexuelles ou homosexuelles – très peu bisexuelles –, de couleurs de peau variées. Depuis la première apparition, en 1972, de scènes interraciales dans le film pornographique Behind the Green Door, réalisé par les frères Mitchell avec Marilyn Chambers, George S. McDonald et Johnnie Keyes, la femme blanche trouverait dans l’interracialité sexuelle une initiation bondage domination sado-masochisme (BDSM) en dehors des normes… derrière la porte verte, donc. Le film sera d’ailleurs attaqué par le groupe suprémaciste blanc The Silent Brotherhood en raison même de son interracialité.
Le thème sera repris en 1975 par le cinéaste Richard Fleisher dans le film Mandingo – une production qui s’inscrit dans la mouvance de la Blaxploitation qui cherche à revaloriser la place des Noirs – qui, dans le contexte sudiste de la guerre de Sécession, met en scène l’interracialité sexuelle entre les maîtres blancs racistes et les esclaves noir·e·s. Les scènes violentes de l’exploitation sexuelle des esclaves et l’interdiction de la sexualité entre un esclave noir et sa maîtresse blanche sont autant de critiques de la domination. Le film, à charge, décrit également une convivance, une situation que l’on retrouvera par exemple dans Cannibal Holocaust, sorti en 1980, où, sur le prétexte de l’enquête ethnologique menée par un groupe de journalistes, la sexualité violente entre des Indiens d’Amazonie et une femme blanche est largement mise en scène.
Les couleurs de la peau, confondues avec ce qui seraient celles de la « race », pourraient participer au message universaliste de la pacification des corps par la mixité des sexes et des genres. Le dispositif interracial du porno sur le web fait croire, par le mélange des couleurs de la peau, que les « races blanche, noire, jaune » existeraient comme catégorie ontologique et génétique[1] et pas comme une classification politique des corps selon leur couleur.
Le film pornographique sur le web n’est qu’une image de ces désirs d’inversion des rapports sociaux, des normes identitaires et des genres. La photographie érotique, le site web d’exhibition, l’œuvre d’art, le film expérimental… autant de médias qui cherchent à rendre visible ce qui est éprouvé lors de ces expériences sexuelles par une codification esthétique qui soit conforme. Le porno interracial qui paraît pousser à l’extrême le métissage participe de ce que Paul Ardenne décrit comme un « impératif de l’excessif, de la brutalité, du too much qui régit et façonne la représentation “extrême”[2] ».
L’obscénité du fantasme collectif de soumission (plus complexe qu’il n’y paraît) proposée dans les images interdirait toute mise à distance selon Michela Marzano : « Nous pouvons aussi nous interroger sur la qualité de certains fantasmes mis en scène. Par exemple défendre le fantasme des rapports entre maître et esclave en montrant un homme blanc et une femme noire, jusqu’à quel point s’agit-il d’un fantasme ? N’est-on pas plutôt dans la reproduction d’une réalité historique ? Ces scènes vont au-delà du fantasme et deviennent la répétition de l’humiliation. De même, dans certaines vidéos sado-maso, la dialectique maître-esclave est reproduite en utilisant les figures du juif et du nazi. À nouveau, on utilise quelque chose qui a eu lieu pour promouvoir des scènes qui relèvent de la domination, en les faisant passer pour des fantasmes[3]. »
Toute contrainte corporelle serait la reproduction du modèle pornographique de soumission de la femme par l’érection masculine. Dans son article « Diffamation et discrimination », Catharine A. MacKinnon dénonce la pornographie comme un « produit masturbatoire » permettant « aux hommes de se masturber en voyant des femmes exposées, humiliées, violées, dégradées, mutilées, amputées, attachées, bâillonnées, torturées et assassinées[4] ». Ces « produits visuels » montrent des femmes qui pratiquent des actes sexuels et font éjaculer les hommes qui « font ces choses en les regardant pendant qu’elles sont faites ». Jouir devant ces images reviendrait à se transporter mentalement et corporellement en lieu et place de l’homme dominant la femme ; la pornographie produirait des dangers réels par l’assimilation de l’écran dans les procédures, gestes et techniques corporelles utilisés par les hommes avec les femmes. Les modèles pornographiques dans les films seraient à la fois la projection de l’imaginaire machiste et raciste, en même temps qu’ils viendraient s’incorporer dans les représentations masculines du corps de la femme.
