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Découvrez cette semaine l’article de Nicolas Bancel, historien, codirecteur du Groupe de recherche Achac (colonisation, immigration, postcolonialisme) et Alain Ruscio, historien, spécialiste de l’histoire de l’Indochine, de la littérature coloniale et de la propagande coloniale française. Intitulé Violences sexuelles au temps des décolonisations, cet article analyse le phénomène des viols individuels et collectifs en tant qu’armes de guerre à part entière, particulièrement répandues et banalisées lors des derniers feux de l’Empire.
« Violences sexuelles au temps des décolonisations » issu de la partie 4 Dominations, violences et viols de l’ouvrage Sexualités, identités & corps colonisés (p.363-374)*
© CNRS Éditions / Éditions la Découverte / Groupe de recherche Achac / Nicolas Bancel & Alain Ruscio (Sexualités, identités & corps colonisés, 2019)
Violences sexuelles au temps des décolonisations[1]
Par Nicolas Bancel & Alain Ruscio
S’il n’y eut certes aucune guerre sans violences sexuelles, la situation coloniale[2] et ses moments paroxystiques – les conquêtes, les campagnes de pacification, enfin les conflits de l’ère de la décolonisation – amplifièrent encore le phénomène. La cause ? L’incommensurable mépris de la personne humaine inhérente à la situation coloniale, par définition inégalitaire sur les plans des droits politiques, sociaux et juridiques. Comme nous le savons aujourd’hui, la grande majorité des contemporains de l’événement ont adhéré au credo central de l’ère coloniale qui légitimait cet Apartheid de fait : l’inégalité raciale.
L’« indigène » était un être hybride, aux lisières de l’humanité, en proie à la chosification ou à l’animalisation. Ainsi les « races » supérieures – les Occidentaux et les Japonais –, avaient le droit d’imposer leur loi à toutes les autres. Par tous les moyens. Durant cette période se maintint, en parallèle du racisme, un machisme profond. Les femmes des races inférieures furent ainsi doublement victimes. Un essayiste, aujourd’hui oublié, Eugène Pujarniscle, Français d’Indochine, écrivit un jour, à ce propos, cette sentence définitive : « Les femmes indigènes ont beaucoup de défauts. Elles sont femmes d’abord ; indigènes ensuite[3]. » Précisons que l’auteur n’exprimait ici pas son opinion, mais celle du colonial moyen, qu’il dénonçait… Aussi les violences d’ordre sexuel ne prirent pas fin à la veille des indépendances[4].
Quel instinct morbide poussa alors les soldats français de ces guerres (Indochine, Algérie, Cameroun) ou de ces répressions sauvages (Madagascar, Tunisie, Maroc), mais aussi des militaires anglais au Kenya, portugais en Angola et au Mozambique ou belges au Congo, à franchir encore un cran en ce domaine ? Peut-être le sentiment confus qu’il s’agissait là des derniers feux des Empires, et qu’à défaut de garder la possession des terres, celle des femmes était une ultime revanche ? Il est difficile de se représenter clairement ce que furent les motivations des criminels, aussi nous avons choisi de citer, parfois longuement, les acteurs et témoins de ces atrocités.
