Les tribunes

Titre Les tribunes
Divines de Delphine Diallo  par Bianca Sporaggiari et Pascal Blanchard

Divines de Delphine Diallo 

par Bianca Sporaggiari et Pascal Blanchard

Divines de Delphine Diallo  par Bianca Sporaggiari et Pascal Blanchard

Paru en 2022 aux Éditions Hat & Beard Press, Divines propose un voyage photographique et visuel au gré des portraits et collages réalisés par l’artiste Delphine Diallo. En collaboration avec des peintres corporels et des créateurs de bijoux et de masques, cet album est dédié aux femmes noires qu’elle admire. En s’inspirant de l’histoire colonial et africaine, de la science et des arts martiaux, elle utilise aussi la mythologie et les symboles spirituels pour donner du relief et du pouvoir à ses sujets. Cette œuvre poursuit le double objectif de déconstruire les représentations et le regard porté sur les corps de femmes tout en encourageant celles-ci à écrire leur propre récit et à prendre position. Bianca Sporaggiari et Pascal Blanchard reviennent, ici, sur le travail de Delphine Diallo qui est notamment intervenue au colloque « Un nouveau regard sur le passé colonial. Histoire et imaginaire », organisé par le Groupe de recherche Achac, en novembre 2022, au Musée de l’Homme. 

Identité divine par Bianca Sporaggiari

Pendant des siècles, le monde de l’art a été vu à travers les yeux de quelques-uns seulement, à qui incombait, le choix de l’esthétique et de la narration. Soumis à une société patriarcale, leur principale représentation du corps féminin sacré était une femme objectivée et sexualisée.

Delphine Diallo veut changer cette dynamique. Elle souhaite que chaque femme qu’elle photographie reçoive l’image qu’elle a réalisée d’elle comme un cadeau personnel. « Je ne prends pas des photographies, je donne des photographies », aime-t-elle à dire. En engageant des conversations intimes avec ces femmes, Delphine leur épargne le sentiment de vulnérabilité que l’on ressent souvent lorsqu’on est photographié. En travaillant avec des peintres sur corps, des joaillers, elle sollicite la mythologie traditionnelle et les symboles spirituels pour valoriser ses sujets. C’est sur le lien, l’échange, que repose son art du portrait. Considérant les femmes comme des êtres profonds, elle communique avec elles au niveau émotionnel. Ce n’est pas un hasard si l’artiste franco-sénégalaise passe plus de temps à parler avec ses sujets qu’à les photographier.

Sans jamais être discriminantes, les photographies de Delphine Diallo sont profondément parlantes. Totalement dépourvus de jugement sur les femmes, leurs portraits reflètent leur infinie beauté. À travers ses œuvres, Delphine encourage chaque femme à construire sa propre narration, à s’imposer, à parler d’une voix ferme. Précédées d’aucun modèle préparatoire ni d’aucune esquisse, ses images ne font que restituer des corps peints d’une féminité absolue. Cela fait partie de la vision qui jaillit de l’esprit de l’artiste, ancrée dans son hémisphère droit, et qui s’impose par son énergie et son intensité.

Puisant dans la mythologie et la philosophie orientales, sa pratique, tout en ennoblissant et valorisant les femmes, se fait l’écho de la peinture orientale du XIXe siècle. Profondément inspirées par Krishnamurti, Frantz Fanon, Joseph Campbell, Bruce Lee, Aimé Césaire et A. D. Wilson, ses photographies appellent toutes les femmes à la prise de conscience et au réveil des sens. Delphine Diallo s’immerge dans l’univers féminin et, à travers son flamboyant art du portrait, révèle et suscite une émotion et une perspicacité inexplorées, dont l’essence va au-delà des apparences.

« Nous cherchons constamment à nous émerveiller, à avancer. Pour moi, l’art est un vecteur d’expression de l’inconscient et un canal de diffusion de la sagesse, de l’éveil, de la peur, de la beauté, de la laideur, du mystère, de la confiance, de la force, du courage et de la matière universelle. » 

 

Avant-propos par l’historien Pascal Blanchard

Est-il possible de résumer Delphine Diallo et son travail. Non. Il est multiple, multiforme et surtout multidirectionnel. Pour autant, quatre mots me viennent à l’esprit face à ses travaux : le corps, l’Afrique, l’histoire et la spiritualité. J’aime dire, lorsque je parle de son travail et ses créations, qui croise bien souvent mon propre travail sur l’histoire de l’Afrique ou le colonialisme, qu’elle est une artiste visuelle émotionnelle. Son inspiration est triangulaire, entre l’Afrique (Dakar), l’Europe (Paris) et l’Amérique (Brooklyn où elle travaille aujourd’hui), mais elle est aussi pluri-influences au carrefour de la mythologie, de l’histoire (coloniale et africaine), de l’anthropologie, des sciences et pour ceux regardent bien (et la connaissent bien) des arts martiaux.

