Africa XXIe siècle. Photographie contemporaine africaine
par l’équipe du groupe de recherche Achac
Ekow Eshun est commissaire d’expositions, journaliste – il collabore notamment à la BBC, au Financial Times, au New York Times et au Guardian – et écrivain britannique dont la famille est originaire du Ghana. Il est l’auteur de Black Gold of the Sun: Searching for Home in England and Africa (Penguin, 2006), un ouvrage autobiographique qui relate son voyage au Ghana motivé par la recherche de ses origines, ainsi que son exploration des notions de « race » et d’appartenance à travers l’histoire de l’esclavage à nos jours. Son excellente connaissance de la scène contemporaine de la photographie africaine – il a été le commissaire de l’exposition « Africa State of Mind. Contemporary Photography Reimagines a Continent » (2019-2020) –, a poussé la maison d’édition Thames & Hudson, à l’origine de l’ouvrage Africa XXIe siècle. Photographie contemporaine africaine (Textuel, 2020), à lui en confier la direction. Il en résulte un très beau livre de photographies qui donne (enfin) la parole à des artistes « venus des quatre coins du continent africain » afin qu’ils présentent leur vision de l’Afrique, autant comme un espace physique que psychique.
Dans L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident (Seuil, 1980), Edward Said écrivait que l’Orient – c’est-à-dire, tout ce qui n’est pas l’Occident – avait « presque été une invention de l'Europe depuis l'Antiquité, lieu de fantaisie, plein d'êtres exotiques, de souvenirs et de paysages obsédants, d'expériences extraordinaires. ». En effet, en se définissant au cours du XIXe siècle en négatif de cet Orient rêvé, l’Occident en a défini puis imposé une certaine vision stéréotypée. Si l’Occident était alors du côté de la masculinité, à laquelle est associée la rationalité, la civilisation et la modernité ; l'Afrique au contraire était de celui de la féminité, de l'émotion, de la sexualité, de la sauvagerie et du primitif.
Cette conception semble s’être largement ancrée dans notre imaginaire collectif, comme en témoigne l’image de l’Afrique véhiculée par une exposition telle que la très controversée « Magiciens de la Terre » qui a eu lieu à Paris en 1989[1]. Organisée par Jean-Hubert Martin au Centre Pompidou et à la Villette, celle-ci avait pour ambition de présenter des œuvres d’artistes du monde entier afin de sortir de la vision occidentalo-centrée de l’art. Pour autant, cela ne l’empêcha pas de reproduire certains stéréotypes orientalistes. Ainsi, dans un article consacré à l'exposition, Maureen Murphy déplorait que Jean-Hubert Martin ait préféré « choisir des objets relevant du populaire ou du religieux, privilégiant l'idée d'altérité et de différence »[2] héritée de l’époque coloniale.
Fort de ces considérations, l’ouvrage Africa XXIe siècle – Photographie contemporaine africaine s’attelle non seulement à montrer la diversité des œuvres réalisées par des artistes d’origine africaine, mais aussi à donner une nouvelle image du continent qui apparaît ici dans toute sa modernité. Comme le mentionne Ekow Eshun en introduction, ce livre est d’ailleurs inspiré « des travaux de l’économiste sénégalais Felwine Sarr, qui veut engager à considérer une nouvelle manière de comprendre l’Afrique […], renouvelée, engendrée par les artistes, les penseurs et les acteurs culturels ».
Loin des clichés réduisant l’« art africain » aux masques ou aux reliquaires, celui-ci donne la parole à 51 photographes dont plus de 300 photographies sont présentées, la plupart ayant été réalisées les dix dernières années. L’ouvrage témoigne donc du dynamisme de la scène artistique africaine et permet à des artistes des quatre coins du continent de s’exprimer sur des questions telles que le quotidien dans des villes tentaculaires et des paysages en perpétuelle évolution, le poids de l’héritage colonial et postconial, en passant par les questions de genre, de sexualité et d’identité.
Après une introduction de l’auteur qui rend hommage aux « anciens » tels que les grands portraitistes Malick Sidibé et Seydou Keïta, le livre est découpé en quatre parties qui laissent place aux voix singulières des photographes contemporains exposés. Le premier chapitre intitulé Villes hybrides « rassemble des photographes qui observent la métropole africaine comme le lieu d’une rapide transformation physique et sociale », on y retrouve notamment les travaux du lauréat du prix Marcel Duchamp 2016, Kader Attia. Dans Rochers Carrés (Algérie, 2008), ce dernier capture deux adolescents de dos, face à la mer et perchés sur des blocs de béton. Cette photographie réalisée avant la crise migratoire dans les années 2010 semble pourtant déjà dire la crainte et le désir de l’Ailleurs de ces jeunes qui aspirent à une vie meilleure. Pour l’artiste, cette œuvre dans laquelle le béton occupe près de la moitié de l’espace évoque également les barres d’immeubles des cités HLM, ces « prisons à ciel ouvert ». Malgré le soleil qui brunit la peau des deux adolescents aux corps agiles, le bleu du ciel et de la mer, Kader Attia réussit à transmettre une impression morbide et les difficultés liées à l’immigration.
Le chapitre Zones de liberté regroupe ensuite des travaux explorant les questions de genre, de sexualité et d’identité culturelle. L’occasion d’y découvrir les œuvres de Jodi Bieber, native de Johannesburg, qui, à contre-courant des canons de beauté occidentaux, a choisi de photographier des femmes plantureuses sans en effacer le moindre « défaut ». À travers la série intitulée « Vraie beauté », la photographe redonne toute leur noblesse à ces physiques autrefois partie intégrante de la culture noire sud-africaine mais aujourd’hui dévalorisés, marginalisés et abîmés par l’influence des standards occidentaux.
Le troisième chapitre de l’ouvrage, Mythe et mémoire, montre à voir une photographie mêlant réel, fiction et fabrication d’images, à l’instar du travail d’Omar Victor Diop qui revisite des portraits européanisés de figures de l’histoire du continent africain afin de combattre les stéréotypes persistants.
Enfin, le dernier chapitre Paysages intérieurs se compose de visions individuelles de l’Afrique et de l’africanité de photographes dont le parti pris est identique, mais subjectif et personnel. Les images sélectionnées ici adoptent des perspectives subjectives et personnelles, cherchant à établir avec l’observateur une connexion empathique.
Ce beau livre de 272 pages permet de découvrir les regards de 51 artistes sur les enjeux du continent, et de déconstruire les clichés ancrés dans nos imaginaires depuis des siècles. Un manifeste poétique pour la diversité.
[1] Magiciens de la Terre, Paris, Centre Georges Pompidou et Grande Halle de la Villette, 1989.
[2] Maureen Murphy, « Des Magiciens de la Terre, à la globalisation du monde de l'art : retour sur une exposition historique », Critique d'art, n°41, printemps-été 2013. http://journals.openedition.org/critiquedart/8307