Les tribunes

Titre Les tribunes
 « Corps noirs. Réflexions sur le mannequinat, la mode et les femmes noires »  Christelle Bakima Poundza

 « Corps noirs. Réflexions sur le mannequinat, la mode et les femmes noires » 

Christelle Bakima Poundza

 « Corps noirs. Réflexions sur le mannequinat, la mode et les femmes noires »  Christelle Bakima Poundza

Paru le 30 août 2023 aux Éditions Les Insolentes, Corps Noirs de Christelle Bakima Poundza a pour sujet la place des mannequins noires dans l’industrie de la mode française. L’auteure, diplômée de l’Institut français de la mode en 2020 mais aussi écrivaine, podcasteuse et réalisatrice, concentre particulièrement son investigation sur les mannequins noires dans une industrie discriminante mais les parallèles se tissent inévitablement avec la société française dans sa globalité. Tout en recommandant une approche intersectionnelle pour élaborer des solutions, Christelle Bakima Poundza rappelle également l’importance de la représentation. L’industrie de la mode contribue activement à la définition de la beauté à travers les corps qu’elle décide de montrer et son impact sur nos imaginaires est ainsi non-négligeable. Ce livre retrace les questionnements de l’auteure et présentent les enjeux principaux autour de la place des femmes noires dans les industries créatives. Nous en livrons ici la préface.

Écrire un livre pour questionner la place des mannequins noires dans la mode française ? Un affront à cette industrie qui fait rayonner la France, véritable trésor national depuis le XVIIe siècle1, ou pire : une importation des théories américaines sur le genre, la race et la classe. « Tu trouves que la mode française est raciste alors qu’avec Saint Laurent elle a quand même été pionnière en faisant défiler les premières mannequins noires ? » m’a-t-on parfois dit à ce sujet. 

Alors, je préfère être claire : l’objectif de cet essai n’est pas de savoir si la mode française est ou n’est pas raciste. Il ne s’agit pas d’une chasse aux sorcières qui, au fil des pages, tenterait de dire qui est raciste, qui l’est moins ou qui ne l’est pas. Je n’ai pas non plus l’intention d’attribuer des médailles aux marques qui auraient maintenu un système d’oppression un peu moins longtemps que les autres, en choisissant une mannequin noire comme égérie. Désolée, mais non. Je ne m’aventurerai pas non plus sur le sujet de la morale, mais plutôt sur celui des faits. Sur ce que le capitalisme a créé et continue de créer : un ensemble de hiérarchisations sociales, raciales, de genre, au sommet desquelles on retrouve l’homme blanc, et à la base, la femme noire. Les discriminations ne sont que les conséquences de ce système dans lequel on est tous empêtrés. Certains en bénéficient, d’autres en font les frais, parfois c’est les deux à la fois, et beaucoup le payent parfois au prix de leur vie. 

Spoiler alert : avoir les meilleures intentions du monde ne fait en aucun cas disparaître la question du racisme. Avoir un.e ami.e noir.e non plus. Autant l’admettre : dans une société qui ne reconnaît pas les personnes noires en tant que groupe social, mais qui les traite comme telles2 ; dans laquelle les Noirs de France sont individuellement visibles, mais socialement invisibles (ou invisibilisés) dans les médias, la pop culture, le récit national, les sphères décisionnaires et les travaux de recherche universitaires ; dans laquelle règne une certaine obsession pour un universalisme de façade, mais pas de fait ; et pour laquelle Barack Obama est noir, mais Meghan Markle est métisse… j’ai bien l’impression qu’aborder ces sujets ne va pas être de tout repos. Mais soit, j’y vais quand même. 