Elle n’hésite pas à défier les normes, à bouleverser le regard, à prendre les traces iconiques du passé pour en faire des objets vivants et visuels du présent qui file comme des comètes sur Instagram et se fixent dans nos regards comme sur les murs des galeries. Elle utilise tous les procédés pour déconstruire le regard du collage à l’illustration, des technologies de réalité virtuelle à la photographie analogique et numérique, et explore toutes les possibilités pour rendre visible l’invisible. Son parcours est fascinant et elle se questionne depuis plus d’une décennie — depuis qu’elle fut l’assistante de Peter Beard pour le calendrier Pirelli 2009 au Bostwana en passant par son solo show à Arles en 2018 — sur la place des images du passé dans nos fabrications du regard actuel.

C’est ainsi que j’ai été percuté par ses créations lorsque je préparai l’ouvrage — devenu aujourd’hui à la fois mythique et polémique, car avant-gardiste — Sexe, race & colonies de 2013 à 2018 et j’ai eu le sentiment qu’elle était une des artistes contemporaines les plus puissantes pour déconstruire les images du passé colonial et notamment les représentations de la domination sur les corps qu’avaient produits les colonisateurs. Elle dit qu’elle voit l’art comme « un accès à l’illumination, la sagesse, la peur, la beauté, la laideur, le mystère, la foi, la force et l’intrépidité », en réalité elle va beaucoup plus loin et dans son travail sur les « femmes noires » en leur donnant une dignité d’une puissance qui traverse l’écran.

Dès ses premières créations « Renaissance » — sa famille au Sénégal — depuis son studio Magic, elle se place dans les traces des plus grands, tel Malick Sidibé elle fabrique une relation entre elle et son sujet sans filtre mais d’une puissance évidente. J’avais été sensible à ce que j’avais vu d’elle aux Rencontres africaines de la photographie de Bamako (2011) ou à Photoquai (2015), mais elle est désormais en rythme de croisière et depuis deux ou trois ans elle explore des territoires qui en font l’une des plus prometteuses photographes de la décennie à venir.

Son travail est véritablement une anthropologie du regard et de la déconstruction. Bien au-delà que de simplement « décoloniser les regards », elle fait prendre conscience de la puissance de la violence des images coloniales dans toutes leurs dimensions. Elle fait revivre ses « modèles » et les transcende, comme avec sa famille au Sénégal qu’elle a transformé en mythes vivants à la spiritualité puissante. Lorsque qu’elle affirme vouloir « défendre l’éminence de l’esprit et de l’âme de la femme noire », elle fait bien plus en brisant les chaînes du regard (y compris celui des société patriarcale) qui pendant plus d’un siècle l’on réduite à un « objet » du regard, elle lui donne une autre dimension sans ses photographies. Elle cherche la beauté intérieure de ces « modèles » qu’elle fusionne avec leur beauté extérieure, fabriquant une forme de syncrétisme iconique d’une force démesurée. Elle parvient à incarner cette « femme noire » bien au-delà d’une simple représentation, elle en fait l’incarnation. Elle le dit avec justesse : « Je ne prends pas de photos, je donne des photos. » Ce qui se double par la puissance évocatrice de ses autoportraits et l’enchevêtrement des « artefacts » qu’elle met alors en scène.

J’aime à dire qu’elle travaille comme les Orientalistes du XIXe siècle, mais des Orientalistes qui auraient lu Fanon et Césaire, qui auraient compris tout ce qu’ils voyaient et dont les peintures n’auraient pas été destinées aux salons des grandes métropoles coloniales. Des Orientalistes qui auraient, en fin de compte, véritablement compris l’Afrique. La force de ses créations rappelle Alexandre Iacovleff, le peintre « officiel » de la Croisière noire, dont les créations marquent une rupture sans précédent.

Tout comme lui, Delphine Diallo propose une puissance magnétique d’une force quasi magique qui nous fait basculer dans un univers de contes et légendes aussi merveilleux que spirituels. J’aime l’entendre dire : « Je suis l’art, je respire l’art, je suis la machine de la création. La nature donne à l’humain le don de devenir un visionnaire. Certains d’entre nous ont le don de vision – c’est pourquoi les Amérindiens ont des chamans. Nous avons perdu cette capacité dans notre société. Je ne cherche pas seulement à être un artiste et une photographe. Je veux aller vers une compréhension plus profonde de ma vision… » Car, comme elle le suggère, le véritable objet de l’art est de guérir le monde actuel, et c’est ce qu’elle fait.

« Je vois la photographie comme un moyen d’exprimer la conscience et un outil pour aider à promouvoir une société plus inclusive. La photographie est mon espace pour l’acceptation, l’intégrité, la sagesse, la beauté, la force, la foi, le mystère et la matière universelle », une philosophie de son travail qui n’est que dans sa genèse.

Ces photographies permettent de raconter des histoires sans aucun mot.