Anatomie de l’affiche rouge
d’Annette Wieviorka
En juin 2023, lors de la commémoration de l’appel du 18 juin 1940, le président de la République annonçait l’entrée au Panthéon de Missak Manouchian, résistant arménien membre des FTP-MOI, groupe de résistants communistes, juifs et étrangers, et de son épouse Mélinée Manouchian. Dès lors, des intellectuels et descendants des membres des FTP-MOI signent une lettre ouverte publiée par Le Monde, dans laquelle ils déplorent l’entrée au Panthéon du couple, seul, quand le reste du groupe ne recevra qu’une plaque gravée avec leur nom. Les signataires, dont l’historienne spécialiste de la Shoah et de l’histoire des juifs au XXe siècle, Annette Wieviorka fait partie, soutiennent qu’« Isoler un seul nom, c’est rompre la fraternité de leur collectif militant. Distinguer une seule communauté, c’est blesser l’internationalisme qui les animait ». Le couple sera finalement inhumé au Panthéon le 21 février 2024, et leurs compagnons célébrés et commémorés à cette occasion pour leur courage et leur indéfectible dévouement pour la France, terre d’accueil. Le Groupe de recherche Achac revient sur leur histoire mais aussi sur celle de tous ceux et celles qui se sont engagés pour la France bien que venus d’ailleurs dans l’exposition pédagogique et itinérante « Étrangers & soldats coloniaux dans l’armée française ». Annette Wieviorka, mue par l’exigence d’un retour aux faits historiques, publie en février 2024 aux éditions du Seuil le court ouvrage, Anatomie de l’affiche rouge. En tribune cette semaine pour le Groupe de recherche Achac, on propose de découvrir l’introduction dans laquelle elle exprime son regret d’ériger Missak Manouchian en seule légende alors que les 21 autres fusillés, le 21 février 1944 au mont Valérien, et Olga Bancic, la seule femme du groupe, guillotinée en Allemagne le 10 mai 1944, auraient pu entrer au Panthéon collectivement.
Lors de la cérémonie commémorative 2023 de l’appel du 18 juin 1940, le président de la République annonçait que Missak Manouchian ferait son entrée au Panthéon, accompagné par son épouse, Mélinée. Il expliquait que Missak Manouchian « choisit deux fois la France, par sa volonté de jeune homme arménien épris de Baudelaire et de Victor Hugo, puis par son sang versé pour notre pays. Il figure dans notre mémoire comme l’un de ceux visés par « l’Affiche rouge » qui désignait à la vindicte dix des membres du groupe qu’il dirigeait, Francs-tireurs et partisans main-d’œuvre immigrée, et pour cela exécrés par le régime de Vichy ». Il précisait encore que « les 23 seraient aussi célébrés ». « L’hommage de la République à Manouchian permet de fédérer tous les combattants engagés dans la lutte contre le nazisme », était-il proclamé. Bien que ce texte issu de l’Élysée ne précisât pas sous quelle forme les autres fusillés du 21 février 1944 seraient honorés, la presse indiquait que ce serait par une plaque portant leur nom.
Les initiateurs de cette panthéonisation insistaient sur son caractère « universaliste » : Missak Manouchian était selon eux le symbole de « tous les étrangers ». Le 24 novembre 2023, Le Monde publiait une lettre ouverte au président de la République signée notamment par des descendants de fusillés qui avaient eu vent de l’entrée au Panthéon, comme tout un chacun, par la presse. Nul n’avait jugé bon de contacter personnellement ni Juana Alfonso, petite-fille de Celestino Alfonso, « Espagnol rouge » en bonne place sur l’affiche, ni Michel, Patrice et Yves Della Negra, les neveux de Rino, fusillé au mont Valérien, ni les cousines de Marcel Rajman1 ou le neveu de Thomas Elek. Parmi les autres signataires, des réalisateurs (Costa-Gavras, Ruth Zylberman, Mosco Levi Boucault), des intellectuels (Edgar Morin, Patrick Modiano), des historiens (Serge Klarsfeld, Patrick Boucheron et moi-même). Dans notre lettre, nous écrivions : « Isoler un seul nom, c’est rompre la fraternité de leur collectif militant. Distinguer une seule communauté, c’est blesser l’internationalisme qui les animait. Ce groupe de résistants communistes ne se résume pas à Manouchian, qui certes en fut le responsable militaire avant que la propagande allemande ne l’eut promu chef d’une bande criminelle. Et le symbole qu’il représente à juste titre pour nos compatriotes de la communauté arménienne est indissociable de toutes les autres nationalités et communautés qui ont partagé son combat et son sacrifice. »
Sur les réseaux sociaux, par mails privés adressés à certains des signataires, ceux qui avaient œuvré à l’entrée de Manouchian s’indignèrent de notre lettre, qualifiée d’« initiative médiocre » : elle était « communautaire », alors qu’eux-mêmes se proclamaient « universalistes ». Bref, contrairement aux apparences, ce n’était pas un Arménien qui entrait au Panthéon, et il n’y entrait pas « avec » sa femme, mais « accompagné » par sa femme et tous les étrangers. L’annonce de l’entrée d’un homme ou d’une femme au Panthéon et la cérémonie elle-même sont toujours l’objet d’une intense médiatisation qui leur confère sens et met en lumière ce qu’ils furent et ce qu’ils firent.
