De Rosa Parks au Black Power. Une histoire populaire des mouvements noirs, 1945-1970
par Olivier Mahéo
L’histoire des mouvements pour les droits civiques aux États-Unis n’est souvent connue en France qu’à travers les récits de ses grands leaders historiques à l’image de Rosa Parks ou Martin Luther King Jr. Olivier Mahéo, docteur en histoire, collaborateur à l’Institut d’Histoire du Temps Présent, et membre associé du CREW, Sorbonne Nouvelle, propose au contraire de s’intéresser à celles et ceux qui ont constitué la base de ce mouvement, pour mieux comprendre comment malgré l’obtention de l’égalité des droits entre les citoyens ou encore l’élection de Barak Obama, la société contemporaine américaine reste profondément empreinte de racisme. Dans De Rosa Parks au Black Power, une histoire populaire du mouvement noir, 1945 1970 (Presses Universitaires de Rennes, 2024), il met ainsi en lumière les tensions, les désaccords et les contradictions existants au sein du Mouvement des Africains-Américains pour l’égalité et déroule un contre-discours en s’appuyant autant sur les récits des militants que sur les archives photographiques. Olivier Mahéo présentera son livre jeudi 4 avril dès 16h à la Maison de la Recherche de Sorbonne Nouvelle à Paris et, cette semaine, pour le Groupe de recherche Achac, il livre les grands axes de sa recherche en tribune.
Nous connaissons de l’histoire contemporaine des États-Unis quelques figures marquantes des combats pour l’égalité raciale. Mais ce récit, souvent mythifié, autour de quelques leaders, nous propose une image rassurante, qui cherche à décrire les progrès constants de la démocratie américaine, de l’abolition de l’esclavage à l’élection d’Obama.
À l’inverse, ce livre propose de rechercher les causes des inégalités et des discriminations actuelles dans les limites étroites qu’ont suivi les mobilisations pour les droits civiques : celles-ci ont certes obtenu l’égalité des droits, mais elles n’ont pu venir à bout du racisme systémique profondément enraciné dans le passé de l’esclavage et de la ségrégation.
Dès lors cette recherche propose de donner la parole à celles et ceux que le cours des événements a marginalisé, les militantes africaines-américaines, celles et ceux de la gauche radicale, dont nous cherchons la voix dans leurs écrits autobiographiques comme dans leurs archives. Les autobiographies militantes constituent des contre-récits qui remettent en question le récit dominant et dévoilent les tensions politiques et les projets minoritaires : ceux de la gauche noire, mais aussi les clivages genrés ou générationnels. Les revendications économiques et féministes de même qu’une dimension internationale sont également mis en lumière. Nous croisons ainsi des figures connues comme Rosa Parks, mais également d’autres moins en vue Esther Cooper Jackson ou Hosea Hudson, du Parti communiste, Anne Moody, militante du Student Non-Violent Coordinating Committee, tout comme John Lewis et Stokely Carmichael, ce dernier rallie par la suite le Black Panther Party.
Ainsi il s’agit de documenter les conflits et les tensions internes qui ont traversé le mouvement pour les droits civiques, afin de démontrer qu’ils sont l’écho des clivages de genre et de classe. Comme le note bell hooks : « Bien souvent l’histoire de notre combat est synonyme de l’effort des hommes noirs pour accéder au pouvoir patriarcal et aux privilèges[1]. »
Différents mécanismes de production du consensus, tant externes qu’internes au mouvement, ont contribué à masquer les tensions qui le traversaient, à le délimiter étroitement autour du seul aspect racial. Ce livre propose d’élargir la perspective à la fois du point de vue chronologique mais également spatial, afin de retrouver les fils qui lient les mobilisations dans le Sud des années 1950-1960, à la période antérieure, et à une génération qui durant les années 1930 se rapprocha de la gauche marxiste.
Cette recherche s’appuie sur le renouveau historiographique états-unien qui depuis les années 1990 a transformé de fond en comble la vision qui était proposée de ces événements et a été rendu possible par trois séjours de recherche en archives. Nous proposons d’abandonner une forme d’histoire mythique et lénifiante, désormais affadie, celle des grands leaders, charismatiques, à une histoire des anonymes, qui met en avant le rôle des militantes et des courants radicaux. Il s’agit dès lors de penser un « Mouvement noir pour la libération », afin d’en comprendre les enjeux, par-delà-la question de l’égalité des droits : les inégalités économiques ont perduré, tout comme le racisme systémique, et peut-être faut-il interroger les limites d’un mouvement « pour les droits civiques ». Par ailleurs, il est également nécessaire de situer ces mobilisations américaines dans un contexte international plus large, celui des luttes anticoloniales ou du combat contre l’Apartheid.
Si le public français connait bien souvent les figures les plus en vue des leaders tel Martin Luther King Jr., une histoire souvent trop simplifiée ne permet pas de saisir la puissance d’un mouvement qui a entrainé des centaines de milliers de Noirs américains, sans oublier celles et ceux qui les soutenaient. Sans oublier le récit historique qui domine passe sous silence toute une part des combats menés, y compris par King, à propos de qui l’historien Vincent Harding écrit que « Le processus qui a fait de Martin Luther King Jr. une icône nationale a requis un cas d’amnésie massive sur ce qu’il défendait réellement[2]. » Madame Le Dantec-Lowry nous a gentiment proposé une préface qui complète le propos en mettant en relation avec les représentations des Africains-Américains au cinéma ; car en effet le mouvement « pourrait être caractérisé autant comme une lutte à propos des images que comme un combat pour l’égalité des droits[3] ».
Ce n’est qu’en prenant en compte la force et le caractère radical de ce mouvement qu’il peut, sinon nous être utile, car l’histoire n’est pas un guide pour l’avenir, mais du moins exercer notre sens critique.
[1] hooks bell, Talking Back: Thinking Feminist, Thinking Black, Boston, South End Press, 1989.
[2] Harding Vincent Gordon, « Beyond Amnesia: Martin Luther King, Jr., and the Future of America », The Journal of American History, 1987, vol. 74, no 2, p. 468.
[3] hooks bell, Art on My Mind: Visual Politics, New York, New Press, 1995, p. 12.
SOMMAIRE
Noirs et rouges, les soviets en Amérique
Le creuset radical des années 1930 : clivages et contre-récits
La ligne rouge
Contre le courant, la vie d’Esther Cooper
Qui gardera les enfants ? Le mouvement au féminin
Des femmes disparaissent
Photographiées ou invisibles
Les contre-récits féminins, troubles dans le récit
Les années radicales : du SNCC au Black Power
Les jeunes du SNCC : le vieux monde est derrière eux
Rupture avec les libéraux : 1964, l’été du mécontentement