Chagos, la dernière colonie
Par Philippe Sands
Philippe Sands, juriste international franco-britannique et professeur de droit à l’University College de Londres (Royaume-Uni), est connu pour son engagement en faveur des droits humains. Il a été conseiller dans de nombreuses cours internationales ou tribunaux, comme la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour pénale internationale ou le tribunal international du droit de la mer. Il a notamment publié Retour à Lemberg (Albin Michel, 2017), élu Prix du Livre Européen mention spéciale du jury, et revient en 2022 avec une nouvelle enquête historique, La dernière colonie (Albin Michel). Il retrace le combat d’une femme, Liseby Élysé, qui cherche à retourner dans son île natale dans l’archipel des Chagos (océan Indien), après avoir été contrainte de s’exiler en 1964 suite à la décision du Royaume-Uni de louer sa colonie aux États-Unis pour en faire une base militaire. S’affirmant comme défenseur des droits des Chagossiens, Philippe Sands dénonce dans ce livre l’impérialisme britannique et les crimes racistes commis à l’encontre des populations locales, qu’il qualifie de crime contre l’humanité au regard du droit international. À l’occasion de la parution de son ouvrage, Philippe Sands livre son regard sur les persistances actuelles de cet impérialisme et critique le non-respect du droit international par les États-Unis et le Royaume-Uni, alors que ces derniers accusent justement la Russie et la Chine de violer le droit international en Ukraine et en mer méridionale.
Lors de son discours au ministère des affaires étrangères à la suite de son investiture, le Président des États-Unis Joe Biden a rappelé que l’« État de droit » était l’une des valeurs démocratiques les plus chères à l’Amérique. Cette notion, au cœur de sa politique extérieure comme de sa foi dans les traités et les institutions internationales, est à la fois une riposte à l’administration Trump et un bâton pour taper sur les doigts de la Chine et de la Russie.
Lors d’une visite au Japon et en Corée du Sud en 2021, le secrétaire d’État Anthony Blinken a fustigé l’attitude de Pékin pour sa « coercion et agression », en référence à ses revendications abusives en mer de Chine méridionale qui constituent une violation du droit international.
Pourtant, qui souhaite évoquer des violations du droit international et instrumentaliser l’État de droit devrait lui-même être irréprochable et s’assurer que ses alliés les plus proches le soient aussi. En effet, l’attitude du Royaume-Uni quant au respect du droit international – et notamment en ce qui concerne le droit de la mer – pose un sérieux problème aux États-Unis.
En 2021, le gouvernement britannique a publié un rapport de politique internationale intitulé Global Britain, un ambitieux programme qui fixe les objectifs du gouvernement à l’horizon 2030. Ce document de plus d’une centaine de pages, annonce que le Royaume-Uni compte se détourner de l’Europe pour s’intéresser davantage à la région indo-pacifique, en comptant sur une alliance militaire avec les États-Unis : toutes les alliances se valent, apparemment. Le rapport insiste particulièrement sur l’engagement « absolu » du Royaume-Uni à garantir le respect de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer dans toutes ses dimensions.
Absolu ? Pas tout à fait. En tout cas, pas pour le Royaume-Uni ni pour les États-Unis. Ces derniers semblent vouloir instrumentaliser le droit de la mer pour mettre des bâtons dans les roues de la Chine, et ce particulièrement à la suite d’une décision de justice exécutoire pour les parties, rendue en 2016 par la Cour permanente d’arbitrage de la Haye. Le tribunal a statué sur les revendications de la Chine sur de vastes bandes délimitées par les mythiques « neuf traits » en mer de Chine méridionale et les a déclarées illégales car elles violaient les principes de bases de liberté de navigation et les droits souverains des autres États.
Cette affaire avait été portée par les Philippines devant la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS) – une charte globale compétente pour tous les litiges en lien avec les océans du monde, adoptée en 1982 après des années de négociations (lors desquelles j’avais été le co-conseiller des Philippines).
