Amazones, saintes et rebelles de Bernard Lavallé
Par le groupe de recherche Achac
Historien français spécialiste de l'Amérique latine, professeur de civilisation hispano-américaine coloniale à l'université de Bordeaux puis à l'université Paris 3 - Sorbonne nouvelle, dont il est professeur émérite, Bernard Lavallé a publié, le 3 juin, 2021, l'ouvrage Amazones, Saintes et Rebelles. L'histoire éclipsée des femmes de l'Amérique espagnole aux éditions Vendémiaire. Dans la lignée de ses nombreux livres et articles sur l'histoire sociale, économique et culturelle de divers pays latino-américains ou de l'ancien empire espagnol, il se penche cette fois-ci sur l'histoire méconnue de ces femmes, présentes en Amérique espagnole du temps des conquistadors jusqu'aux indépendances du XIXe siècle. À la croisée de la gender history et des études féministes, l'ouvrage et la tribune que nous publions souhaitent revaloriser les trajectoires de ces femmes, en montrer les réalités plurielles, leur résilience et les discours qu'elles revendiquaient.
L’histoire des pays de l’ancien empire espagnol d’Amérique a connu de profondes mutations. Des recherches innovantes ont notamment concerné les femmes désormais vues sous d’autres éclairages, grâce à des études nombreuses et ciblées, notamment féministes, et de la gender history. Ont été réexaminés le machisme, les relations entre sexe et classe, genre et culture politique, la notion de patriarcat, même la relation la plus intime du couple avec le concept de sexual contract.
Embrasser l’histoire des Hispano-américaines sur trois siècles pouvait relever de la gageure. La bibliographie est énorme. Les réalités régionales révèlent des constantes et des points communs liés à un même héritage culturel et une situation politique commune, mais des nuances sont vite apparues. Les priorités locales ont été impactées par les inflexions des dynamiques internes. Au XVIIIe siècle vint s’y ajouter l’action d’une dynastie réformatrice.
L’histoire des femmes s’en est ressentie et l’on doit tenir compte de la diversité des situations féminines, d’autant qu’une tradition, d’origine littéraire, a imposé l’archétype, réducteur, de la femme coloniale. Son arrière-fond est hispanique, agrémenté de composantes créoles pour lui donner du piquant et une américanité en fait manipulée.
Les Indiennes ou les métisses des quartiers populaires ou des villages, les Noires esclaves ou libres, ne s’y retrouvent guère, sauf de manière ornementale. Il faut donc redonner à toutes leur place malgré les oblitérations intentionnelles.
Dans ce monde, les règles proclamées se caractérisaient dans la pratique par l’imprécision, le contournement et la transgression, or la femme se trouvait au cœur et au croisement de deux grands principes : la norme prônée des pratiques sexuelles et la continuité des lignages. Ils étaient construits sur l’endogamie et l’organisation hiérarchique et se nourrissaient aussi des exigences de l’honneur. Ces comportements et ces idées ramènent en fait aux préjugés ethniques coloniaux.
Il faut aussi retrouver la voix des femmes alors que presque toutes étaient sciemment empêchées de se faire entendre. Des traces des discours féminins subsistent, dans les archives judiciaires ou des tribunaux ecclésiastiques, lorsqu’elles intentaient des procès pour défendre leurs intérêts, dans les textes où elles essayaient d’exprimer leur ascèse conventuelle.
Quelle était dans ces textes la part des directeurs de conscience, des défenseurs en charge des intérêts de leur cliente ? Comment y retrouver les expressions spontanées d’illusions, d’espoirs, ou de frustrations ?
Tout discours se révèle aussi dans les actes, d’où l’attention de ce livre aux comportements, aux rôles, souvent contrariés, autant d’affirmations de ce que les femmes voulaient, espéraient ou refusaient. On trouve aussi des indicateurs dans leur visibilité parfois inattendue, leurs interventions dans la vie économique, les querelles où elles étaient partie prenante, leur participation dans les crises de l’ordre public, preuves du passage d’un discours caché à un discours public. Les études consacrées aux femmes hispano-américaines ont souvent insisté sur les effets subordonnants de leur situation. Elles montrent aussi leur résilience. L’obéissance organisée était en fait loin de ce que croyaient les hommes.
L’histoire de ces femmes, qui n’a pas été uniforme, fut aussi loin d’être statique. Les institutions n’ont guère connu d’évolution, mais en pratique les lignes ont bougé, des réformes ont été entreprises, avec des avancées limitées mais réelles, même s’il y eut aussi des tentatives de reprise en main par le patriarcat et l’État soucieux d’assurer la cohésion sociale en maintenant des schémas coercitifs.
Les effets de ces tendances ne pouvaient manquer de se manifester et d’apparaître de plus en plus clairement. La participation féminine très active dans les mouvements populaires de la seconde moitié du XVIIIe siècle et dans les combats de l’Indépendance, en est un des signes.
Les nouvelles républiques nées du vieil empire furent loin de le prendre en compte et d’en accepter les conséquences.