Memoire Combattantes

Dossier de presse

« Spectacles ethnologiques et sexualité » (p.419-429)

Chaque semaine, le Groupe de recherche Achac, en partenariat avec CNRS Éditions et les Éditions La Découverte, vous propose un article du livre en open source. L’objectif, ici, est de participer à une plus large diffusion des savoirs à destination de tous les publics. Les 45 contributions seront disponibles pendant toute l’année 2020.

Découvrez cette semaine l’article de Fanny Robles, angliciste, maîtresse de conférences en cultures des mondes anglophones à l’Université d’Aix-Marseille (LERMA, EA 853) intitulé Spectacles ethnologiques et sexualité. Elle analyse ici, la postérité et l’impact des fantasmes coloniaux dans l’étude, la mise en scène et la représentation de la nudité des corps. Cette contribution participe à déconstruire les regards coloniaux omniprésents dans nos représentations et nos imaginaires contemporains.

Le Groupe de recherche Achac met également à disposition, ici, une séquence vidéo du colloque “Images, colonisation, domination sur les corps” qui a eu lieu le 3 décembre 2019 au Conservatoire national des arts et métiers. Découvrez l’intervention de Fanny Robles, qui analyse  Krao : The « missing link ». A living proof of darwin’s theory of the descent of man. The wonders of wonders. All should see her (Krao : « le chaînon manquant ». Une preuve vivante de la théorie de l’évolution de Darwin. La merveille des merveilles. Tous devraient la voir), affichette de l’exposition au Royal Aquarium [Westminster, Angleterre], 22×14 cm, 1887. Vous retrouverez cette image au sein de l’ouvrage collectif Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours (La Découverte, 2018) à la page 148.

 

 


 

Article 3 «  Spectacles ethnologiques et sexualité » issu de la partie 5 Spectacles, nouveaux territoires de l’érotisme, cinéma et mises en scène (p.419-429) de l’ouvrage Sexualités, identités & corps colonisés *

 

© CNRS Éditions / Éditions la Découverte / Groupe de recherche Achac / Fanny Robles (Sexualités, identités & corps colonisés, 2019)

 

 

Spectacles ethnologiques et sexualité

 

Par Fanny Robles

« Parmi eux est une vieille femme de 50 ans qui m’a fait des avances lubriques ; elle voulait m’embrasser. La société était ébouriffée. Durant un quart d’heure que je suis resté là, ce n’a été qu’une longue déclaration d’amour de la sauvagesse à mon endroit. Malheureusement le cornac ne les entend guère et il n’a pu me rien traduire[1]. » C’est ainsi que Gustave Flaubert décrit à son ami Louis Bouilhet sa rencontre avec un groupe de San (« Bushmen ») dans un appartement rouennais en décembre 1853. Abandonnés par leur imprésario, ils écrivent alors au consul d’Angleterre qui éponge leurs dettes d’hôtel, leur permettant ainsi d’aller se produire à Paris dès 1854[2]. Ils font partie des dizaines de troupes exotiques en tournée au même moment dans les villes européennes, une forme de «show business ethnologique[3] » qui joue sur l’intérêt grandissant des classes moyennes pour la science naissante de l’ethnologie et l’entreprise impériale.

La scène décrite par le romancier illustre la position des spectacles ethnologiques au cœur de ce que Mary Louise Pratt appelle la « zone de contact » coloniale, présente aux confins des Empires européens comme au cœur des villes, moyennes et grandes, du Vieux Continent. La rencontre sexuelle y est fantasmée, envisagée, voire vécue, au même titre que dans les colonies, dans le cadre de « relations de pouvoir radicalement asymétriques[4] ». L’absence d’interprète est également symptomatique de la difficulté à sortir linguistiquement du fantasme, les problèmes de traduction étant aussi vieux que l’expansion européenne, souvent sources des stéréotypes les plus tenaces, comme les Caraïbes « cannibales » de Christophe Colomb[5]. Le témoignage des hommes et femmes exhibés fait souvent défaut, les uniques récits à la première personne étant quelques rares traductions de missionnaires, artistes ou journalistes, qui jettent le doute sur l’authenticité des propos retranscrits.