Les États-Unis sont l’un des seuls pays n’ayant pas adhéré au traité – s’opposant aux clauses qui examinent l’exploitation des ressources minérales en haute mer – mais soutiennent la plupart des clauses qui relèvent du droit international « général ». La convention est néanmoins très appréciée du ministère de la défense des États-Unis pour ses règles claires sur la libre navigation y compris des navires militaires, et par d’autres pour ses principes de conservation des fonds marins et des ressources maritimes, ainsi que pour son système d’arbitrage des litiges notamment sur les frontières maritimes.
Le ministère des Affaires Étrangères avait immédiatement accueilli la décision Chine-Philippines de 2016. David Cameron, alors premier ministre du Royaume-Uni, avait conseillé à la Chine de le respecter. Mais aujourd’hui, le Royaume-Uni, qui fait pourtant partie intégrante de l’UNCLOS, est pointé du doigt pour ses manquements au respect du droit de la mer et saborde les efforts de l’administration Biden, qui utilise ce même arsenal juridique pour faire pression sur la Chine et ses revendications maritimes.
En parallèle, les efforts du Royaume-Uni et des États-Unis pour rassembler des alliés en soutien à la résistance ukrainienne face à l’invasion et l’occupation de larges parties du territoire par la Russie sont discrédités par l’occupation – en violation criante du droit international – d’une partie de l’Afrique.
En effet, l’archipel de Chagos, un petit groupe peu connu de cinquante-cinq îles, situé au milieu de l’océan Indien est considéré par l’ONU comme appartenant au continent africain. Ces îles ont d’abord fait partie de l’Empire colonial français avant de passer sous administration britannique et d’être assimilées à la colonie de l’île Maurice pendant 150 ans. Puis en 1965, sous l’impulsion du président des États-Unis Lyndon Johnson, le Royaume-Uni décide de séparer les îles de l’archipel de Chagos de l’île Maurice. Et, alors que le monde assistait à la chute des empires coloniaux, le Royaume-Uni a décidé créer une nouvelle colonie : le Territoire britannique de l’océan Indien. Une des îles, Diego Garcia, est louée aux États-Unis afin que ces derniers y installent une base militaire.
L’île Maurice prend son indépendance en 1968, mais Chagos n’est pas concernée. La totalité de la population des îles – environ 1.800 personnes, pour la plupart des descendants d’esclaves ayant vécu et travaillé dans les plantations de coprah, sont déplacés de force vers d’autres parties de l’île Maurice, aux Seychelles et au Royaume-Uni.
Cet épisode de l’histoire, que le gouvernement britannique a depuis qualifié de « honteux », n’est pas un fait connu du grand public – du moins ne l’était pas jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à ce que ces événements reviennent hanter les Britanniques et viennent secouer indirectement les États-Unis par la même occasion.
L’île Maurice a longtemps essayé de récupérer l’île de Chagos, et a reçu le soutien de nombreux états comme l’Inde, l’intégralité du continent africain, plusieurs gouvernements d’Amérique Latine et d’Europe, ainsi que des nombreux Chagossiens déplacés qui ont gardé l’espoir de pouvoir retourner un jour chez eux.
Ces efforts ont porté leurs fruits. En février 2019, la Cour internationale de justice de la Haye a statué que l’archipel de Chagos avait été illégalement séparé de l’île Maurice, violant de fait le droit des peuples à l’auto-détermination ainsi que l’intégrité territoriale de Maurice (j’étais le représentant du gouvernement dans cette affaire et continue de l’être dans des cas reliés).
La décision, rendue à la demande de l’Assemblée générale de l’ONU, n’est pas juridiquement contraignante pour les états membres – elle ne s’applique donc ni pour le Royaume-Uni ni pour l’île Maurice – mais demeure une décision de justice qui modifie la loi, et signifie que l’organisation des Nations Unies elle-même, est tenue de la respecter.
