« La désoccidentalisation des savoirs »
par Thomas Brisson
En tribune cette semaine pour le Groupe de recherche Achac, Thomas Brisson, professeur de sciences politiques (Université Paris VIII) et chercheur (Cresppa-LabTop/CNRS-Paris et Maison franco-japonaise/CNRS-Tokyo), partage une version remaniée de l’introduction de sa dernière publication, La désoccidentalisation des savoirs (La Découverte, 2025). Cette notion, relativement courante en sciences sociales et au sein des études postcoloniales, renvoie à deux dynamiques en apparence contradictoires : d’une part, les savoirs occidentaux se sont imposés en marginalisant, voire en remplaçant, des connaissances locales ou autochtones ; d’autre part, leur prétendue supériorité a été remise en question et contestée par ces mêmes modes de pensée. L’hypothèse avancée par Thomas Brisson est que ces deux processus, loin de s’exclure, sont en réalité complémentaires et imbriqués. En interrogeant l’universalisme des sciences humaines occidentales et les critiques formulées à leur encontre dans les pays du Sud, il plaide pour une « hybridation des savoirs », accompagnée de formes alternatives de collaboration entre les mondes savants. La première partie de l’ouvrage propose ainsi d’aborder la désoccidentalisation des savoirs comme un processus de diffusion et d’homogénéisation, en revenant sur les voyages et missions de lettrés et d’étudiants de sociétés non-occidentales et leurs effets sur l’intégration des disciplines occidentales, l’adaptation du langage et la manière de penser la temporalité dans leurs pays d’origine. La deuxième partie envisage quant à elle le processus de désoccidentalisation comme une critique des savoirs occidentaux, en mettant en lumière les stratégies de contestation de leur caractère ethnocentrique et le développement d’autres sources de savoirs.
Peut-on rendre compte du capitalisme indien au XXIe siècle à la lumière des textes de Max Weber, pour qui le capitalisme moderne trouvait ses origines dans les transformations de l’éthique religieuse en Occident et « dans une forme spécifique de “rationalisme” propre à la culture occidentale » ? L’analyse du suicide au Japon peut-elle être menée dans les termes utilisés par Émile Durkheim pour analyser ce phénomène dans la société française de la fin du XIXe siècle ? Quels problèmes pose l’historiographie occidentale moderne au sein du monde arabe, qui avait sa propre tradition d’écriture de l’histoire depuis le IXe siècle de l’ère commune, ou en Chine, où les annales dynastiques se comptent en milliers de volumes et couvrent plusieurs millénaires ? Qu’impliquent en regard les tentatives de refonder une sociologie autour d’un penseur médiéval arabe comme Ibn Khaldoun, de construire une psychologie asiatique à l’aide des textes classiques du bouddhisme ou encore d’inventer des modernités alternatives à celles de l’Occident ?
Ces questions, symétriques, renvoient aux difficultés que soulève la « désoccidentalisation des savoirs ». La notion que désigne cette expression est devenue relativement courante en sciences sociales et au sein des études postcoloniales. Elle représente en effet un approfondissement critique d’une démarche plus générale qui entend rendre compte de la production des savoirs en les rapportant à leurs contextes d’émergence. Le fait que les sciences sociales et humaines aient été initialement développées en Occident, au XIXe siècle, par des intellectuels européens puis étasuniens, a ainsi alimenté une réflexion sur l’universalisation contestable de leurs concepts pour appréhender les réalités d’autres cultures, où ils ont été importés à la faveur d’échanges asymétriques.
La désoccidentalisation des savoirs ouvre ainsi une série de questionnements sur les ressorts et les effets de la globalisation des sciences humaines occidentales. Elle met en lumière le caractère à la fois massif et ambivalent de leur diffusion, qui renvoie à une forme de tension : ces disciplines se sont aujourd’hui acclimatées à l’ensemble du monde, mais la greffe continue de susciter des interrogations sur les biais qu’implique le fait de passer par des sciences élaborées par d’autres pour se penser soi-même. D’où également des stratégies d’émancipation consistant à s’appuyer sur des traditions savantes alternatives ou à projeter le dépassement des dispositifs de connaissance actuels dans un espace au sein duquel l’épistémè occidentale n’occuperait aucune centralité.