La fausse opposition entre érotisme et pornographie entretient encore les moralistes post-féministes comme Sylviane Agacinski[5], Nancy Huston[6] et Michela Marzano[7] dans la critique de la pornification généralisée : la subjectivité est ainsi refusée aux acteurs et actrices comme aux spectateurs et spectatrices en raison de ce qui seraient l’instrumentalisation de l’autre corps et l’assujettissement sexuel. Pourtant l’image pornographique, première industrie de consommation, n’était pas elle-même déjà un récit, une structure, une idéologie régulatrice des rapports sociaux ?
Le commerce du porno interracial
Les ventes du site porno Empire Adult nous apprennent que six de leurs dix films les plus vendus sont des films mettant en scène des rapports sexuels interraciaux[8] notamment avec la série Blacked. Deux cent sept mille quatre cent cinq vidéos pornos sont visionnées chaque minute sur le leader des sites gratuits de porno sur Internet, Pornhub, qui attire plus de cent millions de visiteurs par jour. L’étude quantitative effectuée pour l’année[9] de ce que l’on trouve sur ce site dans ce domaine montre que les recherches en matière de porno interracial sont effectuées par les femmes comme par les hommes (au niveau mondial) : Big Black Dick arrive au 4e rang, Black au 7e rang et Japanese au 9e rang pour les recherches effectuées par des femmes ; les recherches favorites des hommes semblent plutôt tournées vers les femmes asiatiques avec Japonese (4e rang) et Asian (12e rang). Ces résultats contredisent la thèse d’un intérêt purement machiste pour l’interracial mais confirment que la recherche très stéréotypée de la « big black dick » reste majoritaire.
En 2018, le journaliste Damien Mascret fait remarquer dans les pages du Figaro que « globalement, les utilisateurs privilégient les vidéos avec la langue de leur pays. On découvre ainsi que les Français privilégient les recherches suivantes : “Française”, “French”, “maman française”. Même chose pour les Indiens (“Indian”, “Indian college girls”, “Indian HD sex”), les Italiens (“amatoriale italiano”, “italiana”, “amatoriale napoli”), ou encore les Japonais (“Japanese”, “Japanese wife”, “Japan”). Les Allemands regardent avant tout “German”, “Deutsch”, avec la catégorie “anal” à la troisième place. L’Afrique du Sud opte pour “Black South African”, “Ebony” et “Black”[10] ». Ce « nationalisme pornographique » tend à assimiler la nation à la « race » par une absence de métissage. En Inde, l’Indian White Porn fait ainsi dans le blanchiment en mettant à l’écran les peaux les moins noires et les moins typées[11].
Robin d’Angélo témoigne dans son livre Judy, Lola, Sofia et moi[12], après avoir infiltré les lieux de tournage – et notamment ceux du site Jacquie et Michel –, que les rôles attribués aux Noir·e·s se situent toujours dans les classes sociales inférieures. Les sociologues Gloria Cowan et Robin Campbell[13] ont montré, dès 1994, que sur cinquante-trois films pornographiques étudiés et quatre cent soixante-seize acteurs et actrices impliqués, les Noir·e·s étaient toujours en position sociale de dominé·e·s par rapport aux Blanc·he·s, obéissant au scénario de la domination coloniale. Certaines actrices blanches refusent de tourner avec un homme noir, comme par exemple la pornstar Alexis Texas qui, en cent films, n’a jamais tourné avec un acteur noir et affirme ne pas le souhaiter[14] ! L’actrice africaine-américaine Nyomi Banxxx rapporte également qu’un acteur blanc avec qui elle devait tourner une scène s’était finalement désisté parce qu’elle était noire et qu’il pensait que cette scène pourrait lui faire perdre son public[15].
