Les tribunes

Titre Les tribunes
« Ils sont venus de loin et ont fait la France »  par Béatrice Bouniol pour La Croix

« Ils sont venus de loin et ont fait la France » 

par Béatrice Bouniol pour La Croix

« Ils sont venus de loin et ont fait la France »  par Béatrice Bouniol pour La Croix

Réalisé à la suite d’entretiens avec les historien.ne.s Naïma Yahi, André Rakoto, Stéphane Mourlane, Sylvie Chalaye et Pascal Blanchard, le dossier grand format de La Croix « Ils sont venus de loin et ont fait la France » revient sur cinq figures singulières et invisibles de notre histoire : Paulette Nardal, intellectuelle martiniquaise, Slimane Azem, poète et chanteur kabyle, Do-Hûu Vi, annamite pionnier de l’aviation, Rino Della Negra, footballeur et résistant, ou encore Habib Benglia, premier grand acteur noir de la scène française. Afin de rendre visibles ces personnalités issues de la diversité, un conseil scientifique, mis en place par la ministre déléguée à la Ville Nadia Hai, à l’initiative du chef de l’État, et présidé par l’historien Pascal Blanchard, a réalisé le recueil « Portraits de France », constitué de 318 fiches biographiques. Celles-ci seront mises en ligne très prochainement sur un site internet dédié et en format PDF, afin de permettre aux élus d’inscrire dans l’espace public ces figures oubliées.

Dessiner de nouveaux visages à la République ; rendre visible des personnalités issues de la diversité, celles des quartiers comme celles des anciennes colonies, qui ont choisi la France, au point parfois de lui offrir leur vie. Le chantier, lancé par le chef de l’État et conduit par la ministre Nadia Hai, arrive à son terme. La liste de ces figures exemplaires, 315 depuis la Révolution Française, a été remise à la ministre cette semaine, avant qu’un site Internet et qu’un recueil téléchargeable ne permettent d’accéder librement à leurs fiches biographiques.

Élus et associations sont invités à s’emparer de ce travail, mené par une équipe d’historiens et de sociologues coordonnée par Yvan Gastaut, et sous la direction d’un comité scientifique présidé par l’historien Pascal Blanchard, spécialiste de la colonisation et des immigrations, chercheur-associé au Centre d’histoire internationale et d’études politiques de la mondialisation à l’université de Lausanne.

Autour de lui, depuis octobre dernier, ils sont 18 à travailler à ce recueil. Des historiens et des chercheurs comme Pascal Ory, Rachid Benzine ou Naïma Yahi, des artistes et écrivains comme Leïla Slimani ou David Diop, mais aussi des membres de la société civile comme Aïssata Seck ou Salah Amokrane.

Les vies réunies dans cette première recension sont diverses dans leurs origines comme dans les combats qu’elles ont servis. Artistes, militants, savants, écrivains, sportifs, chercheurs, soldats… ils ont inventé, imaginé, versé sang et larmes pour la République. Parfois, l’obscurité a enveloppé leur histoire. Parfois au contraire, c’est la lumière crue de la célébrité qui a effacé leurs premiers pas d’étrangers ou d’immigrés. 

La Croix a choisi de raconter cinq de ces existences singulières. Intellectuelle antillaise en lutte pour l’égalité, jeune italien footballeur résistant, chanteur kabyle en exil, aviateur amanite tombé au front, ou premier comédien noir de la scène française, tous, venus de loin, ont fait la France.

 

 

Paulette Nardal, pionnière de la négritude

Récit réalisé à partir d’entretiens avec l’historien Pascal Blanchard

Elle fut l’une des premières. À dénoncer les zoos humains, à chercher un chemin au sein de l’espace colonial, à exposer la difficulté d’être « femme » et d’être « noire ». Paulette Nardal a tenu sous son regard lucide la société française de l’entre-deux-guerres. Elle en a scruté les plus infimes mutations, l’a bousculée. Mais il aura fallu, vingt ans après sa mort, l’énergie de quelques historiens pour ramener dans la lumière cette architecte oubliée de la négritude.

