Les tribunes

Titre Les tribunes
Ceux qui creusent Par Éric Manigaud

Ceux qui creusent

Par Éric Manigaud

Ceux qui creusent Par Éric Manigaud

Né en 1971, Éric Manigaud vit et travaille à Saint-Étienne. Agrégé d’arts plastiques, il expose régulièrement son travail en France (Paris, Nanterre, Lyon, Clermont-Ferrand, Strasbourg, Perpignan…) et à l’étranger (Belgique, Suisse, Royaume-Uni, Italie…). En 2020, le Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole lui a consacré une exposition rétrospective « La Mélancolie des vaincus ». Ses œuvres font partie de collections publiques (Fonds régionaux d’art contemporain, La Contemporaine Nanterre, Musée national de l’histoire de l’immigration, département de Seine Saint-Denis, Musée Paul Dini, Landesmuseen Schloss Gottorf…) et de collections privées telles que la Fondation Francès (France), The SOR Rusche Collection (Allemagne) et La Julian and Stephanie Grose Collection (Australie). Dans son exposition intitulée « Ceux qui creusent », présentée à la galerie Sator à Paris jusqu’au 22 juillet 2023, l’artiste dénonce, grâce à des archives photographiques issues de l’AfricaMuseum de Tervuren, en Belgique et de sa propre collection de cartes postales, les violences de la colonisation belge au Congo. Il nous présente, ici, la genèse de ce travail.

L'idée d'une série sur le Congo belge est née de la découverte des photographies de « mains coupées » d’Alice Seeley Harris. La photographe documentait dès 1904 les sévices infligés aux populations locales (enfants comme personnes âgées) sous le règne du roi belge Léopold II, notamment l’amputation de pieds et de mains, pour punir celles et ceux accusés de freiner l’exploitation des ressources naturelles du pays. Les recherches qui suivirent me menèrent également au Congo français, situé sur l'autre rive du fleuve Congo, et où les habitants ont été instrumentalisés et massacrés dans des proportions similaires, cette fois par la République française.

Alors que mon exposition à Paris (à la galerie Sator) se focalise sur les crimes commis au Congo belge, une autre à Anvers (à la galerie Fifty One) est consacrée au Congo français. Cette inversion repose sur un principe d'équivalence, ayant pour dénominateur commun les dernières conquêtes coloniales européennes juste avant 1900[1]. À cette période, les Européens ont accès depuis peu à l'acier industriel et la supériorité technique des nouvelles armes (automatiques) et munitions (balles à fragmentation) permet de ne plus se limiter aux conquêtes côtières. Les derniers territoires inexplorés sont ainsi colonisés à la toute fin du XIXe siècle[2].

Les dessins présentés ont été réalisés à partir d'un ensemble de photographies de nature très diverse (l'aléatoire détermine la collecte) : des originales provenant d'archives officielles ou extraites d'albums, des reproductions de périodiques, des cartes postales, des photogrammes… À cette diversité de la matérialité des supports s'ajoutent le temps long de la période choisie (les sources s'étalent de 1890 à 1935) et le caractère souvent imprécis des légendes. Les photographies ont perdu leur côté descriptif. Il faut ensuite remonter un ensemble pour constituer une série. Les liens entre les images ne pouvant pas être uniquement formels, il y a de nombreux choix à opérer.

De fait, le principe général qui gouverne ces travaux est de montrer la mise au travail gratuit et forcé, comment les corps sont contraints ou mutilés[3] alors que l'esclavage est censé être aboli depuis un demi-siècle. Montrer aussi le pillage par extraction — car c'est tout le vivant qui est mis au travail[4] — ainsi que le transport des matières premières. La construction de la ligne de chemin de fer Congo-Océan, par exemple, ne correspondait à aucun besoin (une ligne existe déjà côté belge), mais ce chantier prouve la brutalité de l'administration et relève à lui seul du crime contre l'humanité[5]. Montrer enfin la démesure par les variations et ruptures d'échelles, de la montagne qu'on dynamite à la grenouille vue de près. Un principe secondaire : la frontalité des images choisies. Elle se trouve renforcée par le travail d'agrandissement au dessin, qui permet de passer d'un regard oblique (carte postale) ou fugitif (journaux), à un face à face.

Aujourd'hui, les « creuseurs », qui vont chercher le cobalt dans des puits artisanaux non sécurisés en RDC, dans les provinces du Lualaba et du Haut-Katanga, ont à peine dix ans.


[1] Peo Hansen, Stefan Jonsson, Eurafrique. Aux origines coloniales de l’union européenne, Paris, La Découverte, 2022.

[2] Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes, Paris, Édition des arènes, 2007. Voir le chapitre « Dieux des armes ». 

[3] Marie-José Mondzain montre dans K comme kolonie comment il s'agit d'inscrire la loi dans la chair (Paris, La fabrique, 2020).

[4] « Moore propose d'étendre le concept de “travail” à l'ensemble des êtres de nature dès lors que leur activité est mobilisée pour permettre la valorisation du capital. » Bernard Aspe, « La mise au travail de la nature », De(s)générations, 34, 2021.

[5] Gilles Sautter, « Notes sur la construction du chemin de fer Congo-Océan (1921-1934) », Cahiers d'études africaines, vol. 7, 26, 1967.