Les cartes de l’ONU ont donc été modifiées pour afficher l’archipel Chagos, incluant Diego Garcia, comme appartenant à l’île Maurice et non au Royaume Uni. Trois mois après la décision rendue par la Cour internationale de justice, l’Assemblée générale a voté en grande majorité pour la reconnaissance de Chagos comme partie intégrante de l’île Maurice, et a lancé un appel aux Britanniques pour qu’ils se retirent des îles dans les six mois, avant novembre 2019. La résolution – à laquelle se sont opposés les États-Unis et le Royaume-Uni – spécifiait également que les personnes originaires de l’archipel devraient pouvoir retourner sur leur territoire.
Mais les Anglais ont refusé de partir, et cette nouvelle affaire a été présentée devant le tribunal international des droits de la mer à Hambourg en Allemagne, opérant sous l’UNCLOS – traité auquel le Royaume-Uni voue un soi-disant respect « absolu ».
Ce tribunal, dans une affaire portée par l’île Maurice dans le but de déterminer les frontières maritimes entre leur territoire dans les Chagos et les Maldives, a rendu une décision en janvier 2021, stipulant que le verdict de la Cour internationale de justice confirmait la souveraineté de Maurice sur l’archipel de Chagos et a rejeté les revendications britanniques. Mais plutôt que de partir, ou de laisser les Chagossiens retourner chez eux, le Royaume-Uni a décidé d’envoyer valser la décision de la Cour internationale de justice et d’ignorer les principes du droit international, comme le fait la Chine actuellement.
Dans un rapport de politique international récent, le Royaume-Uni a déclaré qu’il continuerait de maintenir sa présence militaire dans l’archipel. Il y a quelques mois, une nouvelle pièce de monnaie des Territoires britanniques dans l’océan Indien a été frappée, avec d’un côté, la reine Elizabeth II et de l’autre, l’anémone (connu sous le nom de poisson clown) symbole de Chagos.
Les positions du gouvernement britannique sont en directe contraction avec les principes qu’ils évoquent dans une note diplomatique envoyée à Pékin en 2021. Dans cette note, ils affirment que les « droits historiques » en mer de Chine méridionale invoqués par la Chine ne respectent ni le droit international, ni l’UNCLOS et ni la décision de la Cour permanente d’arbitrage rendue en 2016. Cette déclaration est aussi en contradiction totale avec la critique qu’ils font de l’invasion de l’Ukraine par les Russes.
Cette hypocrisie est grotesque et néfaste. De plus, la base militaire américaine sur l’île de Diego Garcia les décrédibilise totalement. Tout comme l’administration Trump qui avait choisi d’ignorer les décisions de la Cour internationale de justice, M. Biden and M. Blinken n’ont pas encore réagi à ce jour. Pourtant, faire l’autruche revient à cautionner et encourager les violations répétées du droit et des traités internationaux par le Royaume-Uni, alors que le non-respect de décisions et textes de loi est au cœur des conflits en Ukraine et en mer de Chine méridionale. Ne rien dire, ne rien dénoncer, revient aussi à approuver tacitement la politique coloniale aux accents racistes qui est menée.
Comment les États-Unis peuvent-ils soutenir un allié qui promeut l’auto-détermination de peuples blancs dans les Îles Falkland mais la refuse aux populations noires de Chagos ?
Il existe cependant une solution simple et efficace – si toutefois les États-Unis sont réellement attachés à l’État de droit et aux traités internationaux comme ils le prétendent. L’île Maurice a déjà proposé de mettre l’île de Diego Garcia à disposition des États-Unis pour 99 ans, cela permettrait aux Américains de sécuriser leur présence militaire sur le long terme – un paramètre qui manquait dans son accord avec le Royaume-Uni puisqu’il prend fin en 2036. Dans ce cas de figure, Chagossiens auraient le droit de retourner dans certaines parties de l’archipel. Une zone de protection maritime pourrait être définie afin de préserver l’environnement marin. Le drapeau du Royaume-Uni tomberait enfin dans la dernière colonie britannique d’Afrique.
C’est une proposition gagnant-gagnant. La sécurité serait garantie et les droits humains ainsi que l’environnement seraient protégés. L’État de droit, les traités internationaux et l’UNCLOS serait respectés. Les comportements hypocrites et les politiques deux poids deux mesures seraient balayés.