Ces pratiques furent-elles isolées ? Longtemps, les autorités civiles et les états-majors tentèrent de le faire croire, et ce depuis les exactions japonaises en Chine avant la Seconde Guerre mondiale. Mais, à l’évidence, il s’agissait, dans certains cas, outre l’expression de la brutalité de certains hommes, d’un moyen politique de fragilisation psychique des populations, d’une pratique terroriste, au sens premier de ce mot. En Indochine, de 1946 à 1954 face au mouvement nationaliste et communiste dit du « Viet-Minh », la vieille pratique du viol sur les populations civiles, souvent collectif, fut perpétuée, sans que la hiérarchie s’en émeuve particulièrement[5]. Pas plus de réactions, d’ailleurs, dans les médias ou auprès des politiques. On peut citer les événements de Duc Hoa, en 1946 dans la plaine des Joncs, au sud du Vietnam, qui vient d’être investie par les soldats français : « Un Annamite, qui demeure au bout du village, demande audience à grands cris. Le commandant le reçoit, entouré de son état-major. L’homme explique que deux de nos soldats ont traîné sa fille vers la rizière. On devine pourquoi. Le commandant lui demande “quel âge a la donzelle ?” “14 ans” dit le père. “Bah !” fait alors son interlocuteur avec un gros rire, “c’est la belle âge”[6]. »
Vers la fin de ce même conflit, en 1953, un officier, de la lignée des preux chevaliers qui s’engageaient pour une guerre propre, au nom de la supériorité des valeurs de l’Occident, Philippe de Pirey, est littéralement effrayé par le spectacle qu’il a sous les yeux : « Dans les pagodes pleines de femmes gémissantes, chacun entre et fait son choix. Les unes se frappent le ventre, psalmodiant “békon ! békon !” (bébé ! bébé !), les autres retroussant leurs jupes montrent dans l’entrebâillement de leurs cuisses des chiffons rougeâtres comme imbibés de sang, en réalité le jus de leurs chiques de bétel[7]. » Le mythe d’une « guerre propre » en Indochine persista pourtant longtemps.
Le fait est que les unités françaises et des unités auxiliaires « indigènes » usèrent de la torture comme moyen de renseignement et de pression sur les populations locales, et que les viols se multiplièrent dans la seconde partie de la guerre (1950‑1954), sans que l’on puisse affirmer qu’il s’agissait alors d’une véritable stratégie militaire. La poursuite de celle-ci après le retrait français par les forces américaines allait perpétuer les mêmes atrocités. Utilisant en particulier les troupes coréennes alliées des États-Unis, ces dernières et certaines troupes régulières américaines utilisèrent clairement le viol comme arme de guerre, en meurtrissant parfois les parties génitales des femmes « soupçonnées » d’accointance avec le Viet-Minh. Si les statistiques fiables font aujourd’hui défaut, la pratique à l’encontre des populations civiles semble également s’être étendue à mesure que la guerre s’éternisait.
En Tunisie, durant les ratissages du cap Bon (1952), destinés à punir des rebelles tunisiens, des faits similaires furent également avérés. Le commandant en chef français en Tunisie, le général Pierre Garbay, eut ces paroles : « Les femmes se vantaient – elles en sont revenues depuis – d’avoir été violées, et les étudiants, après s’être assurés qu’elles étaient mariées, s’offraient généreusement à les épouser pour “effacer l’outrage”. On allait même jusqu’à photographier le sexe d’une femme qui avait des égratignures aux fesses et à présenter au Bey ce tableau suggestif que Son Altesse considérait d’ailleurs avec un intérêt évident […]. Il ne faut surtout pas oublier que la tradition locale exige que chaque passage de troupe s’accompagne de pillages, de viols et, chose curieuse, d’avortements […]. Les viols et les avortements font partie du folklore tunisien[8]. »
Au Cameroun, l’interdiction par la France en 1955 du parti nationaliste, l’Union des populations du Cameroun (UPC), inaugura le soulèvement d’une partie des populations, dans la région de la Sanaga Maritime. Cette guerre oubliée (comme celle au Kenya), qui fit entre soixante mille et cent cinquante mille morts, fut le théâtre d’atrocités innombrables, désormais sérieusement documentées[9]. De 1955 à 1960, les autorités coloniales – armée et administration – déclenchèrent une répression d’une violence inouïe, aidée par des milices locales formées par la France. Puis, après 1960, celle-ci continua d’aider le régime d’Amadou Ahidjo mis en place par ses soins durant plus de quinze ans. Bombardements de villages, déportation de populations, massacres et tortures généralisés se déploient alors en parallèle du conflit en Algérie, mais s’étendent chronologiquement bien au-delà de 1962. Dans ce cadre, les atrocités visèrent évidemment les femmes, avec l’usage de viols collectifs massifs, et d’humiliations sexuellement inventives. Démonisés, les soutiens civils de l’UPC étaient susceptibles de recevoir tous les châtiments.
