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« Stéréotypes raciaux et sexuels de l’anthropologie physique en France au XIXe siècle » (pp.245-255)

Découverte, vous propose un article du livre en open source. L’objectif, ici, est de participer à une plus large diffusion des savoirs à destination de tous les publics. Les 45 contributions seront disponibles pendant toute l’année 2020.

Découvrez cette semaine l’article de Martial Guédron intitulé Stéréotypes raciaux et sexuels de l’anthropologie physique en France au XIXe siècle. Cet article montre comment certaines théories scientifiques racistes du XIXe siècle, notamment celles afférentes aux liens supposés entre la physionomie des organes sexuels et l’intelligence, ont eu pour conséquence de placer le « noir » au plus bas de l’échelle raciale, et de faire apparaître le « blanc » en porteur de civilisation, d’ordre moral et de bonheur.

Article « Stéréotypes raciaux et sexuels de l’anthropologie physique en France au XIXe siècle »  issu de la partie 3 Science, race et ségrégation de l’ouvrage Sexualités, identités & corps colonisés (p.245-255)*

© CNRS Éditions / Éditions la Découverte / Groupe de recherche Achac / Martial Guédron (Sexualités, identités & corps colonisés, 2019)

 


Stéréotypes raciaux et sexuels de l’anthropologie physique en France au XIXe siècle

Par Martial Guédron

Pour qui s’intéresse aux liens entre science, race et ségrégation chez les premiers anthropologues, le XIXe siècle français offre un domaine d’étude privilégié. Dès la fin du XVIIIe siècle, géographes, naturalistes, médecins, physiognomonistes et phrénologues occidentaux ébauchent leurs classifications raciales sur des caractères morphologiques et physiologiques qu’ils attachent à différents groupes humains. L’essor de l’anatomie comparée et le rapprochement de l’homme et du singe encouragent le fractionnement de l’humanité en plusieurs branches et conduit les polygénistes, de plus en plus influents, à affirmer que ces dernières dérivent de types primitifs dissemblables ayant la valeur d’espèces. Adoptant une terminologie empruntée aux naturalistes et aux médecins, les anthropologues français systématisent le présupposé de la hiérarchie des races et reconfigurent la question des rapports entre aspect physique et dispositions morales en se fondant sur des repères anatomiques, des mesures et des statistiques[1].

Bien entendu, la mise au point de méthodes visant à démontrer scientifiquement la réalité des différences raciales n’aboutit à aucune classification intangible ; les frontières entre les variétés de l’homme demeurent obstinément fluctuantes. En 1830, dérouté par cette tendance à la segmentation croissante du genre humain en petit nombres d’espèces ou de races, le médecin anatomiste Pierre-Nicolas Gerdy propose ainsi de s’en tenir à quatre sous-genres, tout en soulignant que certaines dissemblances physiques originelles ont forcément dû se perdre avec la multiplication des mélanges[2]. Pourtant rien n’y fait : en dépit ou en raison de ces incertitudes, l’anthropologie française favorise le développement de stéréotypes raciaux et sexuels qui essaiment au-delà des discours scientifiques.

Au cours de la même période, les extrapolations sociales et politiques des polygénistes américains Samuel George Morton, Josiah Clark Nott et George Robert Gliddon s’accordent aux vues des esclavagistes et puisent leurs arguments jusque dans la Bible. Loin d’être inédit, ce recours aux textes sacrés s’observe de chaque côté de l’Atlantique. On ressert l’histoire de Cham, le plus jeune des fils de Noé, coupable d’avoir tourné en dérision l’ivresse de son père et de l’avoir vu nu dans son sommeil sans détourner les yeux, condamné, pour cela, à travers son fils Canaan et toute sa lignée, à la servitude éternelle. Depuis des siècles, des exégètes de tout bord ont regardé Cham comme l’ancêtre des peuples à peau noire, tous marqués jusque dans leur corps par cette malédiction originelle. Pour certains d’entre eux, il serait même une sorte de violeur bestial, dont les descendants se trouveraient affublés d’organes génitaux surdéveloppés signalant leur nature libidineuse[3].

