Abd el-Kader, fragments d’un portrait
Par Ahmed Bouyerdene
Ahmed Bouyerdene est chercheur en histoire, spécialiste de l’émir Abd el-Kader et auteur de La guerre et la paix, Abd el-Kader et la France (Vendémiaire, 2017) et Abd el-Kader, l’harmonie des contraires (Seuil, 2008). Il est intervenu au colloque « Diversité, parité, vie politique » organisé par le Groupe de recherche Achac au Musée de l’Homme en décembre 2021. Il présente, ici, son dernier ouvrage Abd el-Kader, fragments d’un portrait (Albouraq, 2022), un essai au sein duquel il rassemble et analyse près de soixante-dix portraits écrits de l’émir Abd el-Kader, rapportés par des témoins qui l’ont rencontré à différents moments de sa vie. Il nous rappelle, grâce à ces textes et une riche sélection iconographique, qu’Abd el-Kader a été une source d’inspiration féconde pour les peintres, dessinateurs, lithographes et photographes de son temps.
Qui ne connait pas l’émir Abd el-Kader (1808-1883) ? Si le nom est célèbre, il circule plus d’idées reçues et de projections imaginaires, héritées de l’imagerie d’Épinal de l’époque coloniale et des chroniques populaires, que d’informations fiables et sourcées sur l’homme qu’il a été. La complexité de sa vie et de son œuvre explique également pourquoi Abd el-Kader demeure jusqu’à nos jours une figure mal connue.
Né dans l’ancienne régence ottomane d’Alger dans un milieu confrérique soufi, Abd el-Kader entre dans la grande histoire deux ans après la conquête de son pays par la France de Charles X. Sa résistance durant quinze années à la première armée du monde, ses talents politique et militaire, son « génie » – selon Bugeaud, son adversaire emblématique –, puis sa captivité en France (1848-1852) l’ont posé comme une figure incontournable de l’histoire partagée de la France et de l’Algérie. À partir de 1853, sa vie en exil se déroule à Brousse en Anatolie du nord puis à Damas cœur de la Grande Syrie. C’est là qu’il déploie pleinement tout son génie intellectuel et spirituel.
Homme de la tradition, Abd el-Kader fut aussi un témoin attentif et un acteur opportun de la modernité. Il se rend à Paris pour assister aux expositions universelles de 1855 et 1867, et à Londres à l’été 1865 pour assister à l’exposition industrielle de Crystal Palace. En 1860, de graves émeutes éclatent à Damas. Elles ciblent les Chrétiens uniates et poussent Abd el-Kader et ses compagnons d’exil à intervenir. Cette intervention lui vaudra de multiples décorations et des hommages du monde entier. Sa popularité amplifiée fait dire à un témoin français de l’époque à propos des trois principaux motifs avancés par les voyageurs qui se rendent à Damas : « voir la grande mosquée, voir le bazar, voir l’émir Abd-el-Kader ».
Ami de Napoléon III et de Ferdinand de Lesseps, Abd el-Kader est officiellement invité en novembre 1869 à l’inauguration du Canal de Suez dans lequel il voyait un modèle d’œuvre commune entre l’Europe et l’Orient musulman.
C’est au cours des années 1860 qu’il compose son œuvre majeure, Le Livre des haltes qui témoigne de son expérience de l’indicible et qui fait de lui une figure spirituelle majeure de la modernité.
Si les iconographes et les publicistes se sont dès le milieu des années 1830 emparés de son portrait le popularisant davantage, Abd el-Kader a également fait l’objet de nombreux portraits écrits par des témoins directs qui l’ont rencontré à différentes époques. Ces écrits couvrant cinquante ans de sa vie (1834-1883) émanant de personnalités très diverses par leur origine, culture et style, permettent de mieux saisir la personnalité de l’une des figures les plus fascinantes du XIXe siècle.
Cet essai, qui rassemble et analyse près de soixante-dix portraits écrits en les juxtaposant à une riche iconographie, a pour objectif de restituer la complexité de l’homme Abd el-Kader à travers le regard de ses contemporains.