Les tribunes

Titre Les tribunes
 « Nous ne sommes plus disposés à attendre encore la restitution des corps de nos ancêtres… » par Corinne Toka-Devilliers

 « Nous ne sommes plus disposés à attendre encore la restitution des corps de nos ancêtres… »

par Corinne Toka-Devilliers

 « Nous ne sommes plus disposés à attendre encore la restitution des corps de nos ancêtres… » par Corinne Toka-Devilliers

Corinne Toka-Devilliers, fondatrice de l’association guyanaise Moliko Alet + Po et descendante de Moliko — une femme exhibée à Paris dans le cadre des « zoos humains » — milite activement pour la restitution des restes humains originaires des territoires d’outre-mer. Ces individus, arrachés à leur terre natale et acheminés de force en Europe, furent exposés lors d’exhibitions ethnographiques et coloniales à Paris (notamment dans le cadre du Jardin d’acclimatation), bien souvent au péril de leur vie, avant d’être soumis à des études scientifiques et conservés dans des institutions muséales. Dans un contexte où les débats autour des restitutions culturelles et humaines connaissent un regain d’intensité (débats, enjeux législatifs, échanges diplomatiques…), cette revendication s’inscrit avec d’autant plus de force que la loi du 26 décembre 2023, facilitant les restitutions aux États étrangers, ne prévoit aucune disposition pour les collectivités d’outre-mer. Cette exclusion des outre-mer dans le champ de la loi ne fait qu’accentuer une attente déjà ancienne, nourrie par des années de dialogue avec les autorités resté sans traduction concrète malgré l’engagement de certains élus/élues au Sénat et à l’Assemblée nationale. Par l’intermédiaire de son association, Corinne Toka-Devilliers mène aujourd’hui un combat pour obtenir la restitution de six « restes humains » identifiés comme appartenant aux peuples kali’na et arawak, actuellement conservés au Musée de l’Homme à Paris. Pour le Groupe de recherche Achac cette semaine, Corinne Toka-Devilliers expose ses revendications à travers une tribune, initialement publiée dans Le Monde.

Il y a plus de cent trente ans, dans le cadre des exhibitions ethnographiques et coloniales à Paris, notamment dans le Jardin zoologique d’acclimatation du bois de Boulogne ou dans les grandes expositions universelles (1878, 1889, 1900…) ou coloniales (1894, 1896, 1906, 1907…), des populations de tout l’empire français étaient exhibées. Le but était de divertir les visiteurs, légitimer la colonisation, mettre à disposition des « spécimens » (vivants ou morts) pour les savants… Certains vont mourir dans ces zoos humains. 

Leurs corps ont alors été étudiés par les anthropologues, les médecins et les craniologues avant de finir leurs funestes périples dans les réserves des muséums. Depuis, leurs descendants des quatre coins du monde veulent retrouver et rapatrier les corps et les « restes » de ces ancêtres. Rien n’est plus normal que de vouloir honorer ses morts, faire mémoire, rendre un dernier hommage à ses ascendants. Certains sont originaires des territoires ultramarins français, et notamment de Guyane.

Alors que le passé colonial est en éveil sur tous les continents, en particulier en Afrique avec de nombreuses demandes de restitutions de biens culturels, et que plusieurs rapatriements de « restes humains » ont eu lieu (ou sont en cours) dans le cadre de recherches volontaristes de l’administration française et des musées (dont le Musée de l’Homme), le débat juridique et parlementaire sur le retour de ces « restes » semble bloqué dans les régions ultramarines.

Plusieurs promesses

Aujourd’hui, la France ne semble pas disposée à restituer à la Guyane six restes humains kali’na et arawak, retrouvés au Musée de l’homme. Les députés français laissent passer les « semaines transpartisanes », sans inscrire à l’agenda de I’Assemblée nationale cette loi  838 qui était attendue depuis des mois…

En effet, la loi-cadre du 26 décembre 2023 relative à la « restitution des restes humains appartenant aux collections publiques », promulguée par le président de la République [NDLR : et préparé par la ministre présidente de la Culture Rima Abdul Malak), n’a légiféré que sur la « restitution à des États étrangers » de ces « restes humains ». Les outre-mer ont été « oubliés » et nous attendons donc une extension de cette loi.