La décolonisation des colonies portugaises fut particulièrement longue et meurtrière, puisque la guerre en Angola commença en 1961[10], en 1963 en Guinée-Bissau et au Cap-Vert et, en 1964, au Mozambique, et ne s’acheva qu’à l’occasion de la révolution des Œillets en 1974 au Portugal, le nouveau gouvernement mettant fin, par la négociation avec le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA), le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC) et le Front de libération du Mozambique (FRELIMO), à ces trois conflits. Dans tous les cas, les Portugais envoyèrent des troupes régulières, aidés par des supplétifs locaux. Parmi les différentes unités recrutées localement, les Groupes spéciaux furent opérationnalisés en Angola et au Mozambique. Les techniques de contre-guérilla utilisées par l’armée portugaise[11] et ses troupes supplétives s’inspirent largement des théories mises en œuvre durant la guerre d’Algérie.
À ces unités combattantes s’ajoutent des groupes de colons portugais, auto-organisés, qui commirent de nombreux crimes, particulièrement des massacres dans le nord de l’Angola, tout comme l’armée régulière portugaise, qui massacra de nombreux groupes de villageois soupçonnés de soutenir les insurgés, au Mozambique et en Angola. Dans ces conflits, les violences sexuelles furent nombreuses. Des milliers de viols furent commis sur les femmes – avec de nombreux cas de rites d’humiliation supplémentaires –, essentiellement des villageoises, et la torture fut également utilisée contre les indépendantistes, tous sexes confondus.
Le régime autoritaire portugais, l’Estado Novo, sous António de Oliveira Salazar (de 1933 à 1968) puis Marcello Caetano (de 1968 à 1974), ne reconnut pourtant jamais l’existence de la guerre. Ces territoires africains étant considérés comme des provinces d’outre-mer et non comme des colonies, les mouvements indépendantistes qui s’y firent jour furent, a priori, perçus comme des groupes terroristes. L’auteur João de Melo témoigne de ces années de guerre – lui qui a été mobilisé en Angola, entre 1971 et 1974, comme infirmier – dans deux de ses ouvrages les plus significatifs, Autópsia de um mar de Ruínas, paru en 1984, et Os Anos da Guerra. Os Portugueses em África[12], publié en 1988. Dans l’ouvrage de fiction publié en 1984, il évoque les abus sexuels dont les femmes « indigènes » sont victimes de la part des soldats portugais à travers le personnage de Natália qui habite à Calambata, une ville du nord de l’Angola. Elle se souvient d’« autrefois, quand trois colons m’ont pris contre un arbre et me violèrent. Petite fille de douze ans à peine, je me rappelle encore leur aspect et cette odeur de sueur des Blancs. Jamais je n’oublierai les six fois suivantes que j’ai reçu la mort/le meurtre et la cruauté de ces hommes ».
La décolonisation de l’Empire portugais n’est pas seulement tardive par rapport aux autres Empires, elle est aussi tragique en termes de violences et d’exactions commises sur les populations « indigènes ». Elle vient sonner, pour le Portugal, la fin d’une histoire coloniale vieille de cinq siècles… Exception faite de Macao qui sera « restituée » à la Chine en décembre 1999.
Une politique de la violence sexuelle ?
Dans tous les cas, en Indochine (puis au Vietnam), en Tunisie, au Cameroun, au Mozambique, en Angola, au Kenya, au Congo ou en Ouganda, le viol se déploya comme une arme de guerre – planifiée ou non – destinée à humilier et briser la résistance des populations, à toucher le cœur des sociétés en visant les femmes, pourvoyeuses des enfants à venir, et fut autorisé, toujours, sur un fond « racial ». En effet, qu’il s’agisse des armées occidentales régulières abreuvées du concept de la supériorité blanche ou des auxiliaires locaux, l’antagonisme « racial » était mobilisé : dans le cas du Cameroun, par exemple, les Bamilékés étaient présentés comme le principal soutien de l’UPC et devaient en conséquence être châtiés, l’administration coloniale activant les rivalités ethniques. La chosification de l’« Autre », sa stigmatisation, libérait de fait tous les comportements pathogènes, dans un processus cumulatif. Mais c’est durant la plus violente des guerres coloniales françaises, celle qui s’acheva par l’indépendance de l’Algérie, en 1962, que le phénomène du viol fut le plus massif et le plus fréquent.