Les études effectuées sur le sujet aux États-Unis montrent que les acteur·rice·s noir·e·s sont moins bien payé·e·s que les blanc·he·s. Une actrice peut ainsi demander cinq cents dollars de plus pour jouer avec un homme noir. Dans le cas de contrats avec de grandes entreprises, « les stars féminines peuvent obtenir $2,000 et plus pour leur première scène “IR” [interracial], selon un acteur noir qui a demandé à rester anonyme afin de ne pas associer ce tarif à l’agence qui l’emploie[16] ». Le sociologue Mathieu Trachman, à travers son enquête réalisée entre 2006 et 2010 sur les rémunérations dans le porno, démontre, grâce à un corpus d’environ quatre-vingts entretiens avec des actrices, des acteurs, des réalisateurs et des producteurs, ainsi que des observations de tournage, qu’une hiérarchisation technique et performative définit des salaires très variables en fonction de la scène[17].
Une sexualité raciale, raciste et héritière du temps colonial
La chercheuse Linda Williams, titulaire de la chaire Film Studies and Rhetoric, à l’Université de Californie à Berkeley, montre bien combien la question des relations sexuelles interraciales, dans le contexte américain, met politiquement en scène les conflits de races dans une sexualité qui est, en réalité, raciale et raciste[18].
Le sexe interracial sur le web n’inverse pas les codes. Le corps noir est toujours exhibé, non pas, cette fois-ci, dans des zoos humains, mais dans des « sexpositions universelles » sur le réseau. Toujours musclé, athlétique et en érection (c’est toujours le fantasme de la démesure du sexe noir qui prévaut), l’homme noir domine la Blanche en lui faisant éprouver, croit le·a spectateur·rice, ce que les colons eux-mêmes faisaient subir aux esclaves noires.
L’inversion, et non la perversion, des « races », des genres, des habitus et des positions, est alimentée par l’imaginaire dont la pornographie n’est qu’une mise en image. L’instrumentalisation, la soumission[19], la domination, la pénétration, l’attachement de la femme blanche par l’homme noir dominant, paraît renverser les stéréotypes racistes. La femme blanche se montre séduite et dominée par le corps noir dans des postures imposées : levrette soumise ou pré-sodomites pour se montrer en position de sodomie par un anus étoilé. 90 % des images qui apparaissent sur Google quand on cherche « Interracial porn » représentent des hommes noirs avec des femmes blanches – parfois latina –, souvent effarées ou surprises par la taille de ces sexes d’hommes noirs.
Ainsi le rapport interracial reste une représentation normative des corps, estime Paul B. Preciado, un colonialisme patriarcal, une hiérarchie raciale, une masculinité dominante, comme autant de « technologies de pouvoir »[20]. L’interracialité pornographique sur le web n’innove en rien, elle reproduit les rapports de sexe, de genre et de « race » sans les interroger, sans critiquer les modèles hétéro et homo normés, du moins dans la pornographie mainstream. La pornographie postcoloniale n’accomplit pas la déconstruction des rapports de « race ». Il renverse seulement les positions, faisant accroire en la supériorité sexuelle du Noir sur la Blanche, ou en la Noire plus délurée que la Blanche toujours mijaurée et mièvre ou le Blanc novice.
La question de la « race » dans la sexualité[21], depuis Michel Foucault, aura hypersexualisé le corps et le sexe noirs face à l’hystérisation de la femme blanche. Le mélangisme sexuel des corps donne, par la performance pornographique, une représentation de la peur de l’orgasme[22], la peur du sexe noir et celle du viol de la Blanche. La femme blanche hystérisée et affolée face à un pénis noir hors de proportion est mise en scène hors de tout dialogue interculturel. L’interracialité pornographique serait ainsi le renversement de la domination blanche par la domination noire, ce qui ne doit pas pourtant pas cacher les autres formes de sexe interracial présentes sur le web.
Pour dénoncer la peau qui stigmatise et classe les individus dans des théories raciales – dont l’anthropologie a d’ailleurs su utiliser les classements avant que l’ethnologie et l’anthropologie structurale n’en dénoncent le racisme –, l’artiste Diadji Diop, né à Dakar, utilise le rouge sang dans les sculptures de ces corps en lutte : « D’abord, parce que je ne veux représenter ni des Noirs, ni des Blancs, ni des Jaunes mais des hommes, avec ce qu’ils ont en commun, la couleur du sang[23]. » L’hybride pourrait être considéré comme un moindre être car son essence est partagée et son corps divisé. Dans une hiérarchie des êtres vivants, par son déclassement, sinon sa stigmatisation ontologique, on a longtemps considéré le·a métis·se comme un être mélangé, impur. La pureté, sinon de la « race », du moins de l’apparence dermique a longtemps prévalu dans cet apartheid génétique qui réduit l’identité de l’être à ses propriétés naturelles. Cette naturalisation des corps fait croire en une intégrité et une pureté de l’être par ce qui serait son homogénéité et son essence.
