La question revenait sans cesse. Qui, à la fin de 1943, à Toulouse, avait agi pour faire arrêter et déporter le nageur Alfred Nakache ? Il était revenu d’Auschwitz et de Buchenwald. Mais sa femme Paule et sa petite fille Annie avaient été gazées dès leur arrivée. Plusieurs livres récents, notamment Le nageur de Pierre Assouline – avaient désigné un coupable. Jacques Cartonnet, le rival d’Alfred Nakache, qui avait adhéré au parti fasciste de Jacques Doriot. Au mois de décembre 1942, il cassait les vitrines des magasins juifs de la ville rose. Pourtant, malgré tous les soupçons, aucune preuve de la dénonciation n’avait pu être apportée.

Pour aller plus loin dans cette affaire, Yves Pourcher qui avait publié Brasse papillon (Gaussen, 2021), un roman histoire sur le sombre Jacques Cartonnet, a relancé l’enquête. En fouillant de tous côtés, il a fini par exhumer aux archives de la justice militaire conservées au Blanc, dans l’Indre, un dossier qui apporte de nouvelles révélations. Un autre nageur, plus jeune et moins titré, est accusé. Pourtant Roland Pallard – c’est lui ! - et Alfred Nakache ont été très proches. Ils s’étaient rencontrés en 1937 au Club nautique de Paris et avaient nagé ensemble en Allemagne, Belgique, Angleterre. Déchu de sa nationalité et chassé du lycée où il enseignait par les lois de Vichy, Alfred Nakache s’était réfugié à Toulouse où le père Pallard avait acheté pour lui un gymnase. Le nageur pouvait vivre et s’entraîner. Le 6 juillet 1941, à la piscine du Cercle des nageurs de Marseille, il avait battu le record du monde du 200 mètres brasse. Au mois d’août 1942, aux championnats de France organisés à Lyon, Alfred Nakache gagnait les 100, 200 et 400 mètres nage libre ainsi que le 200 mètres brasse. Il était devenu le plus titré des nageurs français. Mais une brouille, sportive et commerciale balaya tous les sentiments. Les frères d’hier devinrent des ennemis.

Dans les pièces de l’instruction collectées par les juges militaires, Yves Pourcher a trouvé de nouveaux témoignages. Pour la première fois, Alfred Nakache raconte son arrestation. Les agents de la Gestapo, qui l’interrogent, prétendent détenir vingt-cinq lettres anonymes de dénonciation. Ils l’accusent aussi de propagande antiallemande et de trafic d’or et de diamant. Plusieurs individus auraient également agi : des antisémites, des jaloux, les membres du commissariat aux questions juives. La présence de deux autres individus, les frères Foucher-Créteau, aux comportements complexes et ambigus, trouble encore le tableau. Car l’action du mouvement de résistance qu’ils ont créé, les Légions françaises anti-Axe, auquel Alfred Nakache appartient, se révèle maladroite.

Ce qui apparaît de façon très claire dans cet ensemble est bien la confusion de l’époque. L’équivoque, le double jeu, le retournement agissent partout. Alors un seul coupable ? Ou plusieurs, et successivement. D’autant plus qu’au même moment, la presse antisémite de la zone nord s’acharne sur Alfred Nakache. Mais peut-être l’arrestation d’Alfred Nakache était-elle la conséquence funeste de la plainte que le père Pallard avait déposée à la police après avoir reçu une lettre de menace de mort ? Celle que lui avait envoyée le mouvement de résistance. Dernière possibilité – la plus plausible et que Yves Pourcher retient en fin de compte – qui nous enseigne sur la grande faute et la responsabilité du pouvoir – Alfred Nakache aurait été arrêté parce que Vichy avec ses deux statuts de juifs et ses multiples fichiers avaient préparé les déportations. 

Ainsi Serge Klarsfeld, dans ses travaux, rappelle-t-il que ceux qu’on arrêtait l’étaient tout simplement parce qu’ils se trouvaient à l’adresse indiquée aux autorités. Dès lors la leçon de cet ouvrage d’enquête et de micro histoire saute aux yeux : la faute originelle est bien à chercher du côté du pouvoir et de ses chefs. Elle est donc essentiellement collective.