Cette pratique devint dans l’armée française sinon systématique (à l’inverse des pratiques du FLN en ce domaine, puisque seuls des viols sur des Européennes furent perpétrés au début de la guerre, le FLN déployant par ailleurs d’innombrables violences contre ses ennemis – villages réputés favorables aux Français, membres du MNA et soldats français capturés), du moins suffisamment généralisée pour qu’elle marque durablement les mémoires des victimes[13] – et, probablement, des coupables, pour des raisons différentes. Il y a eu deux types de viols : sur les prisonnières, dans des locaux fermés, et lors des actions de représailles dans les mechtas ou les quartiers des villes.
Dans le premier cas, que pouvait bien devenir une femme algérienne prisonnière des soldats durant cette guerre sans pitié ? Gisèle Halimi, qui fut l’avocate de bien des Algériennes du FLN-ALN emprisonnées, estime que neuf sur dix furent violées[14]. Le témoignage d’un appelé, André Frémont, va ainsi dans ce sens : « Entre les Français et les Arabes, le sexe tient lieu de vocabulaire commun, aux connotations profondément méprisantes […]. Le viol jusqu’au bout […]. Les villas des interrogatoires, à El Biar, les caves, les tortures, les corps nus et les injures, dans l’obsession d’une sexualité et d’un pouvoir devenus fous[15]. » Lors des rafles effectuées, par exemple lors de la bataille d’Alger, en 1957, certains s’arrangeaient pour emmener jusqu’aux lieux des interrogatoires, outre les véritables suspects, les plus jolies des – parfois très – jeunes filles[16].
Dans le second cas, le viol délibéré et systématique fut considéré comme un moyen de briser une population – en Algérie comme au Maroc – en la frappant là où elle était le plus susceptible de souffrir : l’honneur. Un témoin décrit, ainsi, la pratique du viol dans une mechta d’un village du Constantinois. Dans un gourbi isolé, un « vieux sergent-chef de retour d’Indochine et très content d’en avoir fait voir de toutes les couleurs aux “naqués” [« Nha qués », expression vietnamienne désignant à l’origine les « gens du peuple »], interroge une jeune femme : “Où sont les hommes du village ?” Silence. “Et, si elle cachait une arme sur elle, la garce ?” » La fouille au corps était une consigne obligatoire. Certains officiers indiquaient même qu’il fallait toucher le sexe, afin de s’assurer qu’on n’avait pas affaire à un fellagha déguisé en femme… Comme l’écrit Pierre Leulliette en 1961 : « Il a pris la femme dans ses bras. Elle est debout, sans vêtement, sauf son collier, plus que nue devant lui, mais comme au-delà de la honte, déjà, et paralysée ! Il la couche sous lui. C’est l’intérieur de ce grand corps blanc qu’il fouille, de toute la fiévreuse fureur de son grand corps de singe. Il n’a même pas ôté ses équipements ! La boucle de métal de son ceinturon défait déchire le ventre pâle de la jeune femme. Elle, inerte, toute blanche, les yeux fermés, semble attendre seulement que son supplice ait pris fin, jambes ouvertes. Je prends le sergent par le col. Mais ça le rend fou, cette inertie ! Remuement frénétique. C’est presque un cadavre qu’il couvre. Il râle. Il multiplie ses soubresauts, fait claquer la peau de son ventre[17]… »