Femme blanche/femme noire
La domination interraciale qui s’exprime en images – héritière des codes de la photographie coloniale – trouve dans la « queerisation » des corps un prétexte au porno interracial[24]. Même dans la bisexualité gay – plus souvent représentée que la bisexualité lesbienne –, performés dans le triolisme sur le web, le·a Blanc·he doit être sodomisé·e par le Noir ou sucer le sexe noir pendant que l’autre partenaire[25] regarde ou participe activement à la scène.
Cette logique Black Cock/White Slut définirait la Blanche comme une « salope » parce qu’elle se livrerait à l’homme noir sans retenue. Comme si elle avait à souffrir de la grosseur du sexe noir ou de la situation. Le sexe noir[26] est cadré et mis en scène pour être toujours plus impressionnant, occupant toute la scène en même temps que tous les orifices, par le contraste avec la peau blanche. Dans les scènes gay, l’homme noir fait plus facilement une fellation à l’homme blanc que l’inverse, sauf dans un mode revenge, un gang bang ou une séquence BDSM.
Linda Williams a démontré, dès 2004, dans son livre Porn Studies que Crossing the Color Line, et plus particulièrement la relation sexuelle entre un Noir et une Blanche, doit se comprendre dans le contexte de l’histoire de l’esclave et de son retournement plus ou moins assumé. S’agit-il d’une revanche ou d’une poursuite de la traite économique des Noir·e·s en une traite pornographique ? Susie Bright[27] a montré comment les femmes noires étaient en réalité enchaînées et traitées telle des esclaves sexuelles dans les films pornographiques interraciaux, le plus souvent dans un gang bang.
Le traitement des femmes noires dans la pornographie interraciale[28] repose en réalité sur leur exclusion des films au profit de l’homme noir, pour cette raison, précise Ariane Cruz, que les femmes noires restent en dehors des limites de la féminité elle-même, au-delà des « rangs féminins ». Cela explique leur exclusion du genre, et pas seulement, leur emplacement en dehors du « look porno normal »[29]. Le modèle de l’intégration hétéronormée de la femme noire serait à comprendre dans le contexte post-esclavagiste du corps noir.
Queer Porn : une agentivité interraciale
Sauf exception fantasmatique, la pornographie de « la » femme noire reste standard comme processus d’assimilation à la pornographie mainstream. Le désir interracial avec des femmes noires existe pourtant dans la production[30]. Le cinéma pornographique s’organise en productions queer qui viennent proposer des contre-modèles à l’interracialité par l’agentivité des performeuses comme Betty Blac et l’association African American Big Beautiful Women.
Comme le montre Mireille Miller-Young[31], depuis 2013, on peut renverser la représentation homme noir/femme blanche grâce à des productions lesbiennes et interraciales. On pense aux actrices pionnières que sont Jeannie Pepper, qui commence sa carrière en 1982, Angel Kelly et Heather Hunter, qui débutèrent respectivement en 1985 et 1988. Certaines actrices deviennent réalisatrices, comme Vanessa Blue, qui recevra le premier Award AVN (récompense du cinéma pornographique) en 2005 pour ses trois premiers films dans la catégorie Best Ethnic-Themed Series, Diana DeVoe qui réalise des films lesbiens dans lesquels la soumise blanche doit pratiquer des fellations sur des godes-ceintures.
Shine Louise Houston[32] accomplit un geste politique plus radical en usant d’une pornographie féministe. Avec son studio de production Pink & White[33], créé en 2005, elle développe un « dyke porn » (dyke signifie lesbienne en argot) avec des butches (abréviation de butcher – boucher –, ce terme désigne les lesbiennes masculines) et des androgynes pour bouleverser les règles de l’interracialité et les déplacer sur le thème du transgenre, souvent présenté au Berlin Porn Film Festival. Nenna Joiner participe à cet activisme des minorités en produisant, elle aussi, une pornographie plus interculturelle qu’interraciale. L’ethnicité pornographique se trouve ainsi renouvelée par des relations sexuelles interraciales entre femmes.
