Algérie coloniale. Traces, mémoires et transmissions
Par Giulia Fabbiano
Giulia Fabbiano est anthropologue et spécialiste de l’espace transnational algérien. Elle a soutenu une thèse sur les narrations identitaires et mémorielles postcoloniales en France, publiée sous le titre Hériter 1962. Harkis et immigrés à l’épreuve des appartenances nationales (Presses universitaires de Paris-Ouest, 2016). Depuis, ses recherches se concentrent sur les politiques et les pratiques de mobilité dans l’espace méditerranéen ainsi que sur les luttes et les expériences de violence politique dans l’Algérie contemporaine. Elle présente, ici, Algérie coloniale. Traces, mémoires et transmissions (Le Cavalier bleu, 2022), un ouvrage qu’elle a co-dirigé avec Abderahmen Moumen, historien et chercheur associé à TELEMMe (Aix-Marseille Université). Les contributions réunies par les deux chercheurs interrogent les traces de la colonisation, de la guerre d’indépendance algérienne et de leurs mémoires dans différents domaines et milieux.
La colonisation et la guerre d’indépendance sont une séquence centrale dans la construction nationale et étatique aussi bien de la France que de l’Algérie. Dans une éclosion révolutionnaire, l’Algérie héroïse le peuple levé comme un seul homme, tandis que la France peine à accueillir ceux qui ont fait l’expérience de l’Algérie coloniale. Au sein des deux sociétés, l’ensemble des acteurs expriment des narrations et des exigences mémorielles plurielles, parfois antagonistes. Chacun prend le fragment dans lequel il se reconnaît, participant de la construction d’une mémoire-puzzle, souvent présentée sur un mode conflictuel, en dehors d’une vision globale de ce que fut l’entreprise coloniale.
Faisant le choix de s’éloigner du registre à la fois passionnel et pathologique mis en avant par les tenants de la « guerre des mémoires », cet ouvrage interdisciplinaire propose de déplacer le regard des querelles associatives et des instrumentalisations politiques aux agissements du passé en transmission et toujours en mouvement. Il s’agit, en effet, de privilégier un questionnement sur la contemporanéité du passé et l’actualité de ses traces, sur la ténacité, parfois discrète, des survivances et de leurs détournements. S’attacher à suivre comment, par quels réseaux et quelles pratiques, les fils de l’histoire se déroulent jusqu’à nos jours, en en appréciant aussi bien les trajectoires que les mouvements, soient-ils à peine esquissés, comment les mémoires, les événements, les imaginaires infiltrent la vie quotidienne, revient à interroger empiriquement la manière dont le temps de la colonie – c’est-à-dire de la colonisation et de la guerre de libération algérienne – est au présent : non pas reproduit mais vécu, mobilisé, mis en récit, représenté, disputé ou encore passé sous silence : en un mot, transmis.
Les contributions réunies ici renouvèlent, donc, à la fois l’étude de l’actualité du colonial et celle de ses mémoires dans les sociétés française et algérienne. Les auteurs, chercheuses et chercheurs internationaux, ainsi qu’actrices et acteurs de la société civile française, s’y intéressent à partir de leurs disciplines respectives – histoire, anthropologie, sociologie, science politique, études littéraires et culturelles, psychanalyse – et de leurs engagements associatifs et militants. En s’appuyant sur des focales circonscrites allant de la mémoire nationale et ses commémorations à l’enseignement scolaire et ses dispositifs, en passant par la mémoire familiale, les cérémonies religieuses, la musique, le cinéma, l’histoire économique, la pratique universitaire, les comportements électoraux ou encore le domaine des luttes sociales, ils tracent un paysage dynamique. Ce paysage donne à voir comment – c’est-à-dire selon quels dispositifs, dans quels lieux, au cœur de quelles narrations collectives – la colonisation et la guerre de libération algérienne continuent à se transmettre et à circuler dans des milieux différents, qui deviennent à leur tour vecteurs de transmission ; comment la colonisation et la guerre de libération algérienne continuent à façonner des générations, à constituer un enjeu mais aussi un angle mort du temps présent et de ses représentations, et, au fond, continuent à interpeller de près nos sociétés, nos expériences et nos mémoires individuelles, collectives, citoyennes, quels que soient notre héritage familial et politique et notre lien direct ou indirect à l’entreprise coloniale.
