Les tribunes

Titre Les tribunes
« François Mitterrand « décolonisateur » ? Du mythe à l’histoire… » par Nicolas Bancel & Pascal Blanchard 

« François Mitterrand « décolonisateur » ? 
Du mythe à l’histoire… »

par Nicolas Bancel & Pascal Blanchard 

« François Mitterrand « décolonisateur » ? Du mythe à l’histoire… » par Nicolas Bancel & Pascal Blanchard 

À l’occasion des Rendez-vous de l’histoire de Blois, les historiens Pascal Blanchard et Nicolas Bancel (CRHIMLausanne) présenteront, aux côtés des historiens Benjamin Stora (Université Sorbonne Paris NordInstitut national des langues et civilisations orientales (Inalco)), Sandrine Lemaire (Lycée Jean Jaurès, Reims), Vincent Duclerc (Chercheur titulaire / Inspecteur Général de l'Education nationaleEHESS - École des hautes études en sciences sociales (CSI)) et Judith Bonnin (Université Bordeaux Montaigne), leur nouvel ouvrage François Mitterrand, le dernier empereur. De la colonisation à la Françafrique (Éditions Philippe Rey, 2025). La rencontre, animée par le journaliste Pierre Haski (France InterLe Nouvel Obs), se tiendra à la Halle aux grains le samedi 11 octobre à 16h30

À cette occasion, les deux historiens publient une tribune pour Libération, dans laquelle ils reviennent sur le parcours colonial et postcolonial de François Mitterrand, dont la biographie officielle continue de présenter l’image d’un « décolonisateur ». En s’appuyant sur les faits et les archives, ils rappellent que, de l’Indochine à l’Algérie, du Cameroun à l’Afrique subsaharienne, François Mitterrand fut d’abord un « homme de l’empire », défenseur de l’Union française et acteur d’une politique de répression. Les auteurs montrent comment, après 1958, l’ancien ministre a patiemment réécrit son propre récit pour se construire une légende anticoloniale et tiers-mondiste, aujourd’hui encore peu interrogée. De la guerre d’Algérie au génocide des Tutsis au Rwanda, de la continuité de la Françafrique aux interventions militaires en Afrique, Pascal Blanchard et Nicolas Bancel mettent en lumière la permanence d’une vision impériale au cœur du mitterrandisme. Des appels à la répression impitoyable à la feinte ignorance des tortures commises par les forces françaises, le passé colonial de l’ancien président socialiste est bien éloigné de ses propres réécritures flatteuses, reprises aujourd’hui encore sur le site de l’Elysée.

À l’occasion des « Rendez-vous de l’histoire »qui se tiennent à Blois du 8 au 12 octobre 2025, les journalistes de Libération invitent une trentaine d’historiens (le Libé des historien-nes sous le pilotage de Benjamin Stora pour porter un autre regard sur l’actualité - il vient de publier un essai avec pascal Blanchard « Doit-on s’excuser de la colonisation ? » ). Retrouvez ce numéro spécial en kiosque jeudi 9 octobre et  avec notamment un focus sur le travail de « Roméo Mivekannin, à draps ouverts » (avec qui le Groupe de recherche Achac travaille depuis des années sur le passé colonial), un article de Philippe Artières, « L’Etat français a-t-il manqué de mémoire en envoyant des CRS en Martinique ? » et celui d’Arnaud Fossier, « Face à la droitisation de l’histoire, il faut en finir avec l’illusion molle de l’impartialité ». 

En 2025, soixante-dix ans après les faits, on peut analyser le parcours de François Mitterrand en s’attachant à sa posture au cœur des décolonisations en prenant comme point d’attache l’année 1955. Il n’est plus alors ministre de l’Intérieur (depuis février 1955), pas encore garde des Sceaux (il le sera en février 1956), le conflit indochinois a été long (1946-1954), la guerre d’Algérie a commencé l’année précédente (1954), la crise politique s’installe au Maroc et en Tunisie depuis deux ans et la bascule est proche au Cameroun (mai 1955) pour une guerre totale. Il n’a, cette année-là, plus de solidarité gouvernementale ni de devoir de réserve à respecter et l’entière liberté de s’exprimer… Que fait-il ? Que dit-il ? Rien. Il regarde passer le train de l’histoire, sa vision est celle d’un conservateur, certes réformiste, mais un homme de « réformes » qui visent d’abord à sauvegarder l’empire.