Si le porno lesbien queer montre d’autres corps, morphologies et renouvelle les scénarios, l’ethnic porn voudrait ne pas paraître interracial et raciste en empruntant les modèles de l’interculturalité. Les signes ethniques sur les corps nus des femmes viennent indiquer leur origine, comme un fichu traditionnel sur la chevelure d’une femme noire, un collier arabisant, un bindi (point rouge) sur le front, un hijab sur une femme dont les seins sont cachés par une blouse mais dont le sexe, très épilé, est visible, des acteurs portant coiffes et tatouages traditionnels… Mais, ainsi pour Maxime Cervulle, peut-être est-ce l’exotisme qui se dissimule derrière le terme paravent d’« ethnicité »[34] ? Peut-être ne faut-il y voir, une fois de plus dans une reproduction du style pornographique hétéro, que l’héritage du sous-érotisme du harem colonial[35] ?
Le métissage pornographique des corps
Le métissage pornographique des corps mis en scène dans l’interracial gay et lesbien reste moins binaire que l’interracial hétéro, car le mélange des âges, des genres et des couleurs est aussi le métissage des corps. Mais ce métissage doit travailler à déconstruire l’interracial comme l’artiste multidisciplinaire Diana J. Torres nous enjoint, entre autres, à le faire dans son ouvrage Pornoterrorismo[36] : refus des multiples injonctions au genre, à la « race » et à la sexualité, refus de la docilité corporelle et acceptation de tous les corps. Déjà, au début des années 1980, l’artiste brésilien Edouardo Kac[37] avait développé Movimento de Arte Pornô comme un mouvement expérimental usant de la pornographie comme d’un moyen d’expression critique. Ces alternatives remettent en cause les dominations de sexe et de « race » mais font également face à la mondialisation des hiérarchies du porno interracial.
Ce mélangisme Blanc/Noir, homo/hétéro, masculin/féminin, plus que l’échangisme, s’inscrit dans l’expérience même de l’utilisation de tous les orifices durant l’acte sexuel. Être doublement ou triplement pénétré simultanément ou alternativement, démultiplie les sentiments d’appartenance et d’abandon corporel. La perte de contrôle est augmentée par l’hybridation simultanée du corps. La posture (Sujet/Objet), le genre (Homme/Femme), la position (Positif/Négatif), font varier les modes relationnels, les rapports à soi et les possibilités d’être avec les autres.
Si le sujet cherche à devenir autre que lui-même, l’expérience sexuelle doit-elle être privilégiée pour l’hybridation identitaire ? La confusion entre identité sexuelle et identité personnelle peut nous aveugler sur l’hybride sexuel car le queer et le genre s’inscrivent dans des renversements interraciaux, parfois complets, de postures, de positions et de rôles. En hétérosexualisant les homosexuel·le·s, ou en homosexualisant les hétérosexuel·le·s, le risque est de perdre la variation identitaire de l’hybride qui peut tout à la fois être métis·se, homo, bi, trans, hétéro selon la situation performative.
* Retrouvez le sommaire de l’ouvrage ici
Pour citer cet article : Bernard Andrieu « Sexe interracial sur le web », in Gilles Boëtsch, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sylvie Chalaye, Fanny Robles, T. Denean Sharpley-Whiting, Jean-François Staszak, Christelle Taraud, Dominic Thomas et Naïma Yahi, Sexualités, identités & corps colonisés, Paris, CNRS Éditions, 2019 : pp.107-117.
Retrouvez l’ouvrage sur le site de CNRS Éditions ici
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[1]. Bernard Andrieu, « La politique génétique du sexe », in Quel corps ?, nos 47‑48‑49, 1995.
[2]. Paul Ardenne, Extrême. Esthétiques de la limite dépassée, Paris, Flammarion, 2006.
[3]. « Trois questions à Michela Marzano sur la pornographie », 19 avril 2006. https://mauvaiseherbe.wordpress.com/2007/11/15/trois-questions-a-michela-marzano-sur-la-pornographie/
[4]. Catharine A. MacKinnon, Ce ne sont que des mots, Paris, Éditions Des Femmes, 2007.
[5]. Sylviane Agacinski, Le corps en miettes, Paris, Flammarion, 2009.
