Berlin 1936 inventa le relais de la flamme olympique
par Pascal Blanchard et Nicolas Bancel
À l’occasion de l’arrivée de la flamme olympique à Marseille mercredi 8 mai 2024, journée nationale de commémoration de la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les deux historiens Nicolas Bancel et Pascal Blanchard rappellent que le relais de la flamme ne date que des Jeux Olympiques organisés par l’Allemagne nazie, mais que le symbole a changé depuis. La tribune, publiée sur le journal L’opinion, est livrée en exclusivité et en intégralité pour le Groupe de recherche Achac.
La flamme arrive ce mercredi à Marseille. L’occasion de revenir sur cette « tradition » olympique avec deux historiens, auteurs du catalogue Olympisme, une histoire du monde (60 spécialistes, 1100 images, 675 pages, Editions de La Martinière), alors que vient d’ouvrir une exposition au Palais de la Porte Dorée, à Paris.
Le relais de la flamme n’a jamais existé dans la Grèce antique, mais la confusion symbolique avec la flamme brûlant en permanence sur l’autel du temple d’Héra, situé au centre du sanctuaire d’Olympie, va petit à petit s’installer dans les imaginaires. Pourtant, la flamme olympique a été mise au programme des Jeux assez tardivement. C’est en 1928, pour les Jeux olympiques d’Amsterdam, aux Pays-Bas. Il faut attendre encore huit années pour que l’idée du relais soit imaginée par le IIIe Reich, précisément par Joseph Goebbels à l’occasion des Jeux Olympiques de Berlin en 1936.
Depuis 1936, pas une Olympiade sans le parcours de la flamme. Avec les podiums, le serment (initié en 1920), les médailles (or, argent, bronze), la vasque olympique, le défilé des athlètes, la cérémonie d’ouverture et celle de clôture, la trêve olympique (1993 l’ONU demande aux Nations de « respecter » celle-ci) et les classements des nations… Pour les Jeux d’hiver, la flamme s’impose aussi (avec la torche ou le flambeau) pour les Jeux d’hiver d’Oslo en 1952 et, douze ans plus tard, en 1964, le relais de la flamme est également organisé comme pour les Jeux d’été.
La mythologie officielle a fait du relais et de la flamme une tradition originelle des jeux antiques, ce qui est faux : la flamme était en Grèce un symbole religieux, pas sportif. Désormais, des cérémonies fortement médiatisées sont même reconstituées « à l’antique » et avec des reconstitutions théâtrales, et le grand public pourrait croire que ce lien entre le passé antique et le présent est une évidence…
Dans l’exposition qui vient d’ouvrir au Palais de la Porte Dorée, « Olympisme, une histoire du monde », le public pourra découvrir l’affiche originale de ce premier parcours-relais de la flamme olympique imaginé par les Allemands, qui d’Olympie jusqu’à Berlin traverse une partie de l’Europe. Il est frappant de constater que ce parcours est prémonitoire : ces territoires (au cœur des Balkans), pour certains revendiqués par les nazis, seront conquis (durant la Seconde Guerre mondiale) ou intégrés au IIIe Reich (comme l’Autriche) par la suite. Dès mai 1934, le Comité International Olympique donne son feu vert à la réalisation de l’idée de faire voyager la flamme de la Grèce jusqu’en Allemagne. L’annonce du relais de la flamme va très vite devenir pour le IIIe Reich la première étape d’une intense propagande.
Aujourd’hui, le feu (en allégorisant la légende) est devenu pour le mouvement olympique le symbole de « paix, d’unité et d’excellence athlétique » (dixit le CIO)… Mais, dans les mythologies européennes, le feu est symboliquement plus lié à la guerre qu’à la paix, mais aussi à la purification. Le feu c’est le champ de bataille, les canons et les fusils, la flamme du soldat inconnu et la flamme du souvenir, et la guerre est par excellence le « feu de l’enfer ». Mais la tradition olympique a su réinventer la signification du feu en un symbole de paix. De toute évidence, les nazis voyaient dans le feu une tout autre symbolique… des autodafés orchestrés par le régime à l’incendie du Reichstag, le feu symbolise la purification par le feu et la destruction de tout ce qui s’oppose – culturellement, racialement – à la « race aryenne ».
