Fascisme et Italiens de Marseille. La Casa d’Italia
par Ralph Schor

Dans Fascisme et Italiens de Marseille : Une casa d’Italia (PUP, 2024), Stéphane Mourlane, maître de conférences en histoire contemporaine à Aix-Marseille Université, spécialiste de l’émigration italienne, étudie l’emprise politique, sociale et culturelle du régime fasciste sur la diaspora italienne marseillaise, à travers la Casa d’Italia, à la fois centre de propagande et lieu de sociabilité dès 1935. Cette enquête s’inscrit dans la continuité de ses travaux, dont Marseille l’Italienne, co-dirigé avec Jean Boutier (Arnaud Bizalion Éditions, 2021) et Italianness and Migration from the Risorgimento to the 1960s, co-dirigé avec Céline Régnard, Manuela Martini et Catherine Brice (Palgrave, 2022). En tribune cette semaine pour le Groupe de recherche Achac, Ralph Schor, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université Côte d'Azur, livre la préface de cet ouvrage. Stéphane Mourlane publie une étude très neuve sur le fascisme italien à Marseille dans l’entre-deux-guerres, étude issue de ses recherches récentes.
Bien avant l’arrivée de Mussolini au pouvoir en 1922, les Italiens de Marseille, forts d’un effectif compris entre 100 000 et 150 000 personnes, constituaient une importante communauté rassemblant 90 % des immigrés de la ville. La presse de la Péninsule assurait alors que les Transalpins installés dans la cité phocéenne équivalaient à la population de Padoue ou de Ferrare. Le régime totalitaire fasciste entendait garder le contrôle de ces exilés ; une brochure de propagande s’intitulait : « Tu es Italien, tu dois rester Italien ». À cette fin, furent édifiées des Case d’Italia dans le monde entier, au nombre de 212 à la fin des années 1930, dont une cinquantaine en France. Marseille posséda une Casa de référence qui servit à la fois de consulat, de siège du fascio et de local pour les nombreuses associations sociales, caritatives, culturelles, sportives.
L’histoire de la Casa d’Italia est inséparable de celle du fascio marseillais. Celui-ci fut fondé à la fin de décembre 1922 et, comme ses homologues de Paris et de Nice, connut des débuts chaotiques : méfiance du consul et des notables, dissensions internes, militantisme exsangue. Le fascio disparut même et dut être refondé. Grâce à une énergique reprise en main par les autorités, le groupement comptait 400 membres à la fin de 1928.
Sur ce socle affermi fut élaboré le projet d’édification d’une Casa favorisant l’emprise du fascisme. Les autorités italiennes prirent le contrôle de la Société italienne de bienfaisance qui possédait un vaste terrain de 5 000 mètres carrés sur lequel fut élevée la Casa inaugurée le 10 novembre 1935. Les bâtiments, d’allure néoclassique, visaient à évoquer la grandeur monumentale de la vieille Rome. Les locaux abritaient le consulat, une école, une chapelle, le fascio, un théâtre, une salle de bal, un gymnase. Plus tard, sur une autre parcelle, fut construit un théâtre plus vaste, comprenant 1 500 places. Les murs étaient ornés de peintures et de symboles didactiques exaltant la patrie et le Duce, la gloire de l’empire. Des inscriptions rappelaient les principes fascistes, comme la formule « Croire, obéir, combattre ».
Stéphane Mourlane étudie longuement les multiples activités organisées par la Casa afin de défendre l’italianité. La maison consulaire se consacrait d’abord à la protection des nationaux : quelque 150 personnes étaient accueillies chaque jour dans les bureaux. Le fascio encadrait les activités politiques avec une volonté de surveillance des immigrés et de quadrillage des quartiers. La Casa se vouait aussi à l’assistance en matière d’hygiène et de soins, de distributions de repas et de layette, de placement professionnel, de conseils administratifs. Le service du Dopolovoro proposait des jeux de société, des loisirs musicaux et sportifs, des spectacles, des excursions et des voyages. L’éducation, dispensée dans des écoles, des orphelinats, des mouvements de jeunesse comme les Balillas, ainsi qu’au sein de la société Dante Alighieri, visait à contrecarrer l’influence du système scolaire français qui accueillait la majorité des élèves italiens. Cet objectif devait être atteint par la transformation des institutions en « forteresses d’italianité », par des entorses volontaires à la législation du pays d’accueil, par le recours à des enseignants venus de la Péninsule, par la gratuité des transports, des vêtements, de la restauration et des voyages dans la mère patrie. La Casa, grâce à sa vaste cour et à ses salles de réunion, remplissait une importante fonction cérémonielle. Les fêtes nationales et fascistes, les grandes dates du calendrier catholique, les victoires sportives donnaient lieu à des rassemblements, des défilés en uniforme, des discours et conférences exaltant la patrie et la supériorité du régime mussolinien. Des personnalités venues de Rome, lors des grandes occasions, concourraient à l’action de propagande.
En 1939, cet édifice solide n’atteignait cependant qu’une partie des Italiens de Marseille. La majorité était enfermée dans les problèmes matériels de la vie quotidienne, influencée par les antifascistes et par la culture française qui s’exerçait dans de multiples domaines. À l’approche de la guerre, les autorités marseillaises craignirent que la Casa ne constituât le quartier général d’une hypothétique cinquième colonne. Le livre analyse ensuite le complexe devenir de la Casa jusqu’à la Libération, époque à laquelle elle accueillit le Comité régional de libération italien et la CGT. Les bâtiments, évidemment défascisés, revinrent sous la tutelle de Rome et revêtent aujourd’hui une dimension patrimoniale peu connue.
Pour mener son étude à bien, Stéphane Mourlane a dépouillé de nombreuses archives et une vaste bibliographie. Il a trouvé des photographies anciennes qui font revivre la Casa fasciste. Cette riche documentation lui permet de présenter un livre passionnant et d’éclairer un angle quasi-mort de l’historiographie provençale. L’esprit critique et l’honnêteté de l’auteur ne sont jamais pris en défaut. Cette recherche dépasse le cas strictement marseillais et fait mieux comprendre les instruments et l’action de la propagande, l’emprise d’un État totalitaire. La Casa d’Italia de Marseille : une petite Rome en exil.
Sommaire
Fondations
Terrain instable
Forces contraires
Lézardes
Fragmentation
Maître d’œuvre
Assainissement
Scellement
Constructions
L’hospitalité de la Société italienne de bienfaisance
Le chantier
Une architecture fasciste ?
La propagande sur les murs
Le théâtre des Italiens
Organisations
La maison consulaire
La maison du fascio
Une maison de bienfaisance
Une maison de soins
La maison du Dopolavoro
Une salle de spectacle et de cinéma
Un terrain de sport
Éducation
Le Doposcuola
L’école Dante Alighieri
Les écoles des orphelinats
L’école Silvio Carcano
Des autorités françaises vigilantes
Des enseignants en service commandé
Des salles de classe comme lieux de culte
Leçons d’Italie et de fascisme
Des élèves difficiles
Balilla
Vacances italiennes
Célébrations
Amitiés françaises
Campionissimi d’Italie
Fêtes nationales et fascistes
Culte du martyr
Pour l’Empire
Gloire à Dieu… et à l’Italie
Mutations
État des lieux
Une maison assiégée ?
Une maison en état de guerre
Une maison sous occupation
Une maison libérée
Une maison rénovée
Une maison à réhabiliter ?
Sources