« Césaire et Senghor ont repris les idées que nous avions brandies et les ont exprimées avec beaucoup plus d’étincelles… nous n’étions que des femmes ! Nous avons balisé les pistes pour les hommes », expliquait-elle, dans les années 1970. Puis, plus précise encore, et non sans une pointe d’ironie : « Il est peut-être bon, même si cette influence n’a pas été, à leur avis, décisive, de leur rappeler que ces idées ont eu des promotrices qui, malheureusement, étaient des femmes. »

 L’histoire de Paulette commence à la toute fin du XIXe siècle, dans une famille de la petite bourgeoisie martiniquaise, très proche de l’église et des dominicains. Paul Nardal, son père, est ingénieur en travaux publics, diplômé des arts et métiers. L’un des premiers Noirs à occuper un tel poste, sans doute le premier en Martinique. Sa femme, la mère de Paulette et de ses six plus jeunes sœurs, est institutrice et pianiste accomplie.

 La musique, la poésie et l’art en général habitent la maison familiale, où des cloisons en bois légères permettent de former un petit théâtre, au fond de la salle à manger. Chez les Nardal, on préfère la valse à la biguine des bals et des mariages. Paulette étudie le piano, puis le violon, jusqu’à intégrer un orchestre. Comme sa mère, elle devient institutrice. Une existence légère, avant un premier virage soudain. À 24 ans, Paulette décide d’aller étudier, seule, à Paris.

 Rares sont les femmes à intégrer l’enseignement supérieur dans ces années 1920. Elle est la première femme noire et antillaise. À la Sorbonne, elle suit des études d’anglais, bientôt rejointe par sa sœur Jane qui s’inscrit en littérature. 

Sa thèse, elle la consacre à l’écrivaine abolitionniste Harriet Beecher Stowe. « On ne fait pas un diplôme d’études supérieures sur La Case de l’oncle Tom ! », s’étrangle son directeur. Forcée d’élargir son sujet, Paulette tient bon : elle traite, pour la première fois dans un mémoire académique, du sujet « racial ».

Dans ses mémoires, elle s’attarde peu sur son choix de venir « en métropole », comme on dit à l’époque. Peut-être un désir de fuir la société coloniale antillaise. Ou le goût de la liberté, forgé par les discussions entre artistes et intellectuels qui se succèdent à la table familiale. Mais ce qu’elle décrit précisément, c’est le choc à son arrivée. « Quelque chose a éclaté, se souvient-elle. Nous avons pris conscience de notre différence. À ce moment-là, nous nous sommes éloignées, peut-être sans en avoir pleinement conscience, du modèle blanc. »

Dans la capitale, les étrangers et les sujets de l’empire colonial sont alors de plus en plus nombreux – venus des Antilles, d’Afrique de l’Ouest, de Madagascar, du Levant, mais surtout d’Indochine, d’Algérie, du Maroc et de Tunisie. Exclus pour la plupart de la nationalité française et activement surveillés par les autorités, les « coloniaux » irriguent la vie militante comme la création littéraire et artistique. En 1921, l’écrivain guyanais René Maran reçoit le prix Goncourt pour Batouala, véritable roman nègre, dans lequel il dénonce le fait colonial. Dans L’Opinion, Jacques Boulenger éructe contre ce «génie pour les nègres de l’Oubangui ».

La jeune Antillaise, elle, dévore Batouala comme elle admire Joséphine Baker qui triomphe au Théâtre des Champs-Élysées avec la fameuse « danse sauvage » et La Revue nègre en 1925. Rue Blomet, dans le 15e arrondissement, elle fréquente assidûment le mythique Bal nègre, croisement des mondes et des cultures noires, où se presse le tout-Paris. La cantatrice Marian Anderson et les negro spirituals deviennent ses passions. « Nous avons été élevées dans l’admiration de toutes les œuvres produites par les Occidentaux. Ce qui nous ramenait à presque rien. Inutile de vous dire à quel point j’ai été heureuse et fière de voir comment les Occidentaux, les Parisiens, les Français pouvaient vibrer devant ces productions noires. »

Paulette reste rétive à tout engagement politique explicite, aux mouvements anticoloniaux qui fourmillent alors dans la capitale, à l’indépendance des Antilles, au communisme. Avec sa sœur, c’est un salon artistique et littéraire qu’elle crée à Clamart. Et très vite, il devient un haut lieu de la « pensée noire ». 

