« La France, raciste ? Mieux construire les termes du débat »
par Michel Wieviorka

Cette semaine, une lettre spéciale dédiée à l’actualité autour du racisme et son analyse. Le sociologue Michel Wieviorka, membre du Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS), propose en ouverture en tribune cette semaine pour le Groupe de recherche Achac une réflexion approfondie sur l’évolution du racisme en France. Cette tribune fait suite à un article publié dans The Conversation dans lequel il interrogeait la manière dont ce phénomène se transforme, se manifeste et se mesure, à la lumière d’un fait d’une gravité extrême : le meurtre, le 25 avril 2025, d’un jeune homme noir dans une mosquée du Gard, alors que l’auteur des faits proférait des propos à la fois racistes et antireligieux. Les interrogations soulevées par Michel Wieviorka ne sont pas nouvelles ; elles traversaient déjà son ouvrage La France raciste (Seuil, 1992). Pourtant, y apporter des réponses demeure une entreprise délicate. Le racisme, dans ses multiples formes et expressions, échappe souvent à toute tentative de modélisation linéaire. Il évolue, se recompose, et s’ancre dans des contextes historiques, sociaux et politiques en perpétuelle mutation. À cet égard, l’usage des instruments statistiques, bien qu’indispensable, révèle ses limites : nombre de comportements échappent à la catégorisation, tandis que certains cadres d’analyse peinent à rendre compte de la complexité des dynamiques à l’œuvre. Par ailleurs, l’apparition de nouveaux concepts dans le débat public exige une réactualisation constante des grilles de lecture, afin d’éviter les simplifications abusives.
Dans cette tribune, l’auteur plaide pour un approfondissement des dispositifs de recherche et une rigueur renouvelée dans l’approche de ces phénomènes. Il souligne notamment la nécessité de renforcer les études de terrain, de développer une pensée théorique exigeante, et de clarifier les termes, notions et outils mobilisés. S’il dresse un constat sans complaisance de l’état actuel de la société française face au racisme et à l’antisémitisme, Michel Wieviorka ouvre également des perspectives : celles d’un travail scientifique renouvelé, lucide et engagé, apte à éclairer l’action publique et à nourrir le débat démocratique.
Il existe du racisme en France, ce qui ne signifie pas que le pays serait en lui-même tout entier raciste. Le phénomène est-il dans une phase d’expansion ? La réponse devrait être prudente. Le racisme transite par diverses formes – discriminations, violences, préjugés, ségrégation, etc. – les unes éventuellement à la hausse, d’autres à la baisse. Il suffit qu’un attentat réussisse ou échoue pour que les chiffres de la violence raciste s’emballent ou stagnent. Il se transforme, et l’antiracisme aussi. Qui aurait dit, il y a vingt ans, que des personnes se réuniraient en tant que « racisés » et pour parfois s’« autoraciser » ? Que progresserait l’idée d’un « racisme anti-Blancs » ?
Une force politique vecteur d’un racisme puissant peut tenter de le délaisser, et l’inverse aussi se rencontre : le RN veut se défaire de son antisémitisme congénital, la gauche de la gauche laisse pointer un antisémitisme de moins en moins masqué. La confusion est grande, aussi, car l’essentialisation vise la culture ou la nation - les Arabes - ou la foi - les musulmans - et pas seulement la nature. Le racisme anti-noirs confond les immigrés récents d’Afrique sub-saharienne et les populations ultra-marines issues de l’esclavage.
On évoque un antisémitisme ou un racisme d’« atmosphère », ce qui n’explique pas le passage à l’acte, dilue les responsabilités, empêche d’identifier les intellectuels, les politiques, les acteurs concrets du racisme et rend gazeux ce qui est pourtant solide, tangible. Des statistiques quantifient le racisme. Mais les données sur les actes sont plus systématiques pour l’antisémitisme, ce qui informe aussi sur l’ardeur mise à les produire, différente selon les groupes visés.
La mesure des discriminations raciales est rendue difficile par le refus des statistiques dites ethniques, dangereuses s’il s’agit du recensement qui avec elles donnerait une image ethnique de la République, mais utiles lorsqu’elles se limitent à un problème précis. Dire du racisme qu’il monte (ou décroît) débouche de graves amalgames. Un acte antisémite est signalé : haine religieuse, identification au terrorisme du Hamas ? À la nation palestinienne ? À l’islam ? À qui l’imputer : l’extrême droite, des immigrés, des agents de Moscou ? Quand l’anonymat règne : comment savoir ?
La haine de l’islam, en France, se conjugue à un racisme anti-arabe lesté de séquelles de l’époque coloniale et associé à la hantise de l’immigration : ne faut-il pas faire le tri dans ce type de significations ?
S’appuyer sur des connaissances sérieuses, des données fiables avant de se prononcer sur un évènement, ou sur un problème, ne pas aller plus vite que la justice, s’intéresser aux victimes de façon équilibrée quelle que soit leur identité d’origine ou religieuse devrait être la règle. Le droit et la raison voudraient que les responsables politiques soient aussi rapides à s’émouvoir pour l’homicide d’un musulman ou d’un noir que pour celui d’un Juif, sans électoralisme.
La boussole – les valeurs universelles – est ici vite affolée par toute sorte de phénomènes qui poussent à son dérèglement. Y résister, c’est préciser les catégories et outils d’analyse, démultiplier les recherches de terrain, dans la durée, ne pas tout attendre des sondages, dont les méthodes méritent discussion et amélioration. Et refuser l’intolérance.
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