En bonne logique, si ce sont les « étrangers », en particulier les condamnés à mort de février 1944, qui sont ici honorés, ouvrages et films qui sortent à cette occasion devraient évoquer le groupe, dans sa diversité. Or les titres des ouvrages récemment publiés ou à paraître laissent peu de doute sur qui est mis en lumière : il s’agit bien du couple Missak et Mélinée. Mélinée avec Missak. Car sont déjà parus au moment où je rédige ce libelle, de Gérard Streiff, Missak et Mélinée Manouchian. Un couple en Résistance (l’Archipel), avec en couverture les photos de deux amoureux tête contre tête ; Missak et Mélinée Manouchian. Deux orphelins du génocide des Arméniens engagés dans la Résistance française (Textuel), ouvrage collectif dont Denis Peschanski, conseiller historique du comité pour la panthéonisation de Manouchian, est intronisé maître d’œuvre et qui en assume publiquement la promotion, mais où la contribution de la grande historienne Claire Mouradian, dont l’œuvre est consacrée à l’histoire de l’Arménie, est importante et apporte beaucoup à l’histoire du couple. En couverture, de taille égale, les photos de Missak et Mélinée. Le « groupe » est donc devenu un couple, plutôt glamour, les « étrangers » les seuls Arméniens ; les Italiens, Espagnols, Juifs de toutes nationalités et les Français, compagnons de ce combat solidaire, passent au mieux au second plan, deviennent invisibles ou noyés dans la vaste catégorie des « étrangers » privés de noms. Qu’on me comprenne bien. Oui, l’histoire du génocide des Arméniens et celle de l’immigration arménienne en France méritent d’être connues et reconnues. Oui, Missak le poète, le militant, le résistant est une magnifique figure digne d’être honorée. Mais je ne peux m’empêcher d’être saisie par un double sentiment : celui d’une injustice à l’égard de la mémoire des autres fusillés de février 1944 et d’Olga Bancic, guillotinée le 10 mai 1944 à Stuttgart, et de leurs familles ; et celui d’un malaise devant un récit historique qui distord les faits, voire les occulte au profit de la construction d’une légende. Or à l’époque qui est la nôtre, celle des « faits alternatifs », il me semble que si on souhaite donner une leçon d’histoire, la moindre des précautions est d’établir les faits.
Ces hommes et cette femme condamnés à mort en février 1944 appartenaient aux FTP-MOI de Paris 12 (Francs-tireurs partisans de la Main-d’Œuvre immigrée), les derniers FTP-MOI qui y étaient encore actifs après que tant d’autres eurent trouvé la mort. Ils avaient été arrêtés par les brigades spéciales de la Préfecture de police de Paris pour être livrés aux nazis. Cette histoire est aujourd’hui bien documentée. Certains d’entre eux ont fait l’objet d’une ou plusieurs biographies, sont devenus des personnages de bandes dessinées, de romans, de livres pour la jeunesse. Chacun bénéficie d’une notice biographique nourrie dans le Maitron des fusillés, accessible en ligne, où sont indiquées les sources qui ont permis de l’écrire.
Certes, on ne sait pas tout – sait-on jamais tout ce qu’on aimerait à savoir en histoire ? Mais on en sait beaucoup. En revanche, si chacun connaît le poème d’Aragon mis en musique et chanté par Léo Ferré qui permit à l’affiche apposée sur les murs d’être nommée et de devenir ainsi iconique, son histoire n’a jamais été écrite. Et c’est cette histoire que je propose dans cette Anatomie de l’Affiche rouge.
1 L’orthographe des noms propres est erratique.