Au 7 rue Hébert, on débat en français et en anglais, affranchi par les vins fins ou les notes du quintette des Fisk Jubilee Singers. Écrivains et artistes antillais, africains et américains, toute l’intelligentsia noire, installée ou de passage, s’y rencontre. On croise là Aimé et Suzanne Césaire et le jeune Senghor. Le philosophe américain Alain Locke aussi, vieux monsieur qui distille, avec des manières vieille France, sa conception du « nouveau nègre ».

Mais l’intellectuelle expose aussi ses indignations. En 1930 par exemple, contre l’exhibition d’Africains dans les vitrines des Galeries Lafayette. Ou de « négresses à plateaux » au Jardin d’acclimatation. « Le métropolitain n’a pas besoin qu’on lui fournisse des nouvelles raisons d’accumuler des idées fausses sur les indigènes des colonies », siffle-t-elle dans un texte visionnaire, sensible aux infimes changements qui déjà remodèlent la société française. En 1930, le député martiniquais Alcide Delmont devient sous-secrétaire d’État aux colonies, tandis que les Parisiens dansent aux rythmes antillais d’Alexandre Stellio à La Boule blanche rue Vavin et d’Ernest Léardée rue Blomet.

Paulette fonde ensuite La Revue du monde noir, prolongement public de son salon, en 1931. Quatre ans avant que, dans L’Étudiant noir de Césaire, le mot « négritude » ne fasse une première apparition. Alors que la capitale s’extasie devant l’exposition coloniale à Vincennes, elle poursuit son objectif : faire le lien entre les populations noires pour défendre leurs intérêts. Au sommaire de cette nouvelle revue, Félix Éboué, administrateur colonial né en Guyane, René Ménil, philosophe martiniquais, René Maran, mais aussi les écrivains américains Claude McKay ou Clara W. Shepard. Paulette signe articles, traductions, poèmes et, en 1932, ce texte : Éveil de la conscience noire.

Avec la précision d’un scalpel, elle dissèque. Les contradictions entre le souci de faire du Noir « un vrai Français » et la place subalterne qui lui est assignée. La nécessité de redonner aux Noirs leur fierté. Ou encore l’expérience propre aux femmes de couleur dans la métropole. Moins bien loties que « leurs congénères masculins aux faciles succès », elles « ont ressenti bien avant eux le besoin d’une solidarité raciale qui ne serait pas seulement d’ordre matériel ». Une antériorité qu’elle revendiquera pour elle-même, au crépuscule de sa vie, face aux figures de la négritude.

L’histoire, entre-temps, aura pesé sur le cours de sa vie. Après s’être opposée à la guerre mussolinienne en Éthiopie, elle tente de rejoindre la Martinique en 1939. Son bateau est torpillé et Paulette, gravement blessée au genou, handicapée à vie. Elle reste hospitalisée pendant un an en Angleterre, sous les bombes, puis revient sur son île natale, où elle donne des cours d’anglais clandestins aux jeunes Martiniquais qui veulent rejoindre la France libre. Cette période est aussi celle des deuils. Après sa sœur Andrée, décédée d’une méningite, elle perd son neveu, Yves Goussard, résistant déporté à Bergen-Belsen. 

En 1945, Paulette crée le mouvement Le Rassemblement féminin pour inciter les femmes à voter, puis, trois ans après, la revue La Femme dans la cité. Hésitante face à la départementalisation de 1946, elle devient, aux États-Unis, la secrétaire particulière de Ralph Bunche, militant pour les droits civiques, puis, durant un an et demi, déléguée à la section des territoires autonomes à l’ONU. Après cet engagement majeur et épuisant, elle rentre aux Antilles, fonde la chorale Joie de chanter, toujours active en Martinique, et poursuit son engagement pour l’égalité, dans l’esprit de son expérience américaine. L’incendie criminel de sa maison en 1956 met fin à ses activités publiques. Elle décède en 1985.

