« 1789-1804 Révolutions / Contre-révolutions La Révolution française et la question coloniale »
Florence Gauthier
Historienne spécialiste du XVIIIe siècle, Florence Gauthier propose dans cet ouvrage une analyse des Révolutions pour les droits de l’Homme et du citoyen en France (1789), en Corse (1729-1769) et à Saint-Domingue (1791). Elle s’intéresse à l’élan commun entre ces révolutions, celui pour l’affirmation des droits naturels imprescriptibles de tous, pour la liberté et pour l’égalité à l’heure de l’esclavage et de la colonisation. Moins connues que la Révolution française centrale au récit national, les Révolutions de Corse et de Saint-Domingue sont des exemples de premiers mouvements de décolonisation, durant lesquelles les esclaves se sont révoltés pour obtenir des droits qui, sitôt acquis, ont été à nouveau enlevés. L’auteure nous rappelle la contradiction résultant de l’idéologie des Lumières qui, à la fois consacre les droits de l’homme mais induit la perduration du système colonialiste et esclavagiste des empires européens. Si l’historiographie de la Révolution française est bien fournie, peu d’attention est généralement portée à ce décalage, cette rupture incompréhensible entre déclaration des droits de l’Homme et le retour à l’esclavage en 1802 après son abolition en 1794. L’auteure, qui fut maître de conférences à l’Université de Paris VII-Diderot, est actuellement co-animatrice du séminaire « Esprit des Lumières et de la Révolution ». Voici en tribune l’introduction de ce livre qui aborde la Révolution française, au prisme de la question coloniale.
« Les principes du droit naturel sont simples, clairs et évidents, et il y a longtemps que la philosophie qui, à certains égards, a fait de si grands progrès, devrait ne nous rien laisser à désirer sur la nature des devoirs réciproques des sociétés. Quelques auteurs, qui ont traité cette matière, bien loin de chercher la vérité, n’ont voulu que la déguiser. Les uns n’ont osé croire que la politique des puissances de l’Europe fut injuste, les autres n’ont osé le dire. Des écrits faits pour nous instruire n’ont servi qu’à perpétuer notre ignorance et nos préjugés. Pendant qu’on ignore les lois par lesquelles la nature lie tous les hommes, pendant qu’on ne cherche qu’à rétablir un droit des nations favorable à l’ambition, à l’avarice et à la force, peut-on être disposé à penser avec Socrate, Platon, Phocion et Cicéron, que l’amour de la patrie, subordonné à l’amour de l’humanité, doit le prendre pour guide, ou on s’expose à produire de grands malheurs ? »
Mably, Entretiens de Phocion, 1763¹
Depuis quelques décennies, ce que l’on nomme « la modernité » est présenté comme un héritage de la pensée des Lumières et de la Révolution de 1789. Cette façon univoque d’aborder « la » modernité masque l’héritage contradictoire de l’histoire européenne et de son premier empire colonial, comme des interprétations, elles aussi contradictoires, des Lumières. En même temps, l’historiographie de la Révolution française, au XXe siècle, a cherché à séparer une « bonne révolution » dite « de la liberté et des droits de l’homme » (1789-1791), d’une « mauvaise révolution » dite « de l’égalité sans les droits de l’homme » (1792-1794).
On a même pu affirmer que cette curieuse séparation entre liberté et égalité aurait produit deux traditions opposées : celle de « l’individualisme bourgeois et de la liberté du commerce » et celle « du parti unique et centralisateur » accolée, sans plus de preuves, au « Club des Jacobins », préfigurant les totalitarismes2 du XXe siècle.
La Révolution en France établit en 1789 puis en 1793, deux déclarations des droits naturels imprescriptibles. Toutefois, en 1795, la Convention thermidorienne, violant sa propre légitimité, réalisait un coup d’État parlementaire3 en substituant à la Constitution légale de 1793, ratifiée par le peuple, une nouvelle constitution qui, précisément, rompait avec la Déclaration des droits naturels imprescriptibles.
Cette rupture a été largement ignorée depuis thermidor : pourquoi ? C’est ce qu’il faut chercher à comprendre. Comment a-t-on pu en venir à soumettre la liberté de l’être humain à celle de l’économie ? Et la conception d’un droit naturel propre au genre humain à la pratique d’un système colonialiste et esclavagiste, cherchant à généraliser sa domination sur le monde ? Si « la modernité » se réduisait à ce système de domination, on pourrait alors se réjouir de sa mise en congé, mais ce n’est pas le cas : elle se poursuit en effet dans des formes de domination renouvelées. Mon propos est de rappeler, à travers l’expérience conjointe des Révolutions des droits de l’homme et du citoyen en Corse, en France et à Saint-Domingue, à la fin du XVIIIe siècle, l’effort tenté pour réaliser un droit humain, capable de conjuguer les droits des personnes, ceux des peuples et ceux du genre humain et comment cet effort fut combattu jusqu’au point de remplacer ces droits naturels imprescriptibles par les droits de « l’homme du Nord », en 1795, puis enfin, de supprimer la notion même de droit de l’homme lorsque le Consulat entreprit, en 1802, de remettre des esclaves, qui s’étaient libérés en 1793 et 1794, en esclavage.
1 Gabriel BONNOT de MABLY, « Les Entretiens de Phocion », Œuvres complètes, Desbrières, 1794, t. 10, p. 157.
2 Voir Hannah ARENDT, Sur la révolution (1963) traduit de l’anglais, Paris, Folio Gallimard, 2012, qui présente la Révolution de 1789 comme un brouillon du stalinisme, puis François FURET, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, qui formulera différemment ce brouillon en matrice des totalitarismes, au pluriel, du XXe siècle ! Voir aussi Emmanuel FAYE (s. dir.), H. Arendt, la Révolution et les Droits de l’homme, Paris, Kimé, 2019, contributions de E. de Barros, B. Basse, M. Belissa, Y. Bosc, C. Fauré, E. Faye, E. Fuchs, Fl. Gauthier.
3 Françoise BRUNEL, Thermidor. La chute de Robespierre, Bruxelles, Éd. Complexe, 1989, p. 128.
Sommaire
1789-1804 Révolutions / Contre-révolutions La Révolution française et la question coloniale p. 7
Rapport et projet d’articles constitutionnels relatifs aux Colonies présentés par Boissy d’Anglas à la Convention nationale le 17 thermidor an III p. 77