Mouloud Feraoun rapporte, lui aussi, dans son Journal ces simples faits. Suite à l’assassinat d’un jeune lieutenant des représailles ont lieu. Quatre-vingts hommes sont fusillés. Quant aux femmes… « [Elles] sont restées dans les villages, chez elles. Ordre leur fut donné de laisser les portes ouvertes et de séjourner isolément dans les différentes pièces de chaque maison. Le douar fut donc transformé en un populeux BMC, où furent lâchées les compagnies de chasseurs alpins ou autres légionnaires. Cent cinquante jeunes filles ont pu trouver refuge au couvent des Sœurs ou chez les Pères Blancs… On ne retrouve aucune trace de quelques autres » (8 janvier 1957)… Et, plus tard encore : « À Aït-Idir, descente des militaires pendant la nuit. Le lendemain, douze femmes seulement consentent à avouer qu’elles ont été violées. À Taourirt-M., les soldats passent trois nuits comme en un bordel gratuit. Dans un village des Béni-Ouacifs, on a compté cinquante-six bâtards. Chez nous, la plupart des jolies femmes ont subi les militaires. Fatma a vu sa fille et sa bru violées devant elle » (20 février 1959)[18]. À la fin du conflit, la violence est toujours présente, toujours là. Le souvenir d’une épouse de harki dont le mari a été emprisonné par l’ALN-FLN en 1962 en témoigne : « À sa sortie de prison, il m’a raconté que les femmes qui rendaient visite à leur mari étaient systématiquement violées avant de les rencontrer[19]. »
Banalisation du viol comme arme de guerre
Combien de telles descentes, punitives ou pas, se sont-elles accompagnées de violences sexuelles ? Terrible comptabilité, à jamais impossible, les officiers qui acceptaient ou toléraient cette pratique et les hommes qui s’y livraient ne s’en vantant évidemment jamais. On imaginera peut-être l’état d’esprit de l’époque en voyant certaines photographies (en Algérie, au Maroc, mais aussi à Djibouti où passaient les troupes françaises), dont celle publiée un demi-siècle plus tard par Jacques Duquesne[20] : on y voit deux soldats hilares, presque fiers, posant avec une très jeune fille d’un village, totalement dénudée. Avant ou après le viol ?
Car ces viols ne furent pas des actes individuels, faits à la va-vite de façon honteuse. Ils étaient connus, commis en public (devant les copains, mais aussi parfois devant les familles des femmes souillées), puis répétés par ces mêmes copains… Raphaëlle Branche a employé à ce propos l’expression forte de « viols-partouzes »[21] pour désigner ces viols collectifs.
On imagine que le sentiment de honte des femmes, qui entendaient les rires, les plaisanteries grasses, qui supportaient les photographies vulgaires, qui voyaient les gestes obscènes, qui comprenaient ce qui les attendait après, devait être décuplé. Il est strictement impossible que les autorités civiles et politiques des métropoles coloniales n’en aient pas été informées. Bien des textes cités ici ont été publiés – mais souvent censurés – au cours même de la guerre. Mais les gouvernants agirent avec la même désinvolture cynique vis-à-vis du viol que dans la négation de l’usage de la torture. Un ministre de l’Intérieur de l’époque, Maurice Bourgès-Maunoury, répondant à des accusations précises portées par un député d’Alger, en 1955, Mostefa Benhamed, qui n’avait pourtant rien d’un extrémiste, utilisa une formule joliment choisie : « Une enquête a été faite par le Gouverneur général au sujet de ces viols […]. Elle n’a pas pu établir la matérialité des faits » (Assemblée nationale, 29 juillet 1955).