Paulette Nardal a reçu le titre de commandeur de l’Ordre national de la République du Sénégal par Léopold Sédar Senghor en 1966 et la Légion d’honneur en 1975, sans que soit reconnue alors sa place dans l’histoire de la « cause noire », aux Antilles, dans la France hexagonale et aux États-Unis. Il faudra attendre la réédition intégrale de La Revue du monde noir en 1992 et les travaux des historiens dans les années suivantes. Désormais, une école à Malakoff, une place à Fort-de-France, un jardin et une promenade dans Paris, ou encore une allée à Clamart, portent son nom. Des associations militent pour sa panthéonisation.

 

 

Slimane Azem, la voix kabyle de l’exil

Récit réalisé à partir des entretiens avec l’historienne Naïma Yahi

C’est un petit film du temps des scopitones. Un homme ivre supplie la serveuse de remplir son verre et, pour la convaincre, lui chante ses déboires. Slimane Azem joue de sa notoriété. Le chanteur kabyle, qui remplira l’Olympia par deux fois au début des années 1980, peut prendre des libertés avec son image. Et confier un peu d’humour potache à ces machines aux airs de juke-box, qui ont si souvent porté sa voix.

Le monde des cafés-concerts et des scopitones, Slimane le découvre après-guerre, à Paris. Mais son existence commence au lendemain d’un autre conflit mondial, en 1918, en Kabylie. Cette région d’Algérie dont le poète Si Mohand conte les blessures et qui, dans ces années-là, endure la famine et voit partir ses enfants. Trop de bras, si peu de terres viables. Slimane a 11 ans quand il devient employé agricole chez un colon, près d’Alger. Moins de 20 quand il gagne, dans l’est de la France, Longwy et sa sidérurgie.

Ses premières années en métropole ressemblent à celles de tant d’autres immigrés, venus avec l’espoir de repartir un jour et ballottés par les événements. En 1939, Slimane est mobilisé à Issoudun, près de Bourges. Réformé en 1940, il découvre Paris, sous terre, comme aide électricien dans le métro. Puis il est requis, en 1942, dans les camps de travail de Rhénanie, jusqu’à sa libération trois ans plus tard. Le début d’une nouvelle vie.

Le jeune ouvrier prend la gérance d’un café dans le XVe arrondissement et très vite, se produit dans les cafés-concerts fréquentés par les travailleurs immigrés, en grande majorité kabyles. Puis compose ses propres chansons. Est-ce les poèmes déchirés de Si Mohand ? Les fables de La Fontaine à l’école coloniale ? Slimane a le goût des mots et la passion des paraboles. En 1955, il enregistre A Moh A Moh.

Dans ces années 1950 où les maisons de disques se structurent, il signe avec la firme Pathé-Marconi. Désormais inscrit à son catalogue arabe, on l’entend sur les ondes de l’ORTF. Ses disques s’arrachent chez Mme Sauviat, seule disquaire de Paris à vendre les albums d’artistes nord-africains. Mais s’il chante le destin malheureux de son pays, Slimane est de ceux qui, avec autant d’ardeur, désirent le changer.

Alors que Messali Hadj continue d’incarner le nationalisme algérien, le grand frère de Slimane, Ouali, enchaîne les fonctions dans l’administration coloniale. Slimane choisit ce qui semble irréconciliable, l’indépendance de son pays et la fidélité familiale. Il paie pour les deux. Censuré en France pour son engagement politique, explicite dans Criquets, quittez mon pays ou Quand la lune paraît. Banni d’Algérie pour la proximité avec son frère, durant vingt-cinq ans. 

Sur les deux rives pourtant, il triomphe auprès de la communauté maghrébine, tout en restant invisible au-delà. Premier artiste maghrébin à décrocher un disque d’or en 1971 aux côtés de la chanteuse Noura, il devient sociétaire de la Sacem et remplit l’Olympia. C’est l’époque de Carte de résidence, où il évoque, en kabyle et en français, la mémoire combattante de ceux que la France laisse en attente. Au début des années 1980, Slimane se retire dans sa ferme à Moissac, au milieu des collines plantées de figuiers et d’oliviers, où il décédera en 1983. Slimane Azem est réhabilité en 2012 en Algérie. En 2007, le groupe Zebda reprend Carte de résidence dans l’album Origines contrôlées.