Croyance dans la grandeur coloniale de la France

Décolonisateur, il ne l’est pas, ou alors dans la réécriture de ce passé et dans sa propre prose pendant quarante ans, pour offrir le récit d’un « homme de gauche » sur ses « engagements » d’alors. Nous le savons désormais, il s’agit d’un mythe. La croyance dans la grandeur coloniale de la France est chevillée à son âme depuis ses 15 ans et sa visite de l’Exposition coloniale à Vincennes (1931), depuis ses engagements pour la conquête mussolinienne de l’Ethiopie (1935), depuis ses voyages en Algérie (1947) et en Afrique subsaharienne (AOF et AEF, 1949-1950), depuis son passage au ministère de la France d’outre-mer (1950-1951), à travers son combat au sein de l’Union démocratique et socialiste de la Résistance, pour défendre l’Union française…

Et pourtant, en consultant sa «bio officielle» sur le site de l’Elysée, on peut lire qu’à la suite de sa présence au ministère de la Justice (jusqu’en mai 1957, en pleine bataille d’Alger et alors que la guerre au Cameroun est à son paroxysme), alors que c’est son tout dernier poste ministériel et qu’il n’en retrouvera plus aucun malgré ses multiples tentatives (notamment pour être président du Conseil), il aurait refusé les responsabilités ministérielles «qu’on lui offre dans les derniers cabinets de la IVe République, dont il désapprouve la politique algérienne».

L’historien est subjugué, c’est tout simplement faux, une manipulation de la réalité des faits et du parcours du sphinx à cette époque. Sur certains moments de ce récit, des travaux ont été proposés (notamment par Benjamin Stora) : François Mitterrand est ministre de l’Intérieur lors du déclenchement de la guerre d’Algérie (l’Algérie est alors constituée de départements « français » et donc sous sa responsabilité). Sa réaction est immédiate, appelant à une répression impitoyable de l’insurrection. Par la suite à la Justice, il réprime sans hésitation, feindra d’ignorer la torture dont il est parfaitement informé et accompagnera la politique de Guy Mollet. Il est celui qui proposera le moins de grâce pour les condamnés à mort du FLN. Et lorsque l’Algérie devient enfin indépendante en 1962, au terme d’une guerre inutile et meurtrière, il exprime son profond désarroi devant ce dénouement.

La réécriture de sa propre histoire

Comme expliquer qu’aujourd’hui encore, subsiste l’image d’Épinal d’un François Mitterrand progressiste et visionnaire sur le sujet des décolonisations ? Tout d’abord parce qu’après l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle (1958), il va mettre à profit sa traversée du désert au début des années 1960 pour réécrire sa propre histoire. De la même manière qu’il a constamment menti ou édulcoré son engagement à Vichy, il s’attache alors à échafauder sa légende « anticoloniale », tout en s’affirmant comme tiers-mondiste pour se positionner au sein de la gauche française et laisser croire une continuité entre ses engagements passés et présents.

Depuis personne, à droite ou à gauche – où alors de manière marginale ou inaudible –, n’a remis en cause ce parcours. Depuis, les porteurs de sa mémoire sont sur le front, réécrivant ce passé, contestant les travaux et commissions d’historiens (notamment sur le Rwanda), entretenant le mythe… Dans un tel contexte, Emmanuel Macron, qui a entrepris de mettre à jour les ombres du passé colonial et postcolonial en France, à travers la mise en place de plusieurs commissions d’historiens (sur l’Algérie, le Cameroun, le Rwanda, et bientôt sur Haïti et Madagascar), n’a pas osé réviser ce passage déformé de l’histoire coloniale du pays sur le site de l’Elysée.

Un premier pas, simple et symbolique

On ne touche pas aux anciens présidents… ni à leur mémoire. C’est une règle non écrite et encore usitée traditionnellement dans les palais de la République.

Pourtant, l’histoire est limpide. S’installant dans le trône confortable offert par une Ve République qu’il avait toujours vilipendé, François Mitterrand commence par congédier en 1982 Jean-Pierre Cot du ministère de la Coopération ; il reprend ensuite – ni plus ni moins – la politique de la Françafrique inaugurée par le général de Gaulle ; il impose l’amnistie en novembre 1982 pour les généraux putchistes de l’Algérie française (y compris Salan, qu’il avait déjà défendu lors de son procès) ; il rêve pendant des années de construire un mémorial nostalgique de l’empire à Marseille.

Par la suite, sa politique est marquée par un soutien constant aux régimes souvent autoritaires et corrompus en Afrique ; les scandales affairistes se succèdent (mettant en cause notamment son fils Jean-Christophe) comme le double jeu (comme en Afrique du Sud) ; les interventions militaires directes – une trentaine – et indirectes traversent ses deux septennats (aucun autre pays, aucun autre président, n’aura autant engagé d’action militaire sur le continent). De son soutien à la conquête par l’Italie fasciste de l’Ethiopie au génocide des Tutsis au Rwanda, le parcours de François Mitterrand est limpide, et son discours très tardif à La Baule n’y change rien.

Soixante-dix ans après son passage au ministère de l’Intérieur et trente ans après son départ de la présidence de la République, il est temps d’interroger le rôle colonial et postcolonial de François Mitterrand. Un premier pas, simple et symbolique, serait d’actualiser sa biographie sur le site de l’Elysée… et cela serait le signe qu’une page (d’histoire) se tourne enfin sur un passé qui ne passe pas.