Indispensables et Indésirables.
Les travailleurs coloniaux
de la Grande Guerre
par Laurent Dornel
Laurent Dornel, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, normalien et agrégé d’histoire, développe un pan historiographique majeur avec son ouvrage Indispensables et indésirables à paraître le 30 janvier 2025. Alors que l’enrôlement de soldats coloniaux durant la Grande Guerre est bien documenté, l’auteur revient sur le destin encore peu analysé de milliers d’hommes recrutés comme main-d’œuvre par l’État français dans ses colonies et en Chine. Laurent Dornel explore ainsi un épisode marquant de l’histoire des migrations vers l’Hexagone, ainsi que de l’émergence des premières politiques migratoires et « d’accueil » de l’État. En effet, à travers cette vaste entreprise visant à pallier la grave pénurie de main-d’œuvre en métropole, l’auteur souligne les degrés d’implication du gouvernement dans le recrutement de travailleurs coloniaux. Le Groupe de recherche Achac a d’ailleurs consacré un pan de son exposition « Étrangers & soldats coloniaux dans l’armée française » à ces travailleurs qui ont joué un rôle essentiel dans l’histoire de France. En tribune cette semaine, Laurent Dornel présente son travail sur cette immigration « organisée » qui a durablement marqué l’histoire migratoire de la France.
Si la participation de soldats coloniaux pendant la Grande Guerre est déjà documentée, ce livre ouvre un nouveau pan historiographique. Grâce à des archives inédites, l’auteur (Laurent Dornel) retrace le destin des milliers d’hommes qui, recrutés comme main d’œuvre par l’État français, dans les colonies et en Chine, furent envoyés dans l’Hexagone pour remplacer les Français partis à la guerre. Il explore ainsi l’émergence des premières politiques migratoires et « d’accueil » organisées par l’État, qui soulevèrent déjà de brûlants débats sur l’« utilité » et la « désirabilité » de ces travailleurs qui bouleversent l’ordre racial.
À partir de 1916, afin de pallier la grave pénurie de main-d’œuvre en métropole, le gouvernement français décide de prendre en main non seulement le recrutement de travailleurs dans les colonies (Indochine, Afrique du Nord, Madagascar et Chine), mais aussi leur acheminement, leur affectation professionnelle et leur gestion quotidienne. Cette première expérience d’immigration « organisée », qui conduit en métropole quelque 220 000 hommes considérés avant tout comme des indigènes, ne manque pas de secouer l’ordre racial et les habitudes coloniales. Comment faire travailler ces indigènes tout en les maintenant à l’écart des Français, comment transformer des indigènes en producteurs ? Comment empêcher leurs contacts avec les Français et surtout les Françaises ? Comment transposer la domination coloniale en métropole ?
Pour préparer leur acclimatation au sein de l’appareil productif, les autorités métropolitaines, puisant dans les sciences coloniales, répartissent spatialement et sectoriellement ces travailleurs selon les critères raciaux de l’époque tout en les assujettissant à un nouveau régime militaro-administratif. De leur côté, les autorités locales des territoires coloniaux s’opposent au départ de ces hommes qu’elles considèrent comme leurs sujets : elles craignent la perte d’une main-d’œuvre déjà insuffisante et s’inquiètent des effets émancipateurs que leur séjour en métropole pourrait avoir au moment de leur retour dans leurs territoires d’origine. En effet, arrivés en France, ces travailleurs font souvent preuve d’une étonnante capacité d’action qui tend à les affranchir de leur statut de sujets. En métropole aussi des voix s’élèvent pour protester contre l’emploi des coloniaux : ceux-ci se révèlent indispensables à l’économie de guerre mais bousculent aussi les certitudes – culturelles, raciales et sexuelles, au point d’apparaître comme des indésirables.
Cet épisode est peu connu alors qu’il a laissé un matériau pléthorique, qu’il s’agisse d’archives (Service historique de la Défense, à Vincennes, Archives nationales d’outre-mer, à Aix-en-Provence) ou d’une vaste production imprimée (littérature grise, articles de revues, interventions d’experts divers, etc.). Dans le livre, l’auteur propose ainsi de (re)découvrir le destin des travailleurs coloniaux de la Grande Guerre qui ont si durablement marqué l’histoire migratoire de la France.
Sommaire
Une pénurie inédite de main-d’œuvre
Une histoire encore très largement méconnue
Une histoireprometteuse
À l’originede l’indésirabilité de l’immigration coloniale
Des indigènesen métropole
1. Les colonies, un « merveilleux réservoir d’hommes »
Une réserve de soldats
Un vivier de travailleurs
Une réorganisation générale du marché du travail
Organiser la main-d’œuvre coloniale
2. Quelle administration pour la nouvelle immigration coloniale ?
Un nouveauservice pour les travailleurs coloniaux
Le dépôt de Marseille, plaque tournante de l’immigration coloniale
Une réglementation spécifiqueinspirée par l’anthropologie coloniale
Le SOTC, un service au cœur de rivalitésministérielles
3. Les travailleurs coloniaux, portrait de groupe
Un maquisréglementaire
Des hommes venus surtout d’Afriquedu Nord et d’Asie
Une divisionraciale du travail?
4. Discipliner et identifier
Discipliner la main-d’œuvre coloniale
Identifier les populations coloniales : du livret à la carte
5. Une politique indigène en métropole ?
Acculturer, distraire,éduquer
Contrôler et surveiller
Quand Alger fâche Paris
6. Insubordinations
Face au travail, un répertoire d’actionsvarié
Une « subculture dissidente» ?
« Ils ont perdu tout respect de l’Européen » : Une infrapolitique des travailleurs coloniaux?
7. La grande peur : unions interraciales et métissage
Des relations intimes aux « conséquences fâcheuses » : naissance d’un problème global
La réactiondes autorités publiques
Une grande peur exacerbée par la démobilisation (1919-1920)
8. Le retour, et après ?
Un sauve-qui-peut administratif
Des « hommes nouveaux » ?
De nouveaux indésirables ?
Conclusion
Après la guerre, une surveillance maintenue
Indésirables musulmans
Un tournant dans la racialisation de la société française
Vers la lutte des races ?
Que faire de la main-d’œuvre coloniale ?