Dominations et contestations postcoloniales dans les Outre-mer depuis 1946
par Sylvain Mary
Parlement[s], revue d’histoire politique consacre son dernier numéro hors-série à la question des dominations et contestations postcoloniales dans les Outre-mer depuis 1946. Le dossier, coordonné par Sylvain Mary, professeur agrégé d’histoire à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, interroge la situation ambiguë des Outre-mer au regard de la décolonisation dans une perspective pluridisciplinaire (histoire, science politique, sociologie, anthropologie, droit) donnant un bon aperçu du dynamisme actuel de la recherche en sciences humaines et sociales sur ces territoires. Il se compose de 14 contributions (7 articles et 7 commentaires de sources), proposées par des chercheuses et des chercheurs de toutes les générations (du doctorant au professeur émérite), en poste aussi bien dans l’hexagone que dans les Outre-mer ou à l’étranger. En balayant l’ensemble des territoires ultramarins – à l’exception de Saint-Pierre et Miquelon et Wallis-et-Futuna, il parvient à faire entrer en résonance des recherches traditionnellement rattachées à des aires culturelles distinctes ayant tendance à s’ignorer. En tribune cette semaine pour le Groupe de recherche Achac, Sylvain Mary présente ce numéro spécial publié aux Presses Universitaires de Rennes en février 2025.
Le dossier part du constat que la voie singulière de décolonisation sans l’indépendance empruntée par les Outre-mer n’a jamais unanimement convaincu sur place et s’attache à le démontrer à travers une étude des contestations qui s’y expriment à la période postcoloniale contre la perpétuation de certaines formes de domination, héritées de la situation coloniale. Se faisant, il prend appui sur l’un des principaux apports des études postcoloniales, visant à discuter la portée concrète des mutations juridiques et institutionnelles censées engendrer la décolonisation – ici à l’intérieur du cadre français. Il montre, à ce titre, que si l’historiographie s’est penchée de longue date sur ces situations ultramarines, elle n’a pas jusqu’ici réussi à les qualifier de façon convergente, évoquant tour à tour une « décolonisation intra-française », « par intégration », « improbable », « inachevée », « paradoxale » – mettant parfois en doute la possibilité de « décoloniser sans l’indépendance » –, quand elle n’est pas allée jusqu’à poser le diagnostic d’une « situation coloniale consentie » ou d’une « colonisation sans nom ».
Les contestations d’inspiration anticoloniale analysées dans le dossier s’expriment contre des dominations plurielles dès les années 1950, au moment où les changements juridiques et institutionnels engagés en 1946 commencent à révéler leur incapacité à pleinement rompre avec les logiques de la domination coloniale. Dans le champ politique, ces contestations reposent sur une politisation nationaliste, qui alimente précocement des revendications d’autonomie et d’indépendance. Elles s’expriment également contre les failles égalitaires de l’action des pouvoirs publics dans le champ syndical et contre le modèle assimilationniste républicain, déjà attaqué à l’époque coloniale par le courant de la négritude, dans le champ culturel et intellectuel.
Chacune à leur manière, les différentes contributions de ce dossier apportent un éclairage bienvenu sur l’ampleur de l’héritage colonial, ainsi que sur les situations de conflit omniprésentes dans la vie de ces territoires, notamment dans leur relation à l’État « métropolitain », à heure où plusieurs d’entre eux ont occupé, ces derniers moins, les devants de l’actualité nationale.
SOMMAIRE
Contributions
MARY Sylvain, « Des colonies aux Outre-mer. Une voie de décolonisation contestée ».
PATTIEU Sylvain, « “Je suis comme une enfant et je suis mon maître”. Le “quant-à-soi” des migrantes réunionnaises de Crouy-sur-Ourcq (années 1960-1970) ».
AMIRI Linda, « La gauche guyanaise et la question algérienne : catalyseur d’un nationalisme en gestation dans la société guyanaise ? (1946-1962) ».
CHAPPELL David, « Analystes et activistes : l’essor du nationalisme Kanak en Nouvelle-Calédonie (1963-1977) ».
TAIARUI Manatea et MAILLOCHON Clémence, « Les réseaux de John Teariki : entre militantisme antinucléaire et nationalisme anticolonial en Polynésie française (1963-1983) ».
ARNAUD Lionel, « Entre négritude et créolité. Ré-interprétations intellectuelles et usages politiques des danses danmyé-kalennda-bèlè en Martinique depuis les années 1960 ».
FAZI André, « Les outre-mer français : un modèle pour le nationalisme corse ? ».
Sources
ZANCARINI-FOURNEL Michelle, « Construire le fait national guadeloupéen : le GONG et l’ARC, deux voies différentes ».
MOHAMED-GAILLARD Sarah, « L’ancrage historique de la lutte d’émancipation kanak. Analyse des peintures murales d’un abribus de la côte orientale ».
IDRISS Mamaye, « Chasse aux sorcières des indépendantistes à Mayotte. Témoignage à la radio d’Abderemane Soilihi, 30 octobre 1975 ».
GORDIEN Ary, « Articuler nationalisme anticolonial et féminisme en Guadeloupe : défis intersectionnels postcoloniaux ».
MONAT Adrien, « La dimension identitaire de la décentralisation en Martinique. Discours de Serge Letchimy lors de la cérémonie solennelle de lever du drapeau (31 mars 2023) ».
PARIS Myriam, « L’anticolonialisme féminin et les canaux internationaux du militantisme communiste : Clélie Gamaleya au congrès de la fédération démocratique internationale des femmes de 1963 à Moscou ».
MOHAMED-GAILLARD Sarah, « Une parole kanak entre indignation et mise en garde : Discours du député Rock Pidjot à l’Assemblée nationale, 31 juillet 1984 ».
Lectures
ZANCARINI-FOURNEL Michelle : Myriam Paris, « “Nous qui versons la vie goutte à goutte”. Féminismes, économie reproductive et pouvoir colonial à La Réunion », Paris, coll. Nouvelle bibliothèque de thèses de science politique Dalloz, 2020.
PINCE Yannick : Renaud Meltz et Alexis Vrignon (dir.), Des bombes en Polynésie. Les essais nucléaires français dans le Pacifique, Paris, Vendémiaire, 2022.
LEROY Thibault : Philippe Artières et Franck Veyron (dir.), Ripostes ! Archives de luttes et d’actions, 1970-1974, catalogue de l’exposition La Contemporaine, Paris, CNRS Éditions, 2023.