C’est un fait, les stéréotypes qui nous intéressent reflètent fort mal les nuances et les désaccords idéologiques, méthodologiques et doctrinaux au cœur des discours savants de l’époque. Tout au contraire, ils montrent qu’entre les théories d’un Julien-Joseph Virey, d’un Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent, d’un Paul Broca ou d’un Pierre Gratiolet, il existe un ensemble de constantes sous-tendues par les mêmes fantasmes. À dire vrai, dans cette raciologie comparée, l’imaginaire travaille sans cesse la réalité : celle d’observations anatomiques souvent menées sur des sujets morts, des squelettes, des crânes, des cerveaux plus ou moins bien conservés ; celle aussi d’informations puisées sur le terrain par des voyageurs, des géographes et des naturalistes en présence de corps nus et noirs qui ne laissent de les fasciner.

Négrologie, négrophobie

Parmi les figures les plus édifiantes de l’anthropologie physique française, il y a donc le « nègre », avec tout ce qu’incorpore ce terme commun au racisme biologique et au racisme populaire. Ce n’est pas un hasard si le médecin anthropologue Franz Pruner-Bey l’associe à une « caricature », quand il critique les raciologues américains qui en font un portrait exagéré et s’écartent ainsi de la vérité scientifique[4]. Il reste que même les monogénistes et les évolutionnistes ne veulent pas être confondus avec les « philanthropes négrophiles »[5].

Du « nègre », les discours savants s’efforcent de décliner les variétés, sans toutefois s’accorder sur leur nombre exact. Le plus souvent, ce qualificatif recouvre une typologie, celle de l’Éthiopien[6], dont les traits généraux sont prétendument partagés par la plupart des peuples d’Afrique subsaharienne. Surtout, ce que l’on retient désormais comme constantes beaucoup plus essentielles que la peau noire ou les cheveux laineux, ce sont des particularités qui séparent totalement le « nègre » des autres « races d’hommes » : différences au niveau du squelette en général et de la boîte crânienne en particulier, de la structure des os du nez, du développement des mâchoires et des dents, de la pente et de la forme du menton, de l’implantation des incisives, de la situation du trou occipital et des articulations du crâne, de la cambrure des reins, des cuisses et des jambes. Rappelons ici que dans l’imaginaire anatomique hérité du XVIIIe siècle, c’est par sa verticalité et l’élévation de sa stature que l’homme affirme sa supériorité sur les animaux.

Tout au long du XIXe siècle, que l’on se place dans une perspective fixiste, transformiste ou évolutionniste, que ce soit dans les écrits savants, que ce soit dans les ouvrages de vulgarisation, la rectitude du corps déterminée par le squelette est un signe de supériorité que l’on visualise au moyen de schémas et d’illustrations didactiques. Si, comme l’expliquait déjà Georges-Louis Leclerc de Buffon, cette attitude est celle du commandement[7], ceux dont la station naturelle passe pour n’être pas tout à fait verticale sont prédestinés à être soumis. Médecins, naturalistes, géographes et anthropologues considèrent en ce sens que le « nègre » se rapproche de l’animalité par sa silhouette, des membres supérieurs plus longs et plus pendants que ceux des Occidentaux, une plus forte cambrure de la région lombaire, des petites fesses portées en arrière, des cuisses et des jambes sensiblement courbées, autrement dit, un ensemble de traits qui lui donnent la marche déhanchée et l’allure éreintée d’un animal flegmatique[8]. Cette description atteint des sommets de grotesque dans l’article « Nègre » du Dictionnaire de la conversation et de la lecture dirigé par le journaliste français William Duckett, où le vulgarisateur Julien-Joseph Virey passe en revue les indices supposés de l’infériorité anatomique des Noirs, allant jusqu’à affirmer que certains d’entre eux partagent avec les orangs-outans le fait d’avoir six vertèbres lombaires plutôt que cinq, ce qui expliquerait la longueur de leurs reins et leur allure dégingandée[9].