Et l’état-major, à Alger ? Des consignes ont formellement condamné la pratique, par exemple une note du général Raoul Salan en date du 7 mai 1957[22]. Mais sur le terrain ? Comme dans le cas de la torture, le comportement des officiers fut prépondérant. En cas d’interdiction formelle et de contrôle, les subordonnés durent faire attention, comme le précise ce témoignage de Jean-Yves Alquier en 1957 : « Trois infirmières rebelles ont été faites prisonnières. Le colonel fait aussitôt déménager trois de ses officiers […] et aménager leurs chambres pour les trois captives. Pendant les cinq jours où ces filles d’une vingtaine d’années furent nos prisonnières, une garde spéciale fut montée devant leurs chambres pour éloigner les “importuns éventuels”[23]. » Mais combien d’officiers émirent fermement ce type d’interdiction ? Souvent, les soldats entendirent ce type de paroles, rapportées par Benoist Rey en 1961 : « Vous pouvez violer, mais faites ça discrètement. » Commentaire : « Cela faisait partie de nos “avantages” et était considéré en quelque sorte comme un dû. On ne se posait aucune question morale sur ce sujet. La mentalité qui régnait, c’est que, d’abord, il s’agissait de femmes, et ensuite de femmes arabes, alors vous imaginez[24]… »
Qui, parmi les soldats, pouvait avoir la force morale (et le courage physique) pour (tenter de) s’opposer à ces pratiques ? Un soldat, dans ses mémoires, rappelle qu’il l’a fait. Réponse de ses camarades : « “On est bien d’accord avec toi, Ugo. C’est dégueulasse ce qu’on a fait ; mais c’est la guerre, et les femmes de fel [abréviation, alors courante, de fellagha] qui ont coupé les couilles à nos copains…” Toujours la même “logique”. En réalité, racisme et couilles trop pleines[25]. » Mais, évidemment, la plupart du temps, ceux qui étaient révoltés par les pratiques de leurs camarades ne pouvaient protester : ils risquaient dans le meilleur des cas des quolibets, dans d’autres un passage à tabac en bonne et due forme, au pire une exposition, sciemment, de la part des sous-officiers, aux plus graves dangers.
Des femmes combattantes célébrées par l’iconographie
A contrario, les mouvements anticolonialistes, comme leurs principaux soutiens internationaux – principalement la Chine et l’URSS, mais aussi en Corée du Nord ou en Inde – ont largement utilisé l’iconographie pour valoriser les femmes combattantes, comme une réponse à ces violences généralisées. Ces images reprennent en partie les logiques de la propagande communiste diffusée par l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale comme par la Chine à partir de 1949 : les femmes étaient alors représentées tantôt comme des victimes potentielles de l’ennemi, affichant explicitement le spectre du viol, tantôt comme une aide précieuse pour les combattants, travaillant dans les usines, les administrations ou les écoles ; plus rarement comme des femmes combattant directement au sein des armées révolutionnaires. Deux propagandes se font face et la violence des uns semble alors répondre à la propagande des autres.
Les affiches russes ou chinoises figurent alors les femmes combattantes de deux manières. Elles les représentent comme faisant partie d’une union mondiale des femmes contre l’impérialisme en rassemblant plusieurs femmes issues des différentes « races » sur les supports iconographiques, ou en les représentant unies aux femmes russes ou chinoises. La symbolique renvoie aux nations et mouvements alliés dans la lutte anti-impérialiste et, en plaçant ces figures féminines de front ou en face-à-face, en civil, ces images suggèrent que la paix mondiale ne pourra advenir qu’à la condition de cette union. Le blé (symbole de fécondité), les fleurs ou une mappemonde d’un doux bleu, suggèrent l’association entre les femmes et la paix.
La facture esthétique renvoie au réalisme socialiste, et met en évidence les qualités supposées de douceur et d’optimisme maternel des femmes, soulignées par de larges sourires, et un regard tourné vers l’avenir. Ces représentations ne dérogent pas aux règles esthétiques et morales qui font des femmes des auxiliaires des combattants masculins, impropres à user de la force. Mais d’autres images font émerger une tout autre figure féminine. Il s’agit de femmes armées, à l’égal des hommes, et participant aux combats. Autant les couleurs pastel des premières images suggèrent un avenir pacifique, autant les secondes utilisent à profusion des couleurs plus violentes, comme le jaune ou le rouge, signe du sang et d’une aube nouvelle. Les affiches du MPLA ou du Viet-Minh jouent sur la martialité des attitudes, la détermination du regard, la tension des corps tournés vers le combat. Ces images témoignent d’une reconnaissance du rôle militaire des femmes dans les conflits anticoloniaux et, de fait, changent leur statut symbolique.