Sans prétention d’exhaustivité, se dégage de ce parcours en quatre temps – dispositifs, narrations, générations, témoins – une vision d’ensemble qui nous conduit au cœur des mouvements et des transmissions mémorielles, de leurs moments ainsi que de leurs manquements. Notre ambition n’est dès lors pas d’en finir avec le passé et ses mémoires, mais de s’interroger sur leurs héritages multiples et leurs actualités. Non plus œuvrer à les réconcilier, mais ouvrir plutôt un espace pour en observer les présences et ce qu’elles nous disent de notre rapport au monde. Ce que nous remettons au lecteur est, donc, moins la somme d’un savoir constitué que la proposition d’une réflexion commune.
SOMMAIRE DE L'OUVRAGE
Introduction
L’Algérie coloniale en transmission. Dispositifs, narrations, générations, témoins
Giulia Fabbiano et Abderahmen Moumen
DISPOSITIFS
La lente maturation d’une mise en récit de la guerre d’Algérie (de 1954 à nos jours). L’écriture de l’histoire scolaire, entre mémoire et histoire
Benoît Falaize
Qu’est-ce qu’un échec ? Histoire économique et mémoire coloniale
Muriam Davis Haleh
Récits historiques alternatifs et enjeux mémoriels en Algérie
Amar Mohand-Amer
Encadré : Les raisons d’une absence. Retour sur l’exposition « La Vie HLM. Histoires d’habitant.e.s de logements populaires. Aubervilliers, 1950-2000 »
Muriel Cohen
Encadré : « Une guerre, récits d’une rive à l’autre »
Béatrice Dubell
NARRATIONS
De quoi les juifs sont-ils le nom en Algérie ?
Karima Dirèche
La guerre d’Algérie et les extrêmes droites : six décennies de « contre-terrorisme » ?
Nicolas Lebourg
Se désidentifier : penser une condition postcoloniale de la subjectivation politique
Sophie Mendelsohn
Usages berbéristes du souvenir de la colonisation
Thomas Serres
Encadré : Du rapport Stora au glamour colonial
Noureddine Amara
Encadré : Paroles de jeunes algériens : mémoire et changement social
Amar Mohand Amer et al.
GÉNÉRATIONS
Être européen en Algérie, devenir Européen d’Algérie : guerre et transmissions religieuses
Michèle Baussant
La mémoire discrète de la lutte. La colonisation à l’épreuve de la musique dans la communauté algérienne en France
Hajer Ben Boubaker
Les mémoires de la « guerre d’Algérie » dans les luttes sociales des descendants d’immigrés et de harkis
Giulia Fabbiano et Abderahmen Moumen
Encadré : Mémoires politiques des pieds-noirs et de leurs descendants
Emmanuelle Comtat
Encadré : Badeche Ben Hamdi. Tensions mémorielles autour d’un engagement nationaliste
Sylvie Thénault
TÉMOINS
Sous le silence : la mémoire seconde. Souvenirs et transmission dans les familles d’appelés en Algérie
Florence Dosse
Cartouches gauloises de Mehdi Charef. Trop plein extraordinaire de souvenirs, processus d’anamnèse ordinaire
Djemaa Maazouzi
Des témoins du FLN dans les salles de classe en France ou l’émergence de contre-voix sur la guerre d’Algérie
Aude Signoles
Encadré : Des mémoires de la guerre d’indépendance algérienne à travers la campagne d’archives orales de l’immigration menée par Génériques
Amar Nafa