Restent donc bien souvent les images, figées sur les affiches de promotion, ou mouvantes dans les spectacles eux-mêmes, à l’instar du souvenir flaubertien. Un tour d’horizon de quelques spectacles marquants en France, en Angleterre, en Autriche-Hongrie et en Allemagne, permet d’en dégager quelques traits, visuels et idéologiques, récurrents ; mais il importe ici de dépasser la notion de « spectacle », qui sous-entend souvent une forme de consommation visuelle passive et distanciée, pour privilégier l’idée de « rencontre » (inégalitaire) entre imprésarios, public et exhibés, sur des toiles de fond nationales et géopolitiques précises[6]. L’accès aux corps des hommes et femmes mis en scène est souvent l’objet de toutes les attentions, in vivo et post mortem.

Fascinations anatomiques

Les hommes et femmes exposés, seuls ou en groupe, sont la plupart du temps vêtus de leurs costumes traditionnels (ou de vêtements présentés comme tels), laissant souvent apparaître des zones corporelles habituellement recouvertes dans les sociétés européennes. Les comptes rendus de l’époque insistent ainsi sur les nuances de couleur de peau des exhibés, parfois commentées en termes esthétiques, comme les « Zulu Kafirs » en représentation à Londres en 1853, dont le teint est comparé à du « brun Van Dyck[7] », les Zoulous du Cap étant par ailleurs jugés dignes de servir de modèles à des sculpteurs[8].

Il est à noter que si la légèreté des vêtements est commune – car rattachée à la « sauvagerie » des populations mises en scène –, la nudité totale pose problème. Les prétentions éducatives de ces spectacles, à une époque où le christianisme évangélique insiste sur la civilisation ­possible des « sauvages », forcent en effet les organisateurs à une certaine retenue. Ainsi, en 1854, l’ethnologue Robert Gordon Latham crée un Département d’histoire naturelle dans le Crystal Palace de ­Sydenham, en banlieue londonienne, où il expose notamment des moulages des Zoulous et « Bushmen » alors en représentation à Londres. Son intention de laisser les modèles nus suscite une telle protestation de l’Église qu’il finit par les recouvrir… très légèrement[9]. En revanche, l’accès aux corps nus se fait presque systématiquement après la mort, les pertes humaines étant fréquentes dans les groupes en représentation.

C’est déjà le sort réservé à celle qui est considérée comme la « première exhibée » dans ce cadre, Sara Baartman (ou Saartjie Baartman), dite la « Vénus hottentote » – un acte empreint d’une forme d’érotisme morbide. Elle est exposée à Londres, puis à Paris entre 1810 et 1815. Elle connaît la célébrité de son vivant, moins en tant qu’attraction spectaculaire qu’en raison du procès intenté par l’African Association à ses imprésarios, les accusant de la maintenir en esclavage[10]. Reste que les images populaires la montrent en callipyge quasi nue – alors qu’elle apparaît sur scène en vêtement couleur chair – et que son surnom de « Vénus hottentote » est censé pointer une contradiction (raciste) tout en jouant sur une forme d’érotisme exotique. Cette image est liée au fameux « tablier » des femmes Khoikhoi (endonyme correspondant au terme colonial « Hottentot ») qui fascine les voyageurs européens de passage en Afrique australe depuis le XVIIIe siècle. Cette élongation des lèvres génitales, attribuée à une lascivité naturelle des indigènes, est souvent comparée à un attribut masculin dans les représentations[11].

Lorsqu’elle est examinée au Jardin des Plantes au printemps 1815, Sara Baartman se dénude mais refuse de montrer son « tablier » à Georges Cuvier. Les croquis qui résultent de ces observations et la présentent nue sont insérés dans l’Histoire naturelle des mammifères (1815) : ce sont alors les premières images du livre et les seules représentations d’êtres humains à y figurer. Sara Baartman meurt en décembre 1815 et Georges Cuvier a finalement accès post mortem à l’appareil génital tant convoité, qui sera conservé (partiellement) au musée de l’Homme jusqu’à son retour en Afrique du Sud en 2002.