À première vue, la désoccidentalisation en question recouvre donc deux processus opposés. Le premier décrit la globalisation des savoirs occidentaux dont l’appropriation au-delà de leur contexte d’émergence leur a permis de supplanter ou, en tout cas, de « déréguler » les savoirs autochtones ; alors que le second désigne la mise en cause de leur hégémonie au nom d’autres modes de pensée qu’il s’agit de revaloriser ou d’inventer. À l’unification d’un côté semble donc répondre la pluralisation de l’autre. Or l’hypothèse que l’on défend est que, loin de s’opposer, ces deux mouvements sont en réalité complémentaires et imbriqués.
Une telle grille de lecture, à vrai dire, n’est pas tout à fait nouvelle pour qui s’intéresse aux phénomènes de globalisation. Que celle-ci soit à la fois un processus de diffusion et de résistance à la diffusion, d’homogénéisation et de diffraction, d’interconnexion à vaste échelle et de redéfinitions locales et contextuelles a été mis en lumière par plusieurs études sur la mondialisation. La globalisation réunit et sépare à la fois, et celle des savoirs occidentaux ne fait pas exception : elle s’est elle aussi traduite par une homogénéisation et une pluralisation des régimes de connaissances, résultats d’un accroissement des interdépendances intellectuelles, scientifiques et politiques entre le monde euro-américain et ses différents voisins.
Reste à préciser comment se sont articulées ces différentes modalités pour saisir les coordonnées entrelacées de nos mondes savants. Pour cela, nous aborderons donc, dans un premier temps, la désoccidentalisation des savoirs comme un processus de diffusion et d’homogénéisation. Il s’agit probablement de la manière la moins commune d’envisager cette notion, la perspective critique revendiquée par les études postcoloniales restant mieux connue. C’est pourtant ce processus qui a été historiquement premier et qui a contribué à globaliser ces savoirs que l’on regroupe sous le nom de « sciences humaines ». Ces dernières sont nées en Europe, autour du XIXe siècle, à la faveur de transformations, indissociablement sociales, économiques, politiques et scientifiques, propres à la modernité européenne. Elles se sont ensuite progressivement implantées au-delà du contexte européen. Leur adoption, en cela, a suivi une tendance plus générale à l’exportation des modes de vie et de pensée de l’Europe, un processus indéniablement renforcé par les conquêtes impériales et coloniales. En somme, comme l’État-nation, le capitalisme ou les armées modernes, les savoirs occidentaux ont fait partie de ces « inventions » occidentales qui se sont progressivement « universalisées ».
Ces enjeux deviendront plus évidents lorsqu’on abordera, dans le premier chapitre, ce qui fut l’un des premiers vecteurs de diffusion des sciences européennes : les missions et voyages de lettrés entre diverses sociétés non occidentales et l’Europe du XIXe siècle. Il mettra aussi en lumière l’existence d’autres modalités de circulation : individuellement, sans passer par des missions officielles, des étudiantes et étudiants rejoindront les universités européennes ou étasuniennes pour s’y familiariser avec des connaissances qui étaient loin d’être réductibles aux besoins des États. Par là se fait jour une tension entre savoirs au service des pouvoirs et savoirs à visée émancipatrice que l’on verra traverser l’ensemble de l’ouvrage.
Découvrir des savoirs en Occident était une chose. Les rapporter et les diffuser sur place en était une autre. Le deuxième chapitre se penche sur cette articulation entre allers et retours : comment les étudiants-missionnaires, les jeunes diplômés en Europe ou les fonctionnaires locaux ont-ils ensuite œuvré pour que les disciplines occidentales soient acclimatées dans leurs pays ?