Soucieux d’asseoir leurs raisonnements sur des observations anatomiques et physiologiques menées scientifiquement, les anthropologues français tentent de démontrer qu’il existe des relations déterministes entre l’indice cubique des crânes, la forme et la taille du cerveau et le développement de l’intelligence des différentes races[10]. Avant Paul Broca, l’étude comparative du crâne des vertébrés et de différents peuples a déjà sensibilisé médecins, anatomistes et naturalistes aux connexions possibles entre la forme de la boîte crânienne, l’augmentation de la masse cérébrale et l’intelligence. Dès les premières décennies du XIXe siècle, les considérations générales sur le sujet semblent converger vers l’idée d’une décroissance successive du volume du cerveau à partir du type caucasique, qui, on s’en serait douté, occupe le rang le plus élevé dans l’échelle des races humaines, jusqu’au type du « nègre » – ou de l’Éthiopien – qui en occupe le plus bas[11]. En 1836, l’anatomiste Pierre-Paul Broc affirme qu’en raison de l’étroitesse relative de leur cavité crânienne, les « nègres » sont dotés d’un cerveau de moindre contenance que celui des autres races humaines, ce que confirme leur front étroit et fuyant, leur crâne comprimé au niveau des tempes, leur vertex aplati et leur occipital bombé[12]. Un an plus tard, Julien-Joseph Virey écrit que ce rétrécissement de l’encéphale permet de mieux comprendre pourquoi les représentants de cette race « croupissent dans l’oisiveté[13] ».

Dès le premier tiers du XIXe siècle, différentes techniques sont expérimentées afin d’apprécier correctement le volume du cerveau, mais le constat dominant est que ces évaluations sont peu fiables et qu’il est difficile de juger de la capacité du crâne par sa conformation extérieure. C’est avec Paul Broca que ces doutes cèdent la place à la conviction que l’on dispose désormais, grâce à la statistique et à des instruments de mesures perfectionnés, de moyens certains pour évaluer les dispositions cérébrales des différentes races[14]. Pour dépasser les impressions superficielles et souvent contradictoires qui ont prévalu jusque-là, il s’agit d’uniformiser les procédés d’observation et les points de repère utilisés pour la mesure des principales parties du corps. Influencé par la phrénologie de Franz Joseph Gall et de Johann Gaspar Spurzheim, mais réservé sur leur approche trop empirique, Paul Broca considère que les mensurations de la tête sont les plus importantes de toutes et que certains caractères du cerveau se traduisent extérieurement dans la configuration du crâne[15].

Polarités

Cette focalisation sur le crâne n’est pas nouvelle, mais le fait qu’elle devienne le support d’une hiérarchie des races selon une gradation de l’intelligence marque une mutation importante par rapport aux travaux d’un Pieter Camper ou d’un Johann Friedrich Blumenbach[16]. Dès les premières décennies du XIXe siècle, les considérations sur l’angle facial, dont Pieter Camper avait fait un critère de beauté, servent à placer l’Occidental en position dominante et le « nègre » quelque part entre le plus bas niveau de l’humanité et le degré le plus élevé de l’animalité[17]. Cette dissemblance, explique-t‑on, se manifeste dès la naissance, puisque la tête du nouveau-né, chez les « nègres », est à la fois moins développée et plus avancée en ossification que celle des enfants blancs[18].

Pour les uns, ce sont les trois vertèbres du crâne qui se soudent plus rapidement chez les « nègres » que chez les « races intelligentes »[19]. Pour les autres, c’est l’ossification des sutures du crâne, obstacle à l’accroissement du cerveau, qui est plus précoce chez les premiers que chez les seconds. Paul Broca ajoute que chez les « nègres », la soudure débute le plus souvent sur les sutures du crâne postérieur, tandis que chez l’homme blanc, elle se fait habituellement sur les sutures du crâne antérieur. Comme il établit une relation entre la capacité intellectuelle et la taille des lobes frontaux, on devine aisément ce qu’il en déduit : chez l’homme blanc, explique-t‑il, la région cérébrale antérieure, en rapport avec les facultés les plus hautes de l’esprit, est plus développée et constitue un caractère de sa supériorité[20]. Aux examens morphologiques et aux mensurations individuelles, Paul Broca veut substituer les pesées, les mesures et les cubages fondés sur les règles de la statistique. Il n’en reprend pas moins la logique des anatomistes qui expliquent en substance que si le « nègre » est pourvu d’un front fuyant et d’un crâne étroit et allongé, c’est que les hautes facultés siègent à l’avant du crâne et les instincts à l’arrière[21].