La rigidité de la pose de Baartman sur les planches de l’Histoire naturelle la rapproche davantage d’un spécimen animal empaillé que d’un être humain animé, que l’on représente généralement par une pose classique qui souligne le mouvement[12]. La taxidermie humaine est une réalité au XIXe siècle pour celles qui appartiennent à la « race » de Baartman dont il est commun d’utiliser la peau des seins pour faire des poches à tabac[13]. Cet érotisme morbide ou « nécro-érotisme » est à rapprocher des séances de débandelettage de momies égyptiennes organisées dans les salons privés des aristocrates britanniques à partir des années 1820, la morale se trouvant alors préservée par l’alibi scientifique, dans un pays en pleine découverte archéologique des antiquités égyptiennes[14]. Plus tard, l’anthropologie physique exigera de reproduire par la photographie « le sujet, debout, nu autant que possible[15] », comme en témoignent les clichés pris par Roland Bonaparte au Jardin d’acclimatation à partir de 1882.

Images d’un ordre sexuel inversé

L’autopsie de Georges Cuvier fait date et les femmes « hottentotes » (Khoikhoi) ou « boschimanes » (San) sont « un étalon à partir duquel les savants appréhendent les autres femmes noires », les médecins coloniaux étant incités à rechercher la stéatopygie (hypertrophie fessière censée être leur caractéristique anatomique) chez les femmes rencontrées au Tchad, en Éthiopie, au Gabon, au Congo et au Soudan[16]. Dans la continuité de Sara Baartman, le continent africain s’est positionné en premier fournisseur de nouveautés ethnologiques et ces corps noirs exposés incarnent depuis le XVIe siècle et les récits de voyages de Léon l’Africain ce qu’Elsa Dorlin qualifie de « corps mutants » : des femmes viriles et des hommes efféminés, produit d’une « inversion de l’ordre sexuel » qui les situe en dehors de la « commune humanité morale[17]».

La mise en scène de corps masculins dévirilisés permet de rassurer les Européens quant au danger bien réel posé dans les colonies en voie de constitution. C’est le cas des Zoulous montrés à Paris en novembre 1879 après que leur armée a infligé une lourde défaite aux Britanniques lors de la bataille d’Isandhlwana, le 22 janvier 1879. Un conflit dans lequel sera tué en embuscade le prince impérial, fils de Napoléon III, en juin 1879. Le Monde illustré les montre alors dans une loge des Folies-Bergère dans une posture féminisée, arborant force perles et plumes, et entourés de femmes. L’article souligne le goût des Parisiennes pour la mode zouloue tout en espérant que la coiffure « excentrique » des guerriers ne prendra pas dans la capitale[18]. Cette négation ironique et amusée de leur virilité à des fins politiques rapproche visuellement ces corps noirs de leur place dans les tableaux orientalistes de l’époque (« esclaves ou eunuques, sinon totalement morts[19] »), dans une fin de siècle française obsédée par la chute des natalités et le spectre de la dégénérescence.

Le pendant féminin de cette inversion sauvage de l’« ordre sexuel » est incarné par les « Dahoméennes », dont les observateurs sur place ont noté que certaines combattent l’armée française aux côtés des hommes. Après la victoire de la France contre l’armée du roi Béhanzin à Abomey en 1892, les « Amazones du Dahomey » (Bénin actuel) viennent se donner en spectacle dans l’Hexagone et dans d’autres pays d’Europe.

C’est ainsi qu’en 1893, cent « Dahoméens » et vingt-cinq « Amazones » sont exposés au Champ-de-Mars à Paris. Malgré l’infériorité numérique des femmes dans le spectacle, on remarque le choix d’une « Amazone » comme personnage central de l’affiche promotionnelle. Elle y apparaît la poitrine nue, la carrure et les traits masculins, sur le point de décapiter deux prisonniers. La cruauté du geste de la « Dahoméenne » fait écho à cette femme fatale omniprésente dans la littérature européenne fin-de-siècle, à ceci près que là où son double européen est parée des atours de la femme moderne, sa cruauté étant la plupart du temps raffinée, la femme fatale africaine semble affirmer sa fureur castratrice dans une sauvagerie décomplexée.