 

Do-Hûu Vi, l’aviateur qui inventa le vol de reconnaissance

Récit réalisé à partir d’entretiens avec l’historien André Rakoto

 Sur le bord droit, tracées à la plume noire, les boucles des lettres écrivent son nom : Do-Hûu Vi. Ce livret matricule recense toutes les affectations et faits d’armes du capitaine. À la veille de la Première Guerre mondiale, tous les officiers en avaient un. Sur un petit papier blanc qui se détache des feuilles jaunies, on peut lire : « Officier courageux et plein d’entrain glorieusement tombé en entraînant sa compagnie à l’assaut des tranchées allemandes. » Fauché sur le champ de bataille en 1916.

Ce n’est pourtant pas l’infanterie qui attirait le jeune militaire. Fouler les sols boueux, les cratères monstrueux. Depuis ses 20 ans, Do-Hûu Vi voulait piloter. Fils d’un riche mandarin de la région de Saïgon, né en 1883, il a fréquenté les meilleures écoles en Indochine avant d’être envoyé dans la fabrique de l’élite métropolitaine à Paris. Lycée Janson-de-Sailly, puis école spéciale militaire de Saint-Cyr, promotion « Centenaire d’Austerlitz ».

L’aviation, balbutiante à l’époque, ne s’offre pas à la sortie de l’école. Do-Hûu Vi commence donc sous-lieutenant du premier régiment de la Légion étrangère, au Maroc, en 1907. Avec ses hommes, il se bat à Oujda, à Casablanca puis dans le Haut-Guir, avant d’affronter les guérillas à la frontière avec l’Algérie. Quatre ans plus tard, il touche au but. À son retour en France, près de Bordeaux, il est détaché au service de l’aviation. 

Là, tout s’enchaîne, jusqu’au brevet de pilote militaire, en 1911. Deux ans seulement après son modèle, l’aviateur Louis Blériot. Entre 1905 et 1909, celui-là a produit onze prototypes dont le fameux Blériot XI, avec lequel il fut le premier à traverser la Manche en avion, le 25 juillet 1909. Le même que Do-Hûu Vi pilote bientôt à la section d’aviation de Casablanca, effectuant des missions de reconnaissance.

Les aéroplanes, le jeune lieutenant n’est pas seul à en voir les atouts. En Europe, l’idée de faire de l’aviation une « nouvelle arme » chemine au sein des gouvernements. En trois ans seulement, à partir de 1909, sont créés l’aéronautique française, les Fliegertruppen allemandes et le Royal Flying Corps britannique. Mais rien ne vaut une démonstration au front. Et c’est « Dohu », revenu au Maroc en 1912, qui l’effectue, permettant à ses frères d’armes d’échapper aux rebelles par la rapidité des informations transmises depuis les airs.

Avant que la guerre n’éclate, il réalise la première liaison Casablanca-Marrakech et des essais d’hydravions sur le Mékong. Puis, dès octobre 1914, rejoint la France et multiplie les vols de reconnaissance au-dessus des lignes ennemies. « Il me faut être doublement courageux, car je suis à la fois français et annamite », écrit-il. Six mois plus tard, son appareil s’écrase. Bras, mâchoire et crâne brisés. Transporté au Val-de-Grâce, Do-Hûu Vi reste neuf jours dans le coma. 

L’aviateur, malgré tout, continue de servir. Un temps, il devient observateur lors des raids de bombardiers. Et lorsqu’il perd tout espoir de piloter à nouveau, il prend le commandement de la 7e compagnie de la Légion étrangère dans les tranchées de la Somme. C’est là, entre Belloy-en-Santerre et Estrée, qu’il trouve la mort le 9 juillet 1916. Dans le cimetière de Dompierre, le double courage du soldat Vi est désormais gravé sur sa tombe : Capitaine-aviateur Do-Hûu, Mort au Champ d’Honneur, Pour son pays d’Annam, Pour sa patrie, la France.