Le troisième chapitre, le dernier de la première partie, poursuit ces questionnements à un niveau plus général. Dans la lignée du chapitre précédent, nous nous intéresserons tout d’abord à l’invention/traduction en japonais, en chinois et en arabe du mot « société », dont la notion se référait alors à une forme d’association humaine totalement inédite. Nous nous intéresserons ensuite à la question de la temporalité : penser le temps comme une succession séquentielle et logique d’événements, orientée de manière linéaire (ce que nous appelons le temps historique, souvent représenté sous la forme d’une flèche), est en réalité une conception typique d’un raisonnement historique moderne et occidental.
La deuxième partie se penche sur le processus de désoccidentalisation entendu cette fois comme critique des savoirs occidentaux : il ne s’agit plus tant de faire siennes les sciences sociales que d’élaborer des stratégies pour en contester le caractère ethnocentrique.
Le quatrième chapitre, qui ouvre cette seconde partie, se penche sur trois notions centrales des stratégies contre-hégémoniques. Pour se libérer des impérialismes occidentaux, au XXe siècle, les acteurs de la décolonisation ont entendu construire des nations indépendantes ; des penseurs ont défini les peuples comme étant chacun détenteur d’une culture propre ; nombre d’entre eux ont fait leur le projet d’un socialisme qui permettrait la construction d’un ordre économique qu’ils espéraient plus juste. Or ces notions étaient non seulement des concepts initialement forgés en Occident, mais l’incarnation des idées qu’ils représentaient supposait de mobiliser des savoirs qui en étaient également issus. Ainsi, il s’est agi de mobiliser des savoirs occidentaux dans l’espoir de les retourner contre l’Occident.
Le cinquième chapitre poursuit cette exploration des stratégies par lesquelles plusieurs intellectuels des Suds ont cherché à remettre en cause la centralité des savoirs de l’Occident. Une grande partie de la force d’attraction des savoirs européens a consisté en ceci qu’ils apparaissaient nouveaux et modernes. Mais il était possible de mettre en question leur ascendant en montrant que, bien avant eux et en dehors de l’Europe, d’autres traditions de pensée avaient anticipé leurs intuitions.
Le sixième chapitre forme en quelque sorte le miroir inversé de celui qui le précède, puisqu’il montre que fut aussi développée une stratégie de dépassement par l’aval, en imaginant cette fois comment le futur pourrait donner droit à l’expression de modernités alternatives et permettre l’ouverture d’espaces de pensée pluriels, dans lesquels l’Occident ne jouirait d’aucune position particulière.
SOMMAIRE
Introduction
1. Missions et voyages : s’approprier les sciences de l’Occident
- En mission : États et lettrés à la découverte des savoirs occidentaux
- Missions égyptienne et japonaise en comparaison
- Voyageurs et étudiants en Europe : les modalités individuelles de l’appropriation des savoirs de l’Occident
2. Le lointain fait proche : transformer les institutions de savoir dans les pays non occidentaux
- Les logiques plurielles de la diffusion mondiale de l’université européenne
- Le destin global des disciplines scientifiques occidentales
3. Changer les cadres du pensable : reconfigurer le langage et la temporalité
- Shakai, Shehui, Jam’ia : traduire/dire la société en japonais, en chinois et en arabe
- Sciences sociales et temporalités historiques
4. Nations, cultures, socialisme : des usages politiques des savoirs de l’Occident en contextes non occidentaux
- Classer-compter les peuples
- Forger les langues nationales
- Définir des cultures
- Bâtir le socialisme
5. Précurseurs alternatifs – en amont de l’Occident
- Bouddhisme et psychologie : une analyse alternative de la vie psychique
- Ibn Khaldoun aux origines des sciences sociales
6. Modernités et épistémès alternatives – en aval de l’Occident
- Dépasser la modernité ?
- Des modernités globales ?
- Des modernités alternatives ?
- Des modernités coexistantes ?
Conclusion