De Tokyo à Kinshasa de Ahmed Boubeker
Par le Groupe de recherche Achac
Ahmed Boubeker est professeur de sociologie à l’Université Jean Monnet (Saint-Étienne) et directeur adjoint du Centre Max Weber (CNRS/ENS Lyon/Université Jean Monnet Saint-Étienne/Université Lumière Lyon 2). Ses travaux portent sur l'immigration postcoloniale et sur les générations d'héritiers dans les banlieues. Il a publié une vingtaine d'ouvrages, dont Le Grand Repli (La Découverte, 2015) co-écrit avec Nicolas Bancel et Pascal Blanchard, et nous présente ici De Tokyo à Kinshasa (L’Harmattan, 2021), un journal de voyage et un essai ethnographique qu’il a co-écrit avec l’anthropologue Serge Mboukou.
Cet ouvrage, qui tient du journal de voyage et de l’essai ethnographique, croise deux regards sur Kinshasa et Tokyo. Ces villes n’ont a priori rien de commun, sinon d’être les capitales de pays d’un paradoxe économique : malgré ses immenses richesses, le Congo-Kinshasa (RDC) reste un abîme de « sous-développement », tandis que le Japon, si pauvre en ressources naturelles, compte parmi les leaders du G7. Mais ce sont d’abord les grands chemins d’un néolibéralisme débridé qui orientent les croisements de perspectives qu’explore ce livre à travers des chroniques sur une capitale postmoderne et une plongée dans l’imaginaire d’une ville postcoloniale. Croisements de perspectives sur des villes pionnières qui préfigurent notre actualité urbaine et décryptent notre contemporanéité autour d’une certaine obsolescence du Sujet des Lumières.
Postmodernité et postcolonialisme
Le paradigme postmoderne renvoie à une critique de la modernité, à une interrogation sur ses limites et ses impasses : le projet universel de progrès et de modernisation vénéré comme un totem de développement ne se heurte-t-il pas à une crise sans fin ? Cette remise en cause de l’universel abstrait et du telos historique recoupe la critique du grand récit de la modernité coloniale. En retour – et c’est tout l’enjeu d’un croisement de regards entre Tokyo et Kinshasa – la perspective postcoloniale permet de réfréner l’hybris d’un postmodernisme radical qui en arrive à passer la réalité par pertes et profits d’une virtualisation du monde.
L’émancipation postmoderne à l’égard du réel accompagne en effet un capitalisme financier qui construit les conditions de sa propre possibilité à travers l’invention d’un travailleur-consommateur adapté à la flexibilité et à la dérégulation de l’économie. Si la perspective postcoloniale s’inscrit précisément dans un contexte de mondialisation au-delà de l’impérialisme et de la rivalité entre puissances coloniales, elle permet aussi de souligner à gros traits les impasses et le coût humain du néolibéralisme.
D’un exotisme à l’autre
Vu de France, le Japon reste un fantasme, le comble de l’exotisme, à la fois si proche et si lointain, avec sa haute technologie qui hisse notre modernité à son point culminant et ses traditions qui nous ramènent à la nostalgie d’un lointain passé plein d’honneur, de cérémonials et de petites vénérations. L’exotisme congolais est aux antipodes de l’exotisme nippon dans la grande nuit des oubliés de l’Histoire : s’il n’est plus simplement le sauvage de Tintin au Congo avec ses gris-gris, sa hutte et ses macaques, le Congolais du regard occidental reste le représentant d’une humanité qui serait restée coincée en enfance, dans une incohérence congénitale qui continue à alimenter toutes les images d’Épinal et autres « discours de Dakar » sur le naufrage du continent noir. La politique africaine de la France ne s’est malheureusement jamais affranchie des clichés d’une bibliothèque coloniale sur le primitivisme « nègre » et des hantises raciales de ses élites dirigeantes ou intellectuelles.
Que cache cette politique de l'ignorance derrière le paravent de l’exotisme dans toutes ses variantes ? Sans doute tous les malentendus de l’altérité qui ont permis de naturaliser les différences pour mieux asseoir la domination occidentale et son universalisme eurocentré.