Après les décolonisations, la priorité accordée à la construction nationale fit passer par pertes et profits les politiques d’égalité entre hommes et femmes. Cette représentation de la femme combattante n’était plus d’actualité. L’engagement de ces dernières dans les luttes pour l’indépendance fut relégué aux oubliettes de l’histoire. Très vite, leur action politique fut passée sous silence et rares furent les pays qui, comme la Tunisie ou l’Inde, accordèrent aux femmes une citoyenneté politique égale à celle des hommes et, dans le cas de l’Inde, une constitution garantissant l’égalité des salaires.
La négation des crimes
Derrière ces images et cette contre-propagande, le plus grave est à venir dans les territoires coloniaux en lutte : c’est la non-conscience de la portée du crime. S’il était difficile de nier l’aspect inhumain de la torture, de la corvée de bois, le viol, quant à lui, était banalisé, presque (auto) absous. Dans un superbe travail de collecte de la mémoire effectué auprès d’anciens appelés en Algérie, l’historienne Claire Mauss-Copeaux note que le viol, même quarante ans après, n’apparaît pas pour certains comme une violence : « La question : “Vous n’avez jamais vu de brutalités ?” le conduit à reprendre son récit d’une manière moins assurée : “Non, non… simplement… Si, j’ai vu des viols, mais c’était autre chose…”[26] »
Pour la femme violée, le traumatisme était double. Elle se sentait salie, mais surtout incapable d’affronter de nouveau la société dont elle était issue. Louisette Ighilahriz, militante FLN prisonnière des paras d’Alger, rapporte ainsi les propos de sa mère : « “Bon, tu gardes tout pour toi. Surtout, ne raconte rien à personne. Tu me promets ?” […]. Elle aurait préféré me savoir coupée en morceaux plutôt que torturée à ce point[27]. » Pour une femme musulmane, la chose était innommable. Assia Djebar écrit que la formule utilisée était souvent : « Ma sœur, y a-t‑il eu pour toi “dommage”[28] ? » Dans son témoignage sur l’affaire Djamila Boupacha, violée avec une bouteille lors de ses interrogatoires, en 1960, Gisèle Halimi rapporte cet échange : « “Et tu crois qu’un homme voudra de moi si la bouteille m’a abîmée ? Chez nous, c’est différent de chez vous… La jeune fille, il faut qu’elle soit vierge…” Je tentai de la raisonner en empruntant son langage : elle était une militante, la lutte politique l’avait amputée, d’une certaine manière : elle aurait pu perdre une jambe ou un bras… “C’est moins grave”, coupa-t‑elle avec force[29]. » Lorsqu’une femme violée était enceinte et accouchait, les plus obtus des hommes, côté algérien, voulurent régler le problème par une pratique monstrueuse. Danièle-Djamila Amrane-Minne rapporte qu’un commandant de maquis proposa d’immoler tous les bébés nés de ces viols. Idée repoussée avec effroi par les (rares) femmes maquisardes et d’autres hommes plus compréhensifs[30]. Mais qui peut affirmer que ce crime supplémentaire ne se produisit jamais ?
De ces viols, des enfants sont donc nés. Conçus dans la violence la plus extrême, nés dans la honte absolue, ils furent dès le début marqués par le destin. En 2001, le cas de Mohamed Garne émut les opinions algérienne et française. Né en avril 1960 d’un viol collectif sur une très jeune femme (il se dit « Français par le crime »), il fut abandonné à sa naissance, considéré comme orphelin, et ne retrouva sa mère qu’à l’âge de 28 ans. Il intenta un procès à l’État français et, à la surprise de beaucoup, obtint reconnaissance de la responsabilité de celui-ci[31]. Enfin, ne peut-on penser que la pratique, répandue pendant la guerre d’Algérie, des émasculations de cadavres français, terrible négation de la virilité des soldats adverses, fut une réponse à ces atteintes[32] ?
Torturer, violer, bafouer les femmes (mais aussi les hommes) fait partie intégrante de la sanction de la guerre coloniale, à l’heure de la fin des Empires. Humilier et prendre les corps par la force relève d’une symbolique mortifère dont les crimes, désormais connus, peinent à être reconnus aujourd’hui encore. Mais des plaintes sont déposées, qui aboutissent parfois à des succès judiciaires. En 2012, une action en justice est ainsi engagée par trois Kenyans contre le gouvernement britannique, pour des crimes coloniaux commis il y a soixante ans, lors de la révolte des Mau-Mau (1952‑1960).