Sa dépouille mortelle a été ramenée de France en 1921 par son frère aîné, le colonel Do-Hûu Chan, lui aussi saint-cyrien, et déposée dans le jardin des ancêtres, au Vietnam. En 1930, un timbre y a été imprimé à son effigie.

 

 Rino Della Negra, dans l’ombre de l’Affiche rouge

Récit réalisé à partir d’entretiens avec l’historien Stéphane Mourlane

Il n’a laissé qu’une lettre. Mort à 20 ans, Rino Della Negra n’appartenait pas à un monde où l’écrit est une évidence. Lorsqu’il naît à Vimy, dans le Pas-de-Calais, en 1923, cela fait une dizaine d’années que ses parents ont quitté leur Frioul natal pour la France. Son père, briquetier, a pris la route suivie par des milliers d’Italiens, après que l’invasion autrichienne a mis à mal l’industrie régionale.

Rino a 3 ans lorsque sa famille rejoint la commune d’Argenteuil, en région parisienne. Quartier Mazagran. Enraciné sur la colline gypseuse de la ville, le coin accueille dès la fin du XIXe siècle les flots de travailleurs étrangers que réclament les nouvelles usines. Rino grandit là, et si son histoire est en grande partie muette, cette appartenance pourrait bien en éclairer le cours. Car, dans cette banlieue parisienne devenant rouge, Mazagran s’invente alors en petite Italie antifasciste.

Les parents de Rino ne sont pas particulièrement engagés. En tout cas, ils n’apparaissent jamais dans les rapports de la police qui surveille la zone. Aucune mention non plus de leur fils qui, à l’âge de 14 ans, devient apprenti ajusteur à l’usine automobile Chausson. Pas même une inscription au Parti communiste. Jusqu’à la guerre, le garçon ne se fait pas remarquer, en dehors des terrains de foot. 

Rino est attaquant, on le dit très rapide. À 19 ans, il est recruté par le Red Star, qui vient de remporter une cinquième Coupe de France. Mais il n’a pas le temps d’enfiler le maillot vert et blanc du club : en 1942, il est requis pour le Service du travail obligatoire en Allemagne. Courte carrière sportive, clandestinité immédiate. Le footballeur échappe aux gendarmes de l’époque, comme à notre regard des décennies après. Seul indice, on sait qu’il se cache un temps chez un ami arménien. Est-ce lui qui ouvre à Rino la porte de la Résistance ?

Ses faits d’armes le font apparaître à nouveau en 1943. Au sein du troisième détachement italien des Francs-tireurs et partisans – Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI). En région parisienne, c’est Missak Manouchian qui les commande. S’y recrutent étrangers et apatrides, rescapés et immigrés jetés dans la clandestinité par Vichy, communistes, parfois d’anciens brigadistes. En moyenne, une action armée tous les deux jours.

Durant le seul mois de juin 1943, Rino participe, au moins, à trois attaques. Le 7, l’exécution du général von Apt, rue Maspéro. Le 10, l’attaque du siège du parti fasciste italien, rue Sédillot. Le 23, celle de la caserne Guynemer, à Rueil-Malmaison. Il multiplie les pseudos comme « Robin » ou « Chatel », son dernier. Le 12 novembre, ils sont deux à fondre sur des convoyeurs de fonds allemands rue La Fayette. C’est un traquenard. Course-poursuite, tir tendu, transfert à l’hôpital de la Salpêtrière, puis à la prison du Cherche-Midi. 

Les jours suivants sont criblés d’arrestations. Le 15 novembre, les renseignements généraux mettent la main sur Missak Manouchian. Le sort de Rino, comme celui des 23 membres du groupe, est scellé devant le tribunal militaire allemand, à l’hôtel Continental, en février 1944. Ils tomberont ensemble au Mont-Valérien. Le jeune Italien, le 21 février 1944. Dans les jours qui suivent, la propagande nazie grave dix visages sur une affiche, qui devient vite un linceul. Rino n’y apparaît pas.