En France, la question noire, et encore plus dans le mannequinat, est un non-sujet. Elle met mal à l’aise, et casserait l’ambiance… La maison brûle, mais nous regardons ailleurs. Chez les universitaires et autres intellectuel.le.s, c’est plutôt l’indifférence générale. La mode et les mannequins, ces sujets de femmes et de chiffons, sont futiles, c’est bien connu. Pourquoi prendrait-on seulement le temps de se poser et d’analyser ce qu’ils disent de notre société ? Dans l’industrie, les déclarations et autres articles titrant çà et là « Retour des mannequins noirs »3 montrent à quel point on connaît mal notre histoire. Amnésie collective ? Déni total ? Je n’en dirai pas plus. 

À Paris, capitale de la mode, les rares fois où le sujet est abordé, c’est le plus souvent pour se défendre d’accusations de racisme en comparaison aux castings londoniens ou new-yorkais, plus divers. Les institutions qui constituent la mode parisienne – la Fédération de la Haute Couture et de la Mode, les marques, maisons, magazines et agences de mannequins les plus puissantes – concèdent qu’il reste des progrès à faire, sans qu’on sache véritablement ce qui est fait pour, et finissent inévitablement par sortir le joker ultime : « Ouais, mais Saint Laurent et les mannequins noires, quand même ! »

À cette amnésie collective s’ajoute le fait que la figure de la mannequin est devenue au cours du XXe siècle l’incarnation même de l’idéal de beauté féminine. Cet idéal repose sur trois critères bien définis (et bien excluants, au passage), à savoir blancheur, minceur et jeunesse. Les mannequins sont devenues les garantes de l’image d’une marque. Elles les incarnent lors de défilés et de campagnes orchestrés à coups de milliers, voire de millions, d’euros. 

À l’aide d’un storytelling savamment huilé, le défilé est l’occasion pour la mannequin de se faire le corps du rêve et de le performer. Sa mission ? Perpétuer une certaine idée de la beauté, l’unique beauté, histoire d’assurer le rayonnement de la marque, et ainsi séduire des millions de spectateurs.trices à travers le monde et continuer à écouler des produits par milliers. Les mannequins noires ont-elles leur place dans tout ça ? Très certainement, mais peut-être pas à toutes les époques, peut-être pas au sein de toutes les maisons, certainement pas au sein de toutes les collections et encore moins lorsqu’on n’est pas une mannequin connue. Si l’industrie peut parfois faire une exception en mettant en avant des corps qui cassent les codes, la réalité capitaliste, à savoir vendre à tout prix, la rattrape toujours, et contribue à enfermer davantage le corps choisi : une présence orchestrée, questionnée et questionnable, qui ne donne pas le temps de faire émerger de véritables réflexions critiques. Qui ne permet pas non plus de saisir la complexité du sujet et d’éviter les raccourcis qui lui sont appliqués. 

Pourtant, à y regarder de près, le cas des mannequins noires dans les publications de mode, dans la presse féminine et sur les podiums parisiens me semble particulièrement intéressant. Il pourrait bien constituer une clé de compréhension essentielle de l’avancement des droits des femmes et des minorités de genre, des personnes noires (et des femmes noires en particulier), depuis la lutte contre les violences racistes et sexistes à celle contre les inégalités au travail, en passant par une reconnaissance véritable de leur rôle dans l’histoire et la société française. 