La répression collective qui s’était, alors, abattue sur ceux-ci avait été d’une violence extrême et les victimes « indigènes » se comptèrent par dizaines de milliers. D’autres furent enfermés, sans procès, dans des camps où ils subirent mauvais traitements, tortures et sévices sexuels. De ces trois Kenyans, Paulo Muoka Nzili, Wambugu Wa Nyingi et Jane Muthoni Mara, qui, en 2012, intentèrent une action en justice contre le gouvernement britannique, l’un avait été castré dans l’un de ces camps, le deuxième avait été battu très violemment et la dernière avait subi des violences sexuelles. Après avoir plaidé la prescription des faits, le gouvernement britannique accepte, en 2013, d’indemniser à hauteur de vingt millions de livres des victimes kenyanes de la répression et annonce la construction, à Nairobi, d’un mémorial à leur mémoire.
Si, dans la phase finale des processus des indépendances, le Congo belge, le Kenya britannique, l’Angola portugais, l’Algérie et le Cameroun français, le Vietnam de l’occupation française, puis américaine, décrivent des situations similaires, l’association entre guerre et violences sexuelles comme « arme de guerre » est ancienne et le phénomène ne s’est, certes, pas exprimé dans le seul cadre des décolonisations. Le lien spécifique qui unit domination coloniale et domination sexuelle est, pourtant, indéniable et les exactions commises contre les corps des femmes et des hommes ne sont pas à envisager comme de simples « dommages collatéraux de conflit ». Difficile, alors, de ne pas faire de parallèle avec les indignations résurgentes qui frappent les conflits de l’ère postcoloniale. Un scandale comme celui des violations des droits de l’homme à l’encontre des détenus, à la prison d’Abou Ghraib en Irak, et ses photographies de prisonniers contraints de se masturber devant l’objectif ou tenus en laisse comme des animaux, illustre cette volonté, toujours vivace, de prendre possession du corps de l’« Autre » pour asseoir sa domination, coloniale ou postcoloniale.
[1]. Article publié dans sa version originale dans Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours, Paris, La Découverte, 2018.
[2]. Georges Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », in Cahiers internationaux de Sociologie, vol. 11, 1951.
[3]. Eugène Pujarniscle, Philoxène ou De la littérature coloniale, Paris, Larose, 1931.
[4]. Alain Ruscio, La décolonisation tragique, Paris, Messidor, 1987.
[5]. Michel Bodin, « Le plaisir du soldat en Indochine (1945‑1954) », in Guerres mondiales et Conflits contemporains, n° 222, avril 2006.
[6]. René Dussart, « Conquête de l’Indochine », in Les Lettres françaises, 9 août 1946.
[7]. Philippe de Pirey, Opération gâchis, Paris, La Table Ronde, 1953.
[8]. Collectif, « Le drame tunisien », in Les Cahiers du Témoignage chrétien, n° 34, juin 1952.
[9]. Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948‑1971), Paris, La Découverte, 2011.
[10]. Dia Kassembe, Angola, 20 ans de guerre civile. Une femme accuse…, Paris, L’Harmattan, 1995.
[11]. John P. Cann, Counterinsurgency in Africa: The Portuguese Way of War, 1961‑1974, Pontevedra, Hailer Publishing, 2005.
[12]. João de Melo, Os Anos da guerra (1961‑1975). Os portugueses em Africa. Crónica, ficção e história (2 tomes), Lisbonne, Círculo de Leitores, 1988.
[13]. Raphaëlle Branche, « Des viols pendant la guerre d’Algérie », in Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 75, 2002.
[14]. Zineb Ali-Benali, « “Ma sœur, y a-t‑il eu pour toi dommage” ? Le déni du viol dans la guerre d’Algérie », in Pierre Bayart, Alain Brossat (dir.), Les dénis de l’histoire. Europe et Extrême-Orient au XXe siècle, Paris, Laurence Teper, 2008.
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