Mais le vieux clivage entre intelligence et instinct ne conduit pas seulement les savants qui nous occupent à opposer l’avant à l’arrière du crâne : il les pousse plus ou moins explicitement à associer la tête au sexe. Julien-Joseph Virey écrit ainsi qu’il existe une grande loi de polarité entre les deux extrémités de la chaîne nerveuse cérébro-spinale, autrement dit, entre l’encéphale et l’appareil génital. Il ajoute que dans les êtres anormaux, les organes sexuels sont d’autant plus volumineux que la masse du crâne est réduite : il cite les monstres anencéphales et hémicéphales, mais aussi les crétins et les « nègres », tous marqués par un cerveau rétréci et une plus grande lubricité, à l’inverse des hommes qui se sont rendus fameux par le développement de leur pensée et l’exercice de leur cerveau[22]. D’autres auteurs parlent d’une sorte d’équilibre entre le cérébral et le génital, qui se détruit chez les crétins, les idiots et les « nègres » à l’intelligence obtuse, au crâne étroit et aux organes sexuels surdéveloppés[23]. Diffusées par des aliénistes, des anatomistes et des tératologues, ces connexions entre indice céphalique, taille et circonvolutions du cerveau, degré d’intelligence, prédominance des instincts et développement des organes sexuels, sont reprises par des anthropologues dont les hypothèses restent tributaires du modèle médical et naturaliste[24].

Même s’il ne donne pas d’instructions précises pour en prendre les mensurations, Paul Broca rappelle que le volume et la grande longueur du pénis des « nègres » ont été maintes fois signalés par ses prédécesseurs[25]. S’il préfère, sur ce point, s’en tenir au simple coup d’œil, qu’il considère pourtant comme peu fiable, c’est que des résistances se manifestent, de la part des observés, y compris à se laisser passer le crâne au ruban métrique, au compas d’épaisseur et au goniomètre ; il est facile de comprendre celles que pourraient susciter la mesure de leurs parties intimes. Cela n’empêche nullement la Commission de la Société d’ethnographie de Paris d’élaborer de son côté un projet de questionnaire portant sur les traits ethniques particuliers du système reproducteur chez les différentes races humaines. Parmi les caractères anatomiques et physiologiques à prendre en compte, figurent ainsi, pour l’homme, la longueur et le grand diamètre de la verge à l’état normal, et, si possible, dans l’état d’érection maximum, la couleur et la forme générale de la verge et du gland, l’angle d’érection maximum au-dessus de la ligne horizontale, l’angle moyen de copulation, les traces d’un commencement d’ossification du cartilage de la verge analogues à l’os pénien des singes ; pour la femme, l’élévation du mont de Vénus, la longueur totale de la vulve, la longueur et le développement du clitoris, le diamètre et la profondeur du vagin, sa direction angulaire rapportée à la verticale[26].

Dimorphisme

Un tel projet n’est pas anodin. Il semble en effet qu’un autre stéréotype racial et sexuel se superpose à celui de la polarité entre tête et sexe : il concerne cette fois le dimorphisme entre femmes et hommes, lui aussi supposé varier en fonction des races. Là encore, l’héritage du modèle médical et anatomique pèse de tout son poids.

La comparaison du volume du crâne des femmes avec celui des hommes, toujours au désavantage des premières, est un vieil argument qui a maintes fois servi à démontrer que celles-ci ont un déficit d’intelligence naturelle et qu’il convient ainsi de les écarter de la sphère publique, autrement dit de toute intervention dans la vie sociale et politique. Symétriquement, l’ampleur de leur bassin attesterait qu’elles sont faites pour l’enfantement et les occupations du foyer. Le fait que les femmes occuperaient un rang inférieur dans la hiérarchie naturelle a même encouragé quelques anatomistes du XVIIIe siècle à découvrir chez elles des traits communs avec ceux des enfants et des peuples non occidentaux[27].

Si des médecins s’efforcent de les corriger[28], ces poncifs sont relayés par les savants qui nous occupent. C’est le cas des phrénologues, quand ils associent la configuration du crâne féminin avec « l’amour-né de la progéniture ». Selon Franz Joseph Gall, l’organe de cette faculté se situerait dans la région de l’occipital, plus saillante chez les femmes, mais aussi chez les « nègres », qui ne connaissent pas l’infanticide, ainsi que chez certains singes très attentifs à leurs petits[29]. Cette topographie du crâne et les analogies qu’on en tire continuent d’être répétées, même après le reflux des théories phrénologiques sur la structure anatomique et les fonctions du cerveau. Pour Julien-Joseph Virey, le pôle encéphalique domine chez l’homme, qui possède un cerveau plus développé, avec pour conséquence des qualités spécifiques comme la force, le courage et la supériorité intellectuelle. Inversement, c’est le pôle génital qui s’impose chez la femme, d’où résultent ses prédispositions à la conception, à la gestation, à l’incubation et à la maternité[30]. Dans le même sens, Paul Broca et Franz Pruner-Bey s’accordent, une fois n’est pas coutume, pour penser que la femme, inférieure à l’homme sur le plan intellectuel, partage avec le « nègre » un encéphale réduit et une propension à la sédentarité et à la passivité ; tous deux se situent ainsi à un stade de l’évolution censé s’être arrêté plus tôt que celle de l’homme blanc[31]. De là on peut aisément déduire que la prééminence intellectuelle et physique de l’homme sur la femme est insignifiante chez les races inférieures, tandis qu’elle est remarquable chez les races supérieures. Selon la formule consacrée due au médecin naturaliste genevois Carl Vogt, « l’Européen s’élève plus au-dessus de l’Européenne que le nègre au-dessus de la négresse[32] ».

Dans le même temps, médecins, anatomistes et anthropologues soulignent tour à tour que chez les « nègres », non seulement les crânes des hommes et des femmes sont pareillement plus étroits et plus aplatis, suivant leur diamètre transversal, qu’ils le sont chez les blancs, mais que chez eux, les organes génitaux des deux sexes sont surdimensionnés. Faut-il le rappeler, il n’y a pas que le membre viril qui, chez le « nègre », passe pour plus volumineux que celui de l’homme blanc : le constat est identique pour les différentes parties de l’appareil génital des femmes noires, décrit, d’une part, comme un orifice proportionné au membre viril du mâle, de l’autre, en raison de l’aspect du clitoris ou des petites lèvres, comme l’équivalent d’un pénis[33]. À cela se combinent encore des remarques sur les déficiences sexuelles du membre viril du « nègre », plus gros, certes, que celui des hommes occidentaux, mais moins performant[34].

On le sait, tous ces stéréotypes soi-disant fondés sur de nombreux examens anatomiques et de multiples observations physiologiques servent à légitimer des différences supposées essentielles entre colons occidentaux et colonisés d’Afrique noire. À l’image de la femme occidentale, le « nègre » est ramené à une sorte d’état d’enfance perpétuelle qui explique sa place au plus bas niveau de l’ordre social et fait de sa sujétion l’unique réponse possible à la coexistence de races à ce point opposées sur un même territoire. À la fois femme, enfant et anthropoïde, aussi impulsif, émotif et imitatif que ces trois créatures, ce « nègre » au sexe long et flaccide voit se dresser devant lui une figure virile, dynamique et paternelle : celle de l’homme blanc porteur de civilisation, d’ordre moral et de bonheur, qui trône au sommet de la hiérarchie des races et contrôle l’économie naturelle qu’il en déduit.

Mais la construction et l’emploi de ces stéréotypes relève aussi d’un processus de compensation par rapport au trouble que suscite la vue de corps nus ou largement dévêtus. En effet, ces derniers contrastent fortement avec ce qu’autorisent, dans la France bourgeoise du XIXe siècle, la pudeur légalisée et la pudeur médicalisée, à un moment où paraître nu en public équivaut à renoncer à sa qualité d’être humain[35]. Où tolère-t‑on le nu ? Au lit, au bain, à l’amphithéâtre, résume Baudelaire en 1846[36]. Aussi phobogène qu’attirant[37], le « nègre » permet aux anthropologues de transgresser ces interdits à coups d’injonctions et de procédures qui aboutissent à un démembrement virtuel de leur objet d’étude. Derrière les pesées, les statistiques et les mesures, c’est peut-être une forme du désir qui s’exprime, celui de voir, de posséder, de manipuler et de transformer le corps de l’« Autre » à sa guise.

 

[1]. Elizabeth A. Williams, The Physical and the Moral: Anthropology, Physiology, and Philosophical Medicine in France, 1750‑1850, Cambridge, Cambridge University Press, 1994 ; Jacqueline Duvernay-Bolens, « L’Homme zoologique. Race et racisme chez les naturalistes de la première moitié du xixe siècle », in L’Homme, no 133, 1995 ; Alice L. Conklin, In the Museum of Man: Race, Anthropology, and Empire in France, 1850‑1950, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 2013.

[2]. Pierre-Nicolas Gerdy, Physiologie médicale, didactique et critique, Paris, Robet & Béchet Jeune, 1830.

[3]. Serge Bilé, La légende du sexe surdimensionné des noirs, Paris, Le Serpent à Plumes, 2005.

[4]. Anonyme, « Note. En réponse à M. Pruner-Bey sur les travaux anthropologiques de l’École américaine », in Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris (t. 3), Paris, Masson, 1862.

[5]. Armand Quatrefages, Histoire générale des races humaines : introduction à l’étude des races humaines, Paris, A. Hennuyer, 1887.

[6]. Constant Duméril, Zoologie analytique ou méthode naturelle de classification des animaux, rendue plus facile à l’aide de tableaux synoptiques, Paris, Allais Libraire, 1806 ; Georges Cuvier, Le règne animal distribué d’après son organisation : pour servir de base à l’histoire naturelle des animaux et d’introduction à l’anatomie comparée. Introduction, les mammifères et les oiseaux, Paris, Deterville, 1817 ; Pierre-Paul Broc, Essai sur les races humaines considérées sous les rapports anatomiques et philosophiques, Paris, De Just Rouvier et E. Le Bouvier, 1836.

[7]. Georges-Louis Leclerc de Buffon, Œuvres complètes de Buffon (avec la nomenclature linnéenne et la classification de Cuvier) : L’homme, les quadrupèdes (t. 2), Paris, Garnier frères, 1853. Voir aussi Bernard-Germain de Lacépède, « Homme », in Dictionnaire des sciences naturelles, Strasbourg, F. G. Levrault, 1821 ; Conrad Malte-Brun, Précis de la géographie universelle ou Description de toutes les parties du monde sur un plan nouveau d’après les grandes divisions naturelles du globe (t. 1), Paris, Au bureau des Publications illustrées, 1845‑1847.

[8]. Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent, « Homme », in Dictionnaire classique d’histoire naturelle (t. 8), Paris, Rey et Gravier, 1825 ; Pierre-Paul Broc, Essai sur les races humaines considérées sous les rapports anatomiques et philosophiques, Paris, J. Rouvier et E. Lebouvier, 1836 ; Dominique Alexandre Godron, De l’espèce et des races dans les êtres organisés et spécialement de l’unité de l’espèce humaine (vol. 2), Paris, J.-B. Baillière et Fils, 1859.

[9]. Julien-Joseph Virey, « Nègre », in Dictionnaire de la conversation et de la lecture (vol. 40), Paris, Belin-Mandar, 1837.

[10]. Paul Broca, « Sur le volume et la forme du cerveau suivant les individus et suivant les races », in Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris (t. 2), Paris, Masson, 1861.

[11]. Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent, « Homme », in Dictionnaire classique d’histoire naturelle (t. 8), Paris, Rey et Gravier, 1825 ; Philibert Constant Sappey, Traité d’anatomie descriptive (vol. 2), Paris, Masson, 1852.

[12]. Pierre-Paul Broc, Essai sur les races humaines considérées sous les rapports anatomiques et philosophiques, Paris, J. Rouvier et E. Lebouvier, 1836.

[13]. Julien-Joseph Virey, « Nègre », in Dictionnaire de la conversation et de la lecture (vol. 40), Paris, Belin-Mandar, 1837.

[14]. Paul Broca, « Sur le volume et la forme du cerveau suivant les individus et suivant les races », in Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris (t. 2), Paris, Masson, 1861.

[15]. Paul Broca, Instructions générales pour les recherches anthropologiques (anatomie et physiologie), Paris, Masson, 1865.

[16]. Claude Blanckaert, « Les vicissitudes de l’angle facial et les débuts de la craniométrie (1765‑1875) », in Revue de synthèse, vol. 108, nos 3‑4, 1987 ; Stephen Jay Gould, La Mal Mesure de l’homme, Paris, Odile Jacob, 1997 ; Martin Staum, Labeling People: French Scholars on Society, Race, and Empire, 1815‑1848, Montréal/Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2003.

[17]. Julien-Joseph Virey, « Nègre », in Dictionnaire de la conversation et de la lecture (vol. 40), Paris, Belin-Mandar, 1837.

[18]. Pierre-Paul Broc, Essai sur les races humaines considérées sous les rapports anatomiques et philosophiques, Paris, J. Rouvier et E. Lebouvier, 1836.

[19]. Pierre Gratiolet, « Mémoire sur le développement de la forme du crâne de l’Homme et sur quelques variations qu’on observe dans la marche de l’ossification de ses sutures », in Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’académie des sciences (vol. 43), Paris, Mallet-Bachelier, 1856 ; François Leuret, Anatomie comparée du système nerveux : considéré dans ses rapports avec l’intelligence (vol. 2), Paris, J.-B. Baillière et Fils, 1857.

[20]. Paul Broca, Instructions générales pour les recherches anthropologiques (anatomie et physiologie), Paris, Victor Masson et Fils, 1865.

[21]. Jean-Marc Bourgery, Nicolas-Henri Jacob, Traité complet de l’anatomie de l’homme, comprenant la médecine opératoire (t. 3), Paris, C. A. Delaunay, 1844 ; Pierre Léopold Chavassier, Du crâne et de l’encéphale dans leurs rapports avec le développement de l’intelligence, Paris, Rignoux, 1861.

[22]. Julien-Joseph Virey, « Du contraste entre le pôle cérébral et le pôle génital dans l’homme et la série des animaux », in Gazette médicale de Paris (t. VIII), Paris, F. Malteste, 1840.

[23]. Élie Gintrac, Cours théorique et clinique de pathologie interne (vol. 1), Paris, Germer Baillière, 1853.

[24]. Delphine Peiretti-Courtis, « Quand le sexe incarne la race : le corps noir dans l’imaginaire médical français (1800‑1950) », in Les Cahiers de Framespa. Nouveaux champs de l’histoire sociale. La domination incarnée. Corps et colonisation (xixe-xxe siècles), no 22, 2016.

[25]. Paul Broca, Instructions générales pour les recherches anthropologiques (anatomie et physiologie), Paris, Victor Masson et Fils, 1865.

[26]. Émile Calmette, Louis-Émile Duhousset, le marquis d’Hervey-Saint-Denys, Charles de Labarthe, Léon de Rosny, Clémence Royer, « Instructions ethnographiques », in Actes de la Société d’ethnographie : constituée par deux arrêtés ministériels : compte rendu des séances (vol. 7), Paris, Bureau de la Société d’ethnographie, 1873 ; Claude Blanckaert, Le terrain des sciences humaines : instructions et enquêtes (XVIIIe-XXe siècle), Paris, L’Harmattan, 1996.

[27]. Londa Schiebinger, « Skeletons in the Closet: The First Illustrations of the Female Skeleton in Eighteenth-Century Anatomy », in Representations, vol. 14, 1986.

[28]. Maximien Parchappe, Recherches sur l’encéphale, sa structure, ses fonctions et ses maladies : premier mémoire du volume de la tête et de l’encéphale chez l’homme, Paris, Rouvier, 1836.

[29]. Franz Joseph Gall, Influence du cerveau sur la forme du crâne, […] ou organologie (vol. 3), Paris, Boucher, 1823.

[30]. Julien-Joseph Virey, « Du contraste entre le pôle cérébral et le pôle génital dans l’homme et la série des animaux », in Gazette médicale de Paris (t. VIII), Paris, F. Malteste, 1840.

[31]. Paul Broca, « Sur le volume et la forme du cerveau suivant les individus et suivant les races », in Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris (t. 2), Paris, Masson, 1861 ; Franz Ignaz Pruner (dit Pruner-Bey), « Mémoire sur les nègres », in Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, Paris, Victor Masson et Fils, 1862 ; Stephen Jay Gould, La Mal Mesure de l’homme, Paris, Odile Jacob, 1997.

[32]. Carl Vogt, Leçons sur l’homme : sa place dans la création et dans l’histoire de la terre, Paris, C. Reinwald, 1865 ; Anonyme, « Société de Biologie, Séance du 16 novembre 1878 », in Le Progrès médical (vol. 6), Paris, A. Duval, 1878. Voir aussi Nancy Stepan, « Race and Gender: The Role of Analogy in Science », in David Theo Goldberg (dir.), Anatomy of Racism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1990.

[33]. Nicolas-Philibert Adelon, François-Pierre Chaumeton, Jean-Louis Alibert, « Nymphes », in Dictionnaire des sciences médicales, par une société de médecins et de chirurgiens (t. 36), Paris, C.L.F. Panckoucke, 1819 ; Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent, « Homme », in Dictionnaire classique d’histoire naturelle (t. 8), Paris, Rey et Gravier, 1825 ; Julien-Joseph Virey, « Nègre », in Dictionnaire de la conversation et de la lecture (vol. 40), Paris, Belin-Mandar, 1837 ; Étienne Serres, « Rapport sur les résultats scientifiques du voyage de circumnavigation de l’Astrolabe et de la Zélée », in Compte-rendu des séances de l’Académie des Sciences (t. 13), Paris, Mallet-Bachelier, 1841 ; Morel de Rubempré, La Pornologie ou Histoire nouvelle, universelle et complète de la débauche et de la prostitution et autres dépravations […] terminé par un projet de loi sur la prostitution présenté aux Chambres (t. 2), Paris, Terry, 1848 ; Franz Ignaz Pruner (dit Pruner-Bey), « Mémoire sur les nègres », in Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, Paris, Victor Masson et Fils, 1862.

[34]. Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent, « Homme », in Dictionnaire classique d’histoire naturelle (t. 8), Paris, Rey et Gravier, 1825 ; Pierre-Paul Broc, Essai sur les races humaines considérées sous les rapports anatomiques et philosophiques, Paris, J. Rouvier et E. Lebouvier, 1836 ; Julien-Joseph Virey, « Nègre », in Dictionnaire de la conversation et de la lecture (vol. 40), Belin-Mandar, 1837 ; Paul Topinard, L’Anthropologie, avec une préface de Paul Broca, Paris, C. Reinwald, 1876.

[35]. Jean-Claude Bologne, Histoire de la pudeur, Paris, Hachette, 2004.

[36]. Charles Baudelaire, « Salon de 1846 », in Œuvres complètes (t. 2), Paris, Gallimard, 1976.

[37]. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.

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