En effet, recrutées (souvent très jeunes et donc vulnérables), choisies et évaluées à travers le prisme de leur beauté – qualifiée « d’exotique », de « sauvage » ou de « métissée » – devant à tout prix satisfaire les attentes du male gaze blanc4, et déterminées à des opportunités très calibrées parfois même réduites en fumée, les mannequins noires et la place qui leur est faite apparaissent comme un miroir grossissant de la condition féminine noire en France, à la croisée de plusieurs dynamiques de classe, de race et de genre. Les conséquences de cette domination sont graves et ne se limitent malheureusement pas à un manque à gagner, ou à des opportunités manquées. L’impact sur la santé mentale et physique, la mise à mal de l’estime de soi, le sentiment de ne pas exister, de ne pas être à sa place, de ne pas s’inscrire dans ce qui est à venir, de ne pas être assez bien sont autant de manifestations qui étendent leurs effets à tous les domaines de la vie de ces mannequins (et des femmes noires en France en général). La représentation compte parce que pour se projeter en tant que personne, pour redéfinir sans cesse qui nous sommes, pour ouvrir les champs des possibles et ne pas être limité.e aux déterminismes conscients et inconscients qui pèsent sur nous, on a besoin de voir une manifestation physique de ses rêves et de son imaginaire. C’est une question d’égalité des chances, de droit à l’autodétermination, qui ne se limite pas à la sphère du mannequinat. Il faut penser ces questions de manière conjointe, et même : ne pas juste les penser. Il faut agir. Car si tout le monde n’a pas accès aux mêmes opportunités, on risque l’implosion. À vivre dans un pays qui nous parle d’égalité des chances sans pour autant la pratiquer dans les faits, à évoluer dans une industrie qui dit accepter et célébrer les différences, mais qui véhicule une réalité tout autre, on risque bien plus que la dissonance cognitive... 

Cet essai se propose de faire un tour d’horizon de la présence et de la représentation noire féminine en France à travers le cas très spécifique des mannequins noires dans les publications mode et féminines et sur les podiums parisiens. En croisant mes réflexions sur la question avec quelques souvenirs personnels, je veux comprendre comment ces représentations (qui m’ont forgée) se sont construites, et pourquoi elles peuvent être libératrices autant que dévastatrices, tout en ayant conscience qu’il faut dépasser la question de la représentation pour aborder de manière frontale l’ordre social en place dans l’industrie de la mode. Les mannequins ne sont que la partie émergée de l’iceberg. C’est pourquoi il faut penser la diversité avec une déconstruction essentielle des représentations et modes de fonctionnement actuels afin de redéfinir totalement ce qui se passe dans les coulisses de l’industrie de la mode. 

Vous n’avez pas besoin d’avoir un doctorat en sciences sociales ni même en histoire de la mode pour parcourir cet essai ; je suis dans la même situation que vous. Il vous suffit d’être curieux·se et prêt·e à vous interroger et à observer d’un œil plus attentif les représentations des femmes noires dans la mode et dans la société pour tenter de comprendre les dynamiques et l’histoire très complexes qui les entourent. Et de ne jamais oublier que si la mode contribue à façonner nos imaginaires, elle a aussi le pouvoir de déconstruire ce qui a été par le passé, et ainsi de réinventer de manière multidimensionnelle un nouveau mode d’organisation, pour peut-être, enfin, faire société.

 

1 « La mode est pour la France ce que les mines du Pérou sont pour l’Espagne. » Colbert. 

2 « La France ne reconnaît pas les communautés mais nous traite comme telles » Youssoupha - Entourage (2015)

3ELLE France, « Mannequins : le come-back des blacks ? » De Smet Séverine, « Mannequins noirs et métis : enfin un peu de couleur dans la mode ? », L’OBS, 2 octobre 2015 www.nouvelobs.com

4 « Le male gaze renforce donc une vision patriarcale où les femmes à l’écran (et dans la vie réelle) doivent être soumises au regard des hommes pour que ces derniers éprouvent du désir et du plaisir. » Brey Iris, Le Regard féminin : une révolution à l’écran, Paris, Éditions de l’Olivier, 2020, p 34. Écouter aussi : Couture Apparente, « Comment sortir la mode du male gaze ? », 7 mars 2023.

Sommaire

 

Introduction p.20 

De quelle couleur est ma peau noire ? p.26 

Belle pour une Noire p.40 

La bataille de Versailles p.50 

Blacklisté p.62 

Nepo baby p.76 

La légende Naomi Campbell p.90 

Rendez-vous en terre inconnue p.106 

Queers invisibles p.118 

#Troptardlesgars p.134 

Entretiens p.144 

Bibliographie sélective p.186