Disponibilité des corps et refus des avances

On retrouve ces « Amazones » l’année suivante sur les affiches publicitaires des marchands de bicyclettes Moyse et Lhuillier. Comme souvent dans les spectacles ethnologiques du tournant du siècle mettant en scène des femmes, leur corps, comme les devantures des grands magasins, se veulent offerts au regard et à la convoitise du chaland dans la société de consommation naissante. L’érotisme y est plus fin puisque la poitrine n’y est qu’à demi dénudée et les traits plus féminins. Le caoutchouc des pneus renvoie directement aux importations du golfe de Guinée et les « Amazones » évoquent ainsi métonymiquement la disponibilité des matières premières africaines.

La publicité transforme ici verbalement l’« Amazone » en objet (la guerrière devient bicyclette), la réalité de la guerre s’effaçant derrière le comique de situation qui apparaît sur une autre affiche de la même série : « Si Béhanzin a pu fuir aussi rapidement d’Abomey, c’est grâce à une bicyclette de notre maison enlevée à un vélocipédiste militaire par une Amazone, laquelle en avait fait cadeau à son Roi. Ce titre de fournisseur involontaire du roi Béhanzin nous autorise donc à appeler notre bicyclette la Dahoméenne[20]. »

Mais la stratégie publicitaire érotique se heurte parfois à la réalité sociologique des groupes exposés, comme les « Belles des Samoa » qui arrivent en Allemagne en 1896[21]. Leurs corps sont empreints de cet éden des Mers du Sud qui peuple l’imaginaire européen depuis les grandes découvertes, et leurs images – en particulier les photographies prises par Even Neuhaus lors de leur passage à Copenhague en 1896 – finiront par être détachées des spectacles pour incarner des « Samoanes » types dans les collections des musées ethnologiques européens et les livres illustrés[22].

Contrairement aux « Dahoméennes », les « Samoanes » sont véritablement en surnombre et constituent l’élément principal des affiches annonçant leur spectacle, finissant elles aussi par servir d’argument publicitaire pour grand magasin. Elles figurent ainsi dans un poème promotionnel pour le Golden 110 à Berlin, qui se vante d’avoir suscité l’intérêt de ces « 40 adorables filles de l’autre côté du monde », dont les Allemandes envient la beauté et à la vue desquelles les Allemands sont « submergés d’une passion folle[23] ».

L’une des « Samoanes », la jeune Fai Atona, est considérée par la majorité des spectateurs européens comme étant la plus belle de la troupe et elle se trouve sélectionnée par Richard Neuman, directeur du Panoptikum de Berlin, pour mener la cérémonie du kava, pourtant réservée à des femmes d’un rang bien supérieur au sien. Ce traitement de faveur s’accompagne d’une couverture médiatique avantageuse, qui la présente comme une « princesse ». Mais les Samoans s’insurgent devant cet abus de statut et elle finit par refuser de jouer la cérémonie, au grand dam de Richard Neuman.

À la demande de plusieurs artistes, le Panoptikum organise une soirée privée lors de laquelle les femmes danseront torse nu, « dans l’intérêt de l’art et de la science », une semi-nudité généralement acceptée chez les Samoanes célibataires. L’orientaliste allemand Nathaniel Sichel en tire un portrait de Fai Atona, aujourd’hui perdu, qu’il crée pour l’exposition anniversaire de l’Académie des beaux-arts de Berlin, en 1896. L’attitude de la jeune femme envers ses admirateurs varie : si elle accepte de porter le bracelet que lui a offert un jeune Berlinois qui l’a suivie jusqu’à Copenhague, elle s’insurge contre l’attitude d’un vieux Danois qui saute sur scène en lui jetant un portefeuille plein d’argent, exigeant d’être embrassé en retour.

Après être allée jusqu’à Saint-Pétersbourg, la troupe est de retour à Berlin en 1897, où éclate un scandale dans la presse : plusieurs des « Samoanes » se sont enfuies, victimes du mauvais traitement de leurs imprésarios. Ces derniers se défendent en accusant Richard Neuman de les avoir cachées pour se venger d’eux et de leur opposition à ce qu’elles soient plus légèrement vêtues et passent plus de temps avec leurs invités masculins. Deux d’entre elles sont finalement retrouvées à Swinemünde (aujourd’hui Świnoujście en Pologne) où elles vivent dans un hôtel avec Alfred, un jeune technicien du Panoptikum. L’un des imprésarios et le père du jeune homme ramènent le trio à Berlin ; la brigade des mœurs opère dès lors une surveillance rapprochée du Panoptikum, en particulier lors de la venue de « troupes exotiques »[24].

Du fanatisme au mariage

La tournée européenne des « Samoans » se conclut aussi par un mariage entre l’une des jeunes femmes et un admirateur : Johan Albert Westerlund, un Suédois qui a vu le spectacle à Copenhague, épouse Pola Emmie Maliuga et la suit aux îles Samoa où le couple s’installe définitivement. Des cas similaires ponctuent l’histoire des spectacles ethnologiques, les rencontres débouchant parfois sur des fuites précipitées, dont les modalités réelles demeurent obscures.

Ainsi, c’est sur fond de caricatures représentant « l’appétit sexuel » des Anglaises pour ses Indiens « Ojibbeways » (Anishinabe) (1843) et « Ioways » (Bakhoje) (1844) que l’Américain George Catlin remarque « plusieurs belles demoiselles » qui « paient leurs shillings tous les soirs et prennent position près de la scène » pour admirer l’interprète Alexander Cadotte (également appelé Notennaakam ou « Strong Wind »). La plus remarquable est sans doute la « bonne femme grosse et enjouée » qui offre des cadeaux à la troupe et écrit quotidiennement à Alexander Cadotte. George Catlin la dessine assise sur le bord de la scène[25]. Alexander Cadotte finit par épouser la jeune Sarah Haynes, âgée de 18 ans, avec l’accord de sa famille. George Catlin s’inquiète de cette union, imaginant Alexander Cadotte malheureux à Londres en raison de « sa caste et de sa couleur » ou Haynes perdue pour sa famille si elle s’en va mener « une vie semi-barbare » au Canada[26]. Alors que la presse rapporte un retour précipité de Haynes chez ses parents sept mois plus tard, le couple est en fait parti au Canada, après avoir refusé de faire figurer la jeune femme dans le spectacle. Il semble que le mariage se soit par la suite désintégré, plusieurs sources rapportant le malheur de la jeune femme[27].

L’intérêt des spectatrices anglaises pour les Indiens se manifeste à nouveau en 1891, lorsque le Wild West Show de Buffalo Bill s’installe à Earl’s Court, à Londres, donnant la possibilité au public d’observer le quotidien des exposés hors des heures de représentation, dans un village reconstitué[28]. Les remarques de la presse à l’égard des visiteuses sont plus mesurées qu’un demi-siècle auparavant mais les dessins sexistes mettent en contraste la noblesse et la sagesse des Indiens avec le ridicule de leurs admiratrices « civilisées »[29]. Ainsi un dessin intitulé « At the Wild West in Kensington », paru dans Kensington Society le 6 octobre 1892, présente une jeune femme de la bonne société annonçant à sa mère qu’elle aimerait épouser un Sioux, pour mettre en valeur son teint[30].

Le même principe de village ouvert est mis en place par Franz Fillis lorsqu’il installe le spectacle Savage South Africa à Earl’s Court en 1899, en marge de la Greater Britain Exhibition, avant de l’emmener en tournée britannique jusqu’en 1901. Le kraal zoulou attire chaque jour seize mille visiteurs, dont une grande majorité de femmes[31]. En août 1899, lorsque le « prince » Peter Lobengula épouse la jeune Britannique Kitty Jewel, l’entrée du kraal est définitivement interdite aux femmes[32].

En Allemagne, la peur des contacts répétés entre les spectateurs et les participants, doublée de la crainte que ces derniers ne rentrent chez eux remontés contre la grossièreté ou le trop grand intérêt des Allemands, conduisent le Deutscher Kolonialverein (Club colonial allemand) à interdire le recrutement de ressortissants des colonies allemandes pour participer à des spectacles ethnologiques à partir de 1901, interdiction que certains parviendront à détourner.

Les configurations sont donc multiples et dépendent des contextes d’exhibition et des imaginaires associés à ces hommes et femmes exposés dans un état de semi-nudité. Si certaines Africaines tendent à être associées à une sexualité quasi virile, les « Samoanes » sont empreintes d’une générosité sexuelle propre aux Mers du Sud, dans les imaginaires européens. Les hommes sont quant à eux souvent féminisés, voire dévirilisés – parfois valorisés, souvent au détriment de leurs admiratrices européennes.