Les nazis transposaient dans la mise en scène « grecque » de l’allumage de la flamme la démonstration de la filiation entre le régime hitlérien et la Grèce antique
Les nazis transposaient dans la mise en scène « grecque » de l’allumage de la flamme la démonstration de la filiation entre le régime hitlérien et la Grèce antique : le corps grec était considéré par toute l’anthropologie raciale nazie (et européenne) comme un modèle indépassable de perfection raciale « aryenne », dont le peuple allemand serait l’héritier. Dans cette dialectique propagandiste, la mise scène de la flamme et du relais érige la purification par le feu et une sorte de rituel païen. C’est aussi une réinterprétation de la prise du pouvoir sur le feu par les nazis : tel Prométhée récusant l’interdit de Zeus pour dérober le feu à l’invitation de la déesse Athéna sur l’Olympe. Outre le relais de la flamme, les nazis vont aussi mettre en scène l’allumage de la vasque olympique à travers le film de Leni Riefenstahl, Olympia, pour en faire un acte symbolique et quasi mystique.
À Berlin, le jour de la cérémonie d’ouverture, le IIIe Reich impose le sportif Fritz Schilgen comme dernier relayeur, spécialiste du demi-fond. Il ne fait pourtant pas partie des athlètes sélectionnés pour l’olympiade nazie, mais est choisi comme le symbole de l’Aryen : yeux bleus, cheveux blonds et corps « parfait » selon les normes raciales nazies.
La boucle est bouclée : l’héritage racial grec, immortalisé par les statues grecques longuement filmées par Leni Riefenstahl, suggère la continuité raciale et culturelle entre la Grèce antique et le régime nazi. Appui de toute première importance pour ce premier relais et cette captation de l’imaginaire olympique, Pierre de Coubertin délivre un message aux porteurs de la flamme et apporte son quitus au cérémonial nazi.
Adolf Hitler, qui a validé tout ce dispositif cérémonial, est également fasciné par l’Antiquité et rêve d’acquérir le Discobole. Il parvient à convaincre l’Italie fasciste de lui vendre une copie de la statue, organise une exposition à la Glyptothèque de Munich en 1938, et se fait prendre en photographie devant la statue, comme le rappelle Johann Chapoutot dans ses travaux. Leni Riefenstahl avait annoncé cette mise en abîme, dans le prologue du film Olympia où le Discobole semble fusionner avec l’athlète allemand Erwin Huber. En 1936, Athènes n’est plus à Athènes après le parcours de la flamme : en 1936, Athènes est désormais à Berlin et les nazis veulent capter cet héritage.
Après-guerre, dès 1948, la tradition est renouvelée à Londres. En 1964 au Japon, le symbole est utilisé pour oublier les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki : un athlète, né le jour du bombardement d’Hiroshima, est invité à porter la flamme. En 1996, la symbolique change de nouveau, 60 ans après Berlin, avec le geste de Mohamed Ali à Atlanta qui, déjà affaibli par la maladie de Parkinson, se présente dans le stade, la main tremblante, et allume la flamme. Désormais, la flamme porte un autre discours (la paix dans le monde et la paix avec le passé).
Aujourd’hui, une véritable mise en scène hollywoodienne reproduit tous les quatre ans la cérémonie. Elle est portée par des milliers de relayeurs jusqu’à la ville organisatrice et chaque ville-étape s’inscrit dans une politique événementielle au cœur du programme officiel. Elle brûle le temps des Jeux et s’éteint lors de la cérémonie de clôture. Il a fallu du temps pour faire d’un symbole de la propagande nazie un symbole de paix et de fraternité, c’est tout l’art des magiciens de l’olympisme d’avoir réussi ce tour de passe-passe, en transformant le feu des ténèbres en feu du stade.