Il n’a laissé qu’une lettre, adressée à son jeune frère la veille de sa mort, un dernier signe à l’attention de ses parents et de son ancien club. « Envoie le bonjour et l’adieu à tout le Red Star. » Les mots de Manouchian, son ancien chef, lui offrent une autre épitaphe : « La vie n’est pas dans le temps, mais dans l’usage. »

 

Habib Benglia, le premier grand acteur noir de la scène française

Récit réalisé à partir d’entretiens avec l’historienne Sylvie Chalaye

Il a voulu faire de sa vie un roman, et a réussi. Plus d’un siècle après sa naissance, l’existence d’Habib Benglia a encore des accents légendaires. Elle s’envole au moment où la France se passionne pour l’exotisme et s’achève avec les indépendances. Soixante années qui voient un changement de monde et un fils de caravaniers devenir le premier grand acteur noir de la scène française. 

Déclaré à Oran en 1895, Habib est né dans le désert. Mais à 17 ans, en compagnie d’un maquignon en affaire avec son père, il s’approche du Jardin d’acclimatation, à Paris. Tous deux livrent des chameaux pour l’événement colonial Les Nègres. L’enfant de Tombouctou ne repart pas et fréquente vite les cafés du quartier du conservatoire, dont le fameux café Riche.

Temple des frères Goncourt au siècle précédent, il y fait une apparition remarquée. Un soir de 1913, sa voix de baryton intrigue l’actrice Régine Flory et le monde des comédiens entrouvre une porte. Cora Laparcerie l’embauche au théâtre de la Renaissance comme figurant. Costumes orientalistes, scènes sensuelles, sa présence répond à l’érotisme attendu des corps noirs. Un an plus tard, il part en tournée pour Aphrodite, seul comédien noir gratifié d’une tirade, mais absent de l’affiche. La presse s’étonne du charisme « du nègre ». Juste avant la guerre, son nom cette fois apparaît, au générique de L’Étoile du Sud.

Habib part ensuite au combat, comme les 160 000 tirailleurs sénégalais engagés dans le premier conflit mondial. Et revient sain et sauf pour une ascension fulgurante. C’est la rencontre, en 1919, avec le metteur en scène Firmin Gémier qui précipite tout. Dans Œdipe roi, il s’avance dans un habit d’officier pour faire taire la foule, incarne le mauvais œil dans Le Simoun. Jouer cette ombre inquiétante lui sied, trouve-t-on. Il sera même Satan, son corps recouvert d’une poudre de cuivre, très nocive. Sur les photos aussi, on le préfère nu qu’en costume.

Puis à l’Odéon, en 1923, Firmin Gémier lui donne le premier rôle dans L’Empereur Jones : un soldat américain, de retour en Afrique, retrouve ses origines sauvages. La presse vante sa prestation physique, moins sa diction parfaite. L’extrême droite attaque. Gémier défend son « réalisme intégral ». Ses Papous à lui ne viennent pas de Ménilmontant, argumente le metteur en scène. 

Habib poursuit son exploration artistique. Se fait danseur, découvre le music-hall, à l’Apollo puis aux Folies Bergère. Goûte toutes les saveurs du théâtre. Barman hindou dans Maya, « nègre » dans La Putain respectueuse de Jean-Paul Sartre. Au cinéma, il sert souvent de petits rôles exotiques, quand ce n’est pas la propagande coloniale dans L’Homme du Niger. Habib est la vedette du sulfureux Daïnah la métisse. Le soldat sénégalais de La Grande Illusion. L’oiseau de mauvais augure dans Les Enfants du Paradis. Et le partenaire de Juliette Gréco dans Les Racines du ciel. Habib Benglia a joué dans une centaine de pièces et une cinquantaine de films. Après avoir ouvert un cabaret à Montparnasse, il a aussi travaillé pour la radio et le doublage, écrit pour le théâtre et contribué à la création d’un centre artistique et littéraire des outre-mer. Il meurt en 1960 avant d’avoir joué Othello, son rêve de comédien. 

Pour aller plus loin :