Les modalités de la rencontre sexuelle effective évoluent, elles aussi, avec des degrés de contrainte et de résistance propres au contexte colonial. Certains spectateurs dénoncent cependant le dispositif d’exotisation des spectacles. La semi-nudité peut en effet apparaître comme particulièrement factice lorsqu’elle est maintenue à l’extérieur, l’exposition dans des zoos (dont les plus notables sont le Jardin d’acclimatation de Paris à partir de 1877 et le Tierpark Hagenbeck de Hambourg à partir de 1907) mettant potentiellement en danger la santé des troupes.

Telle est la réaction du poète Peter Altenberg lorsqu’il rend visite aux « Ashantis » – populations de la future colonie britannique du Ghana – au Jardin zoologique de Vienne en 1897. Même si l’Empire austro-hongrois ne possède à l’époque aucun territoire africain, l’étendue et la diversité de son espace européen rendent les questions d’identité et d’altérité particulièrement préoccupantes, ce qui y expliquerait le succès des spectacles ethnologiques en l’absence même de colonies[33]. Dans son recueil de poèmes Ashantee (1897), les exposées elles-mêmes prennent la parole, à l’image de la jeune Tioko, dans un texte dont on ne peut évidemment mesurer le degré de « ventriloquie » : « Nous devons représenter des sauvages, Monsieur, des Africains. C’est extravagant. En Afrique, nous ne pourrions pas nous montrer comme ça. Tout le monde rirait. […] Le responsable dit toujours : “Eh ! Des Européens, il y en a suffisamment ici ! Pour quoi croyez-vous qu’on a besoin de vous ? ! Il faut que vous soyez nus, naturellement.[34] »

La compassion pour les Africaines et la critique des visiteurs qui souhaiteraient se payer leurs services (dans un poème intitulé « L’Homme médiocre »), n’empêchent pourtant pas Peter Altenberg de porter lui aussi sur leurs corps un regard concupiscent. Le primitivisme est indissociable d’un désir de possession, chez un poète qui dédie son recueil à ses « amies noires, “êtres de paradis” », tout en vantant ponctuellement leurs attributs sexuels, à l’instar de Tioko, dont il admire les « beaux seins brun clair, qui vivent d’habitude dans la liberté et la beauté, tels que Dieu les a créés, donnant une image de la perfection terrestre à l’œil noble des hommes, un idéal de force et de floraison[35] ».

 

 

 

Pour citer cet article : Fanny Robles « Spectacles ethnologiques et sexualité », in Gilles Boëtsch, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sylvie Chalaye, Fanny Robles, T. Denean Sharpley-Whiting, Jean-François Staszak, Christelle Taraud, Dominic Thomas et Naïma Yahi, Sexualités, identités & corps colonisés, Paris, CNRS Éditions, 2019 : pp. 419-429.

 

Retrouvez l’ouvrage sur le site de CNRS Éditions ici : lien

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NOTES **

 

[1]. Gustave Flaubert, « Lettre à Louis Bouilhet, Croisset, 26 décembre 1853 », in Jean Bruneau (dir.), Gustave Flaubert. Correspondance, juillet 1851-décembre 1858 (t. 2), Paris, Gallimard, 1980.

 

[2]. René Descharmes (dir.), Œuvres complètes illustrées de Gustave Flaubert. Correspondance, 1853‑1863 (t. 2), Paris, Librairie de France, 1923.

 

[3]. Bernth Lindfors (dir.), Africans on Stage: Studies in Ethnological Show Business, Bloomington/Indianapolis, Indiana University Press, 1999.

 

[4]. Mary Louise Pratt, Imperial Eyes: Travel Writing and Transculturation, Londres, Routledge, 1992.

 

[5]. Philip P. Boucher, Cannibal Encounters: European and Island Caribs, 1492‑1763, Baltimore/Londres, John Hopkins University Press, 1992 ; Ted Motohashi, « The Discourse of Cannibalism in Early Modern Travel Writing », in Steve Clark (dir.), Travel Writing and Empire: Postcolonial Theory in Transit, Londres/New York, Zed Books, 1999.

 

[6]. Sadiah Qureshi, « Meeting the Zulus: Displayed Peoples and the Shows of London, 1853‑79 », in Joe Kembler, John Plunkett, Jill A. Sullivan (dir.), Popular Exhibitions, Science and Showmanship, 1840‑1910, Londres, Pickering & Chatto, 2012.

 

[7]. Descriptive History of the Zulu Kafirs, their Customs and their Country/Compiled Chiefly from Authentic Documents in the Possession of Mr. Caldecott, Sen., and Revised by C. H. Caldecott, Londres, J. Mitchell, 1853.

 

[8]. « The Cape and the Kaffir: A History », in Household Words, vol. 3, no 54, 1851.

 

[9]. Efram Sera-Shriar, « Ethnology in the Metropole: Robert Knox, Robert Gordon Latham and Local Sites of Observational Training », in Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences, no 42, 2011.

 

[10]. Sadiah Qureshi, « Displaying Sara Baartman, the “Hottentot Venus” », in History of Science, vol. 42, no 2, 2004.

 

[11]. Delphine Peiretti-Courtis, « Quand le sexe incarne la race : le corps noir dans l’imaginaire médical français (1800‑1950) », in Les Cahiers de Framespa, no 22, 2016.

 

[12]. Sadiah Qureshi, « Displaying Sara Baartman, the “Hottentot Venus” », in History of Science, vol. 42, 2004.

 

[13]. Nigel Penn, « The Northern Cape Frontier Zone, 1700-c. 1815 », thèse de doctorat, University of Cape Town, 1995 ; Pippa Skotnes, « “Civilised Off the Face of the Earth”: Museum Display and the Silencing of the /Xam », in Poetics Today, vol. 22, no 2, 2001.

 

[14]. Fanny Robles, « Les momies victoriennes et leur postérité : enquête sur la fonction spectaculaire et symbolique du cadavre momifié », in Frontières, vol. 23, no 2, 2011 ; Beverley Rogers, « Unwrapping the Past: Egyptian Mummies on Show », in Joe Kembler, John Plunkett, Jill A. Sullivan (dir.), Popular Exhibitions, Science and Showmanship, 1840‑1910, Londres, Pickering & Chatto, 2012.

 

[15]. Paul Broca, Instructions générales pour les recherches anthropologiques, Paris, V. Masson, 1865 ; Nélia Dias, « Photographier et mesurer : les portraits anthropologiques », in Romantisme, no 84, 1994.

 

[16]. Delphine Peiretti-Courtis, « Quand le sexe incarne la race : le corps noir dans l’imaginaire médical français (1800‑1950) », in Les Cahiers de Framespa, no 22, 2016.

 

[17]. Elsa Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, Paris, La Découverte, 2006.

 

[18]. « Les Zoulous à Paris », in Le Monde illustré, 22 novembre 1879 ; Rae Beth Gordon, Dances with Darwin, 1875‑1910: Vernacular Modernity in France, Farnham, Burlington, Ashgate, 2009.

 

[19]. Hugh Honour, L’image du Noir dans l’art occidental. De la Révolution américaine à la Première Guerre mondiale, t. 2, Figures et masques, Paris, Gallimard, 1989.

 

[20]. Fanny Robles, « Scènes d’Empire : représentation des spectacles ethnographiques dans la littérature et les arts visuels européens au temps des conquêtes coloniales », in Synergies Canada, no 3, 2011.

 

[21]. Les îles Samoa ne sont partitionnées entre l’Allemagne et les États-Unis qu’en 1899, mais les Allemands y contrôlent déjà la plupart des importations. Peter Hempenstall, « Germany’s Pearl », in Hilke Thode-Arora (dir.), From Samoa with Love? Samoan Travellers in Germany, 1895‑1911: Retracing the Footsteps, Munich, Hirmer, 2014.

 

[22]. Hilke Thode-Arora, « “Ah, Those Samoans!”, German Fantasies », in Hilke Thode-Arora (dir.), From Samoa with Love? Samoan Travellers in Germany, 1895‑1911: Retracing the Footsteps, Munich, Hirmer, 2014 ; Otto Ehlers, Samoa, die Perle der Südsee, Berlin, Hermann Paetel, 1904.

 

[23]. « 40 Schöne Mädchen vom andern Ende der Welt », in General-Anzeiger zum Berliner Tageblatt, 6 octobre 1895 ; Hilke Thode-Arora, « “The Belles of Samoa”. The Samoa Show of 1895‑1897 », in Hilke Thode-Arora (dir.), From Samoa with Love? Samoan Travellers in Germany, 1895‑1911: Retracing the Footsteps, Munich, Hirmer, 2014.

 

[24]. Hilke Thode-Arora, « “The Belles of Samoa” The Samoa Show of 1895‑­1897 », in Hilke Thode-Arora (dir.), From Samoa with Love? Samoan Travellers in Germany, 1895‑191: Retracing the Footsteps, Munich, Hirmer, 2014.

 

[25]. Sadiah Qureshi, Peoples on Parade: Exhibitions, Empire and Anthropology in Nineteenth-Century Britain, Chicago, University of Chicago Press, 2011.

 

[26]. George Catlin, Catlin’s Notes of Eight Years’ Travels and Residence in Europe, with His North American Indian Collection (vol. 1), Londres, publié par l’auteur, 1848 ; Kate Flint, The Transatlantic Indian, 1776‑1930, Princeton, Princeton University Press, 2009.

 

[27]. William H. G. Kingston, Western Wanderings: or, A Pleasure Tour in the Canadas (vol. 2), Londres, Chapman and Hall, 1856 ; William Hancock, Emigrant’s Five Years in the Free States of America, Londres, T. Cautley Newby, 1860 ; Kate Flint, The Transatlantic Indian, 1776‑1930, Princeton, Princeton University Press, 2009 ; Sadiah Qureshi, Peoples on Parade: Exhibitions, Empire and Anthropology in Nineteenth-Century Britain, Chicago, University of Chicago Press, 2011.

 

[28]. Sam Maddra, « American Indians in Buffalo Bill’s Wild West », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Éric Deroo, Sandrine Lemaire, Charles Fordsick (dir.), Human Zoos: Science and Spectacle in the Age of Colonial Empires, Liverpool, Liverpool University Press, 2008 ; Fanny Robles, « Quand l’histoire coloniale devient spectacle vivant : quelques exemples britanniques au xixe siècle », in Stéphane Haffemayer, Benoît Marpeau, Julie Verlaine (dir.), Le spectacle de l’Histoire, Rennes, PUR, 2012.

 

[29]. Kate Flint, The Transatlantic Indian, 1776‑1930, Princeton, Princeton University Press, 2009 ; Fanny Robles, « Quand l’histoire coloniale devient spectacle vivant : quelques exemples britanniques au xixe siècle », in Stéphane Haffemayer, Benoît Marpeau, Julie Verlaine (dir.), Le spectacle de l’Histoire, Rennes, PUR, 2012.

 

[30]. Kate Flint, The Transatlantic Indian, 1776‑1930, Princeton, Princeton University Press, 2009.

 

[31]. Ben Shephard, Kitty and the Prince, Londres, Profile Books Ltd, 2003 ; Fanny Robles, « Quand l’histoire coloniale devient spectacle vivant : quelques exemples britanniques au xixe siècle », in Stéphane Haffemayer, Benoît Marpeau, Julie Verlaine (dir.), Le spectacle de l’Histoire, Rennes, PUR, 2012.

 

[32]. Sam Maddra, « American Indians in Buffalo Bill’s Wild West », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Éric Deroo, Sandrine Lemaire, Charles Fordsick (dir.), Human Zoos: Science and Spectacle in the Age of Colonial Empires, Liverpool, Liverpool University Press, 2008 ; Fanny Robles, « Quand l’histoire coloniale devient spectacle vivant : quelques exemples britanniques au xixe siècle », in Stéphane Haffemayer, Benoit Marpeau, Julie Verlaine (dir.), Le spectacle de l’Histoire, Rennes, PUR, 2012.

 

[33]. Katharina Von Hammerstein, « “Black is beautiful”, Viennese Style: Peter Altenberg’s Ashantee (1897) », in Peter Altenberg, Ashantee, Riverside, Ariadne Press, 2007.

 

[34]. Peter Altenberg, Achanti, Paris, Éditions Caractères, 2002 [1897].

 

[35]. Peter Altenberg, Achanti, Paris, Éditions Caractères, 2002 [1897].

 

 

 

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