[6]. Nancy Huston, Mosaïque de la pornographie, Paris, Gonthier-Denöel, 1983.
[7]. Michela Marzano, La pornographie ou l’épuisement du désir, Paris, Buchet Chastel, 2007.
[8]. https://www.adultdvdempire.com/30/category/interracial-porn-movies.html
[9]. https://iletaitunepub.fr/2017/01/pornhub-revele-ses-impressionnantes-statistiques-et-les-mots-clefs-les-plus-utilises-selon-les-pays/
[10]. David Mascret, « Porno. Qui a regardé quoi en 2018 ? », Le Figaro, 5 janvier 2019. http://sante.lefigaro.fr/article/porno-qui-a-regarde-quoi-en-2018-/
[11]. Hélène Kessous, La blancheur de la peau en Inde. Des pratiques cosmétiques à la redéfinition des identités, thèse en ethnologie/anthropologie sociale, EHESS, 2018.
[12]. Robin d’Angélo, Judy, Lola, Sofia et moi, Paris, Éditions Goutte d’Or, 2018.
[13]. Gloria Cowan, Robin R. Campbell, « Racism and Sexism in Interacial Pornography: A Content Analysis », in Psychology of Women Analysis, vol. 18, no 3, 1994.
[14]. https://zafroland.wordpress.com/2013/02/15/lactrice-porno-alexis-texas-pas-de-noirs-pour-moi/
[15]. https://hitek.fr/actualite/industrie-porno-raciste_8817
[16]. https://www.businessinsider.com/pornography-has-a-big-race-problem-2015‑9?IR=T
[17]. Mathieu Trachman, « Hiérarchie des salaires et plaisir au travail dans la pornographie », in Ethnologie française, vol. 43, no 3, 2013.
[18]. Linda Williams, « Skin Flicks on the Racial Border: Pornography, Exploitation and Interracial Lust », in Linda Williams (dir.), Porn Studies, Durham, Duke University Press, 2004.
[19]. Bernard Andrieu, « Soumission », in Philippe Di Folco (dir.), Dictionnaire de la pornographie, Paris, PUF, 2005.
[20]. Paul B. Preciado, « Nos corps trans sont un acte de dissidence du système sexe-genre », in Libération, 20 mars 2019.
[21]. Abdul Jan Mohamed, « Sexuality on/of the Racial Border: Foucault, Wright and the Articulation of “Racialized Sexuality” », in Domna Stanton (dir.), Discourses of Sexuality: From Aristotle to AIDS, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1992.
[22]. Bernard Andrieu, La peur de l’orgasme, Dijon, Le Murmure, 2015.
[23]. Philippe Dagen, « Les corps rouge de colère de Diadji Diop », in Le Monde Magazine, 6 août 2011.
[24]. Maxime Cervulle, Nick Rees-Roberts, Homo Exoticus: Race, classe et critique queer, Paris, Armand Colin, 2010.
[25]. Tom M. Slattery, Immodest Proposals: Through the Pornographic Looking Glass, New York, Writers Club Press, 2001.
[26]. Jennifer C. Nash, The Black Body in Ecstasy: Reading Race, Reading Pornography, Durham, Duke University Press, 2014.
[27]. Susie Bright, « The Image of the Black in Adult Video », in Adult Video News, avril 1987.
[28]. Mireille Miller-Young, A Taste for Brown Sugar: Black Women in Pornography, Durham, Duke University Press, 2014.
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[31]. Mireille Miller-Young, « Race and the Politics of Agency in Porn: A Conversation with Black BBW Performer Betty Blac », in Lynn Comella, Shira Tarra (dir.), New Views on Pornography: Sexuality, Politics, and the Law, Santa Barbara, Praeger, 2015.
[32]. https://shinelouisehouston.com/
[33]. http://crashpadseries.com/
[34]. Maxime Cervulle, « De l’articulation entre classe, race, genre et sexualité dans la pornographie “ethnique” », in MEI. Médiation et Information, nos 24‑25, 2006.
[35]. Malek Alloula, Le Harem colonial. Images d’un sous-érotisme, Paris, Séguier, 2001.
[36]. Diana J. Torres, Pornoterrorisme, Paris, Éditions Gutarian, 2013.
[37]. Edouardo Kac, « Manifesto Pornô », in Gang, no 1, 1980.