L’association Moliko Alet + Po a engagé des discussions avec la sénatrice Catherine Morin-Desailly [Union centriste, Seine-Maritime], rapporteure de la loi-cadre initiale, sur la non-recevabilité de la demande sur les six restes humains kali’na et arawak identifiés, répertoriés, localisés, et a fait part de son mécontentement. À l’époque, plusieurs promesses nous ont été données que la loi allait évoluer et que des solutions seraient trouvées. Une précision fut même intégrée dans cette loi-cadre de 2023 afin que le gouvernement trouve et réfléchisse dans des « délais raisonnables » à une solution sur le cas des Ultramarins de la Guyane.

Un communiqué de presse du 14 novembre 2024 annonçait ainsi le « lancement de la mission parlementaire confiée à Christophe Marion, député du Loir-et-Cher [Renaissance], autour de la restitution des restes humains issus d’outre-mer et de I’Hexagone appartenant aux collections publiques ».

À l’issue de ce travail exemplaire [NDLR : de Christophe Marion], à l’écoute de tous et de toutes, les députés n’ont tout simplement pas trouvé le temps de légiférer sur ce dossier ? Sans doute, après cent trente-trois ans d’attente, n’était-il pas « urgent » à leurs yeux.

Des cérémonies chamaniques

Pourtant, une délégation de hautes autorités coutumières de Guyane, de descendants, de représentants de la collectivité territoriale de Guyane, est venue à la rencontre des différents ministères (outre-mer, culture…), au Sénat, à l’Assemblée nationale et auprès de toutes les autorités compétentes, pour demander « le retour de [leurs] aïeux en Guyane sur leur terre ancestrale ». Des cérémonies chamaniques spirituelles ont été organisées au Jardin zoologique d’acclimatation (lieu de l’exhibition, devant la Fondation Vuitton), au Musée de l’Homme (où sont aujourd’hui les six corps), au musée du Quai Branly-Jacques-Chirac (lieu de conservation de leurs photographies issues de la collection Roland Bonaparte)…

Toutes les institutions gouvernementales nous ont fait des promesses positives. Une parole donnée devant un chamane et des yopotos (chefs coutumiers kali’na) reste une parole sacrée. Cette histoire est connue et hautement symbolique. Beaucoup ont découvert ces récits et leur violence dans le documentaire [NDLR : de Bruno Victor-Pujebet et Pascal Blanchard] diffusé sur Arte en 2018 Sauvages, au cœur des zoos humains.

Il n’est plus possible de regarder ce passé sans voir, sans vouloir faire mémoire, sans entendre ceux qui veulent retrouver leurs morts… Nos écoliers découvrent désormais ces narrations dans les manuels scolaires, et pourtant nos élus semblent ne pas trouver le temps d’y consacrer un vote.

Pour l’apaisement de nos âmes

Monsieur le président de la République, Emmanuel Macron, Monsieur le premier ministre, François Bayrou, Madame la ministre de la Culture, Rachida Dati, Monsieur le ministre des Outre-mer, Manuel Valls, Madame la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, que comptez-vous faire pour l’apaisement de nos âmes et notre deuil ?

Nous ne sommes plus disposés à attendre encore la restitution des corps de nos ancêtres après cent trente-trois ans de souffrance. Petite-fille d’une jeune femme exhibée comme une « sauvage » durant deux mois à Paris, je ne peux accepter que mes aïeux ne puissent revenir sur leur terre natale au prétexte que certains députés refusent de mettre à l’ordre du jour la loi-cadre  838 ! Pourquoi le gouvernement ne se saisit-il pas de ce sujet qui concerne toute la Guyane ? Je suis couani, je suis pékapé, je suis miacapo, je suis mayare, je suis makéré, je suis emo… Je suis les noms de celles et ceux qui ont été exhibés, observés et conservés dans des collections publiques avec des numéros d’inventaire ; et je réclame un juste droit : celui de retrouver la terre de mes ancêtres.

Ce sujet concerne la Guyane, mais aussi la France, qui doit désormais regarder en face